Vincent Troger vient de publier une tribune intitulée : « Le système d’orientation de l’école française semble de plus en plus décalé avec la réalité économique et sociale » (sur LeMonde.fr). Il identifie un certains nombre de phénomènes suffisamment importants pour montrer que notre système d’orientation n’est plus efficace. La fiction de l’adéquation formation-emploi sur laquelle est basée notre système d’orientation ne repose aujourd’hui sur pas grand-chose. Inutile de reprendre ses arguments très intéressants. Au fond, beaucoup d’individus ne font pas ce que le système d’orientation leurs avait prévu, ils s’échappent. En simplifiant, beaucoup des relégués s’en sortent très bien, et beaucoup des « happy fews » quittent la route prévue pour construire leur chemin de traverse. Bien d’accord avec ce constat, mais pour moi la question porte sur la conclusion-proposition qu’il présente.
La conclusion de Vincent Troger
Je me permets de la citer : « Le système d’orientation de l’école française, qui procède par élimination en trois étapes (troisième, seconde et terminale) essentiellement sur la seule base de la réussite en enseignement général (c’est-à-dire en maths et en français, pour résumer), semble de plus en plus décalé avec la réalité économique et sociale. Il ne correspond ni à la réalité des conditions actuelles d’accès à l’emploi, ni aux attentes de la majorité des jeunes. Plutôt que de s’obstiner dans la quête d’une « introuvable relation formation-emploi », pour reprendre le titre d’un livre de la sociologue Lucie Tanguy, ne serait-il pas temps d’inverser le paradigme et de privilégier, comme le font d’autres pays européens, une orientation qui se centre plus sur la construction d’un projet de vie que sur le passé scolaire des élèves et un projet professionnel nécessairement aléatoire ? »
Ainsi, il suffirait de modifier le système d’orientation en changeant son « centre », le passé scolaire de l’élève par son projet de vie, ainsi que sa modalité, le certain par l’aléatoire.
Rappelons que cette modification est à la base du mouvement de l’orientation éducative qui s’est développé en France avec beaucoup de difficultés. J’en ai beaucoup parlé sur ce blogue[1]. Ce n’est pas nouveau, mais cela reste aussi très périphérique dans le fonctionnement réel de notre système scolaire. Et à chaque micro avancée, les freins moteurs ont été activés. Je ne vais pas refaire cette histoire.
Deux systèmes ou un système ?
La question essentielle serait donc : peut-on modifier le système d’orientation sans modifier le système scolaire lui-même ? Ils ne sont pas indépendants l’un de l’autre. C’était d’ailleurs une de mes conclusions lors de mon intervention au CESE[2].
Notre système repose sur un découpage disciplinaire correspondant à la qualification des enseignants. Leur formation est basée d’abord sur une capacité académique disciplinaire, la pédagogie vient après. Il y a une hiérarchisation dans l’ordre de ces préoccupations, d’abord le savoir, ensuite la pédagogie. Les enseignants eux-mêmes sont hiérarchisés en fonction de leur « académisme » pourrait-on dire. L’enseignement français est également « académique ». Pas sûr que le « socle commun » soit réellement le référent central de l’enseignement. Non seulement le découpage des disciplines et des corps enseignants bloquent ce changement de paradigme pour reprendre les mots de Vincent Troger, mais les rôles professionnels et les statuts concourent également à ce blocage. La coupure primaire vs secondaire et la définition du temps de travail contraint basée sur les heures d’enseignement sont des contraintes bien difficiles à surmonter.
Tout notre système de formation est organisé sur d’une part l’idée de correspondance entre ce qui est appris et ce qui sera exécuté dans l’emploi. Au fond on peut acquérir des compétences suffisamment stables qui seront utilisées dans le métier. Mais surtout notre système est organisé en forme paquet cadeau. La formation est totalement construite comme un tout nécessaire et sanctionné par le fameux diplôme, le justificatif. Modifier le système pour y introduire un peu de modulable par exemple est très compliqué et difficile. C’est ce qui se joue en ce moment dans les lycées professionnels. Une affaire à suivre de près.
En France, il n’y a pas un système scolaire d’un côté et un système d’orientation de l’autre. Les deux sont imbriqués, ils se tiennent l’un l’autre.
Des questions
Comment une orientation qui ne serait pas centrée sur la réussite scolaire mais le projet de vie pourrait se développer dans ces conditions ?
Comment le projet de vie d’un élève pourrait s’exprimer dans le temps scolaire ? Peut-on imaginer que le projet de vie pourrait se construire, s’élaborer seulement en dehors du temps scolaire ?
Comment la pensée aléatoire pourrait être acceptable dans un fonctionnement particulièrement contrôlé et contrôlant ?
Ajoutons, « pour finir », que le modèle méritocratique et adéquationniste est pratique aussi bien psychologiquement que socialement. Il y a un effet sécurisant immédiat, sur le présent, nécessaire pour justifier l’effort scolaire. Et du côté parental il en est de même.
Désolé d’être aussi pessimiste.
En tout cas un grand merci à Vincent Troger pour ce texte qui indique une autre forme possible de penser l’avenir. Poursuivons cette discussion.
Bernard Desclaux
[1] Par exemple dans ma série « Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui » Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (I)
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (II)
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (III), ou l’apprentissage et la naissance d’une profession
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (IV), ou la déconstruction de l’autorité sur autrui
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (IV), ou la déconstruction de l’autorité sur autrui
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (V), ou le déclin de l’organisation du pouvoir d’orienter
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (VI), ou la perte de l’argumentation
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (VI), ou la perte de l’argumentation
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (VII), ou les débuts de l’éducation à l’orientation
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (VII), ou les débuts de l’éducation à l’orientation
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (VIII), vers l’institutionnalisation de l’EAO
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (VIII), vers l’institutionnalisation de l’EAO
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (IX), et l’Europe s’en mêle
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (IX), et l’Europe s’en mêle
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (X), ou la remise en cause des rôles professionnels
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (X), ou la remise en cause des rôles professionnels
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (XI), ou la contrariété des procédures
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (XI), ou la contrariété des procédures
Apprendre à s’orienter, d’hier à aujourd’hui (XII), ou le débat sur l’évaluation et pour finir
https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/wp-admin/post.php?post=1774&action=edit&classic-editor
[2] Questions à Bernard DESCLAUX (CIO) – orientation des jeunes – cese https://www.dailymotion.com/video/x5po7ap . Voir également « Les chantiers de l’orientation, suite » https://www.cahiers-pedagogiques.com/les-chantiers-de-l-orientation-suite/
Baser l’Orientation sur un « projet de vie » plutôt que sur des « résultats scolaires » est une idée séduisante…Mais est elle applicable sans une transformation totale du fonctionnement de notre système, des méthodes pédagogiques et des modes d’évaluation ? Je ne crois pas . Dans les années 90, le « Projet de l’élève » n’était guère pris au sérieux et ne faisait pas le poids / aux notes en Maths et Français et à la moyenne générale…Par ailleurs, je ne crois pas que les élèves de 3°/2° soient, majoritairement, en mesure d’exprimer un « projet de vie », surtout s’ils évoluent dans un milieu précarisé … Peut ètre en terminale, si c’est un objectif travaillé depuis la 3 °… Ensuite, c’est une approche qui me semble très « individualiste », alors qu’un « projet de vie » n’a de sens que s’il s’inscrit dans un « projet collectif » …Enfin, si la décision d’orientation, pour réaliser son « projet de vie », continue d’échapper à de nombreux élèves et parents, il n’y a aucune chance pour que « l’inversion de paradigme » souhaité, change quoi que ce soit à la situation dénoncée par Vincent Troger.