Parmi les dispositifs que l’Etat fédère et organise il y a les Cordées de la réussite. Ces dispositifs participent d’une nouvelle conception du rôle de l’Etat dans l’orientation que j’essaye de repérer depuis quelques années dans ce blog[1]. Mais on doit également s’interroger sur leurs effets très divers et pas attendus.
Qui sont les encordants
Rappelons l’existence de quatre partenaires de l’Éducation nationale plus ou moins à l’origine de ce dispositif :
- Association de la Fondation Étudiante pour la Ville : AFEV[2]
- Entraide scolaire amicale : ESA[3]
- Article 1[4]
- Chemins d’avenir[5]
Les deux premiers organismes appartiennent au champ du social. L’AFEV fut créé en 1991 dans le milieu étudiant, alors que l’ESA est beaucoup plus ancienne (1969) à partir de préoccupations familiales. Les deux autres organisations ont été créée dans la première décennie du siècle avec des acteurs issus du monde de l’entreprise.
Peut-on imaginer une homogénéité idéologique entre ces quatre acteurs ?
Qui sont les encordés ?
Le site des Cordées de la réussite[6] s’ouvre sur cette déclaration : « Les Cordées de la réussite visent à faire de l’accompagnement à l’orientation un réel levier d’égalité des chances. Elles ont pour objectif de lutter contre l’autocensure et de susciter l’ambition scolaire des élèves par un continuum d’accompagnement de la classe de 4e au lycée et jusqu’à l’enseignement supérieur. »
On y trouve toute une série de documents et parmi lesquels l’article de Sophie Kennel[7] a attiré mon attention. L’auteure y interroge l’objectif des cordées qui « est d’accroître l’ambition scolaire des jeunes lycéens et collégiens issus de milieux sociaux modestes. » Et sa problématique et la suivante : « Pour répondre à notre problématique de l’alignement entre public visé et public touché, notre étude interroge non pas le devenir des élèves inscrits dans le dispositif, mais leur intention à y entrer et leurs attentes. Elle part de deux hypothèses. Notre première hypothèse est que la participation au dispositif des cordées de la réussite développe l’ambition scolaire chez des élèves qui n’en avaient pas au départ. Notre deuxième hypothèse est que l’engagement au sein des cordées de la réussite attire des élèves ayant des probabilités élevées de réussite scolaire. »
Les résultats de l’enquête montrent concernant le premier point : « Ainsi, si les cordées de la réussite n’ont pas eu d’effet sur l’ambition scolaire de nos répondants puisque celle-ci préexistait, les actions du dispositif leur ont permis de bénéficier d’un accompagnement à l’orientation que ne leur permettait pas leur contexte social et culturel. »
Et pour le deuxième, les caractéristiques des élèves enquêtés sont leur « sérieux dans leur travail scolaire », ils déclarent « se sentir soutenus dans leurs études », « rejoindre une communauté d’élèves avec les mêmes aspirations et les mêmes profils scolaires ». De plus, Sophie Kennel relève que le vocabulaire du « mérite » revient régulièrement dans leur propos.
Les élèves qui se sont encordés sont donc de bons stratèges qui ont su saisir une opportunité.
On peut donc s’interroger sur la cohérence du dispositif des cordées avec son objectif tel qu’il est formulé.
L’importance du mérite relevé dans le discours des élèves doit être sans doute à mettre en rapport avec cette remarque de l’auteure : « Un autre point de discussion est celui de la conception de l’égalité des chances, très marquée aussi dans les cordées de la réussite « par l’excellence académique à la française et par la notion d’ouverture sociale, qui revient schématiquement à aider quelques centaines de jeunes de milieu modeste à intégrer les établissements les plus sélectifs de l’enseignement supérieur pour en modifier marginalement le profil socioculturel, à une approche d’une excellence « au niveau de l’élève » qui valorise des parcours et des projets divers et « parle » donc logiquement à plus de jeunes, sans bien entendu que cela soit exclusif des filières sélectives » (Mathiot, 2016, p. 4). » Cette référence à Pierre Mathiot[8] et à l’excellence est intéressante, d’autant plus que les dispositifs des Cordées de la réussite et des Parcours d’excellence ont fusionnés[9] pour la rentrée 2020.
La réussite en quoi ?
Un deuxième document a attiré mon attention dans les archives proposées : BRIO et l’égalité des chances : l’impact du programme d’ouverture sociale en 2021[10]. Deux questions se sont imposées : comment est définit la cible, et quels sont les critères de réussite utilisés ?
Pour la première question, on trouve deux éléments apparemment simples, le lieu et le volume. « L’enquête montre que le dispositif lancé en 2006 remplit son objectif d’accompagner les lycéens issus de quartiers populaires et/ou de familles modestes vers l’enseignement supérieur, avec en prime une meilleure insertion professionnelle. » Aucune autre caractéristique sociale des encordées n’est précisée. La scolarisation en ces lieux est suffisante. Et quant au volume on a une estimation du nombre : « Ils sont plus de 1000 à avoir suivi le programme. », et qui n’est à aucun moment rapporté à la totalité de la population scolaire du niveau concerné. « 1000 » peut paraître beaucoup, mais par rapport à quoi ? En fouillant l’étude on découvre finalement que ce volume d’élèves tutorés correspond au nombre d’élèves pris dans ce dispositif depuis… 2006.
Quant aux critères de réussite il s’agit bien sûr l’obtention de diplôme avec la réussite au bac, et à l’autre bout l’atteinte du bac+5. Il y a également les lieux de formations, avec d’un côté les classes préparatoires, les écoles spécialisées ou les Grandes Écoles. « A l’inverse » (dans le texte), il y a les Sections des Techniciens Supérieurs et l’inscription à l’Université. Inutile de commenter.
En fait si ces dispositifs n’atteignent pas leur objectif affiché d’égalité des chances, sont en revanche des opérations d’exfiltration parfaitement efficaces[11].
Réussite pour qui ?
Ces dispositifs supposent en fait qu’on le veuille on nous des opérations de sélection. Des élèves seront dans le dispositif et d’autres en dehors. Ces opérations de sélections sont l’œuvre de différents acteurs et ont des effets qu’il est intéressant d’observer et de questionner[12].
Les auteurs ont travaillé sur les Parcours d’excellence (PAREX) avant leur fusion avec les Cordées de la réussite. Ils rappellent la tension qui existait avant 2016, « un impact limité en nombre d’élèves et en réduction des inégalités sociales et territoriales » relevé dans le rapport Mathiot. Du coup, la circulaire de N. Vallaud-Belkacem précisait que l’« excellence doit s’incarner dans la réussite de tous les élèves […] et non dans la seule promotion de quelques-uns dans des filières où les places sont rares » est réaffirmée. »
Mais on est dans l’ordre de l’intention, reste à la mettre en œuvre dans le réel ce qui suppose des opérations de sélection. Et les auteurs s’y intéresse tout d’abord du point de vue des sélectionneurs, les acteurs bien réels du rectorat et des établissements scolaires. « Un premier point à souligner est que la sélection des élèves dans les PAREX soulève des difficultés éthiques pour les acteurs qui en ont la charge. » (p. 142). Outre cette « difficulté », la sélection mêle critères scolaires et comportementaux et s’appuie sur différents principes de justice au nombre de trois, repérés par les auteurs :
- Un principe peut être qualifié de « mérito-académique »
- Un principe de justice peut être qualifié d’« universaliste »
- Et un principe transversal qu’ils appelle « particulariste ».
Donc, ce n’est pas aussi facile sur le terrain de mettre en œuvre un objectif qui pourrait apparaître comme simple vu d’en haut. Mais c’est aussi sans doute une source de conflits dans l’univers des établissements scolaires, ce que les auteurs ne précisent pas en restant à la difficulté « intellectuelle ».
Et du côté des sélectionnés, mais aussi des non-sélectionnés, il faut se poser quelques questions sur les effets. Les auteurs écrivent que si « la participation aux PAREX a des effets de renforcement des logiques sélectives puisqu’elle conforte les élèves, y compris ceux qui ne se sentaient pas spécifiquement sélectionnés au départ, comme faisant partie d’élèves au profil spécifique » (p. 148), en revanche, « En sélectionnant certains élèves, les équipes éducatives indiquent implicitement à la majorité des autres qu’ils ne méritent pas l’investissement dont d’autres bénéficieront et aux « élus » du dispositif qu’ils revêtent une valeur particulière. » (p. 149).
La fatigue des acteurs
Pour finir (?), une question se pose, les chefs d’établissement, les équipes sont et seront de plus en plus sollicités à participer à ces dispositifs et à d’autres qui apparaîtront. Pensons simplement à l’intervention des régions dans le champ de l’information à l’orientation des élèves ouvert par la loi de 2018. On peut s’interroger sur la tension qui nécessairement va s’installer entre le temps à agir et réaliser le prescrit, l’enseignement, et le temps passer à organiser toutes ces nouvelles injonctions à agir avec des « étrangers » à l’institution.
Ajoutons que ces dispositifs se complexifient de plus en plus. Voir par exemple la chronologie de la mise en œuvre présentée sur le site des Cordées[13].
Et un autre phénomène se développe. Le fonctionnement suppose des financements, et donc un travail administratif de plus en plus couteux en temps et réclament également des évaluations. Cette complexité fatigue les acteurs. Jusqu’à quand tiendront-ils ?
Bernard Desclaux
[1] L’un des derniers : La promotion du mentorat par l’Europe https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/11/26/la-promotion-du-mentorat-par-leurope/
[2] AFEV : https://afev.org/ https://afev.org/presentation/presentation-generale/
[3] ESA https://www.entraidescolaireamicale.org/
[4] Article 1 https://article-1.eu/ https://article-1.eu/qui-sommes-nous/
[5] Chemins d’avenir https://www.cheminsdavenirs.fr/
[6] Le site des cordées https://www.cordeesdelareussite.fr/
[7] Sophie Kennel, « Les cordées de la réussite, intentions et effets d’un dispositif pour l’égalité des chances », Éducation et socialisation [En ligne], 58 | 2020, mis en ligne le 30 décembre 2020, consulté le 10 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/edso/13002 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.13002
[8] Mathiot, P. (2016). Parcours d’excellence : Faire face avec ambition et méthode à un enjeu de société. Ministère de l’éducation nationale. Récupéré le 10 octobre 2020 de www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/164000380.pdf
[9] https://www.cordeesdelareussite.fr/Mise-en-avant/2020-2021-les-cordees-de-la-reussite-evoluent
[10] https://www.cordeesdelareussite.fr/En-direct-des-cordees/En-direct-des-cordees-archives/BRIO-et-l-egalite-des-chances-l-impact-du-programme-d-ouverture-sociale-en-2021
[11] Nau Xavier, « La réussite scolaire pour tous : pari intenable… et urgente nécessité ! », Après-demain, 2012/4 (N ° 24, NF), p. 18-20. DOI : 10.3917/apdem.024.0018. URL : https://www.cairn.info/revue-apres-demain-2012-4-page-18.htm
[12] Sélectionner des élèves pour les Parcours d’excellence en réseau d’éducation prioritaire : points de vue de sélectionneurs et de sélectionnés. Ariane Richard-Bossez, Renaud Cornand, Alice Pavie, Noémie Olympio, Caroline Hache, Nathalie Richit. https://www.cereq.fr/sites/default/files/2021-02/12-S%C3%A9lectionner%20des%20%C3%A9l%C3%A8ves%20pour%20les%20Parcours%20d%E2%80%99excellence%20en%20r%C3%A9seau%20d%E2%80%99%C3%A9ducation%20prioritaire.pdf in Céreq Échanges n° 16 • Sélections, du système éducatif au marché du travail • XXVIèmes journées du longitudinal.
[13] https://www.cordeesdelareussite.fr/Textes-officiels-et-ressources/Parution-de-ressources-a-l-attention-des-etablissements-encordes-Juin-2021