A l’occasion de la rédaction de la revue de presse que je fais pour le GREO, j’ai lu l’article de Jérôme Martin : L’orientation professionnelle : encadrer la transition entre l’école et le travail au XXe siècle, publié sur le site de l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe. Ce petit article, en taille, soulève beaucoup de questions concernant les manières particulières d’organiser l’orientation que l’on trouve dans les différents pays européens. Je me bornerais à réfléchir autour d’une constations formulée par Jérôme Martin en fin d’article et concernant la période contemporaine : « Dans certains pays, les services d’information sont très développés (Allemagne), alors que dans d’autres c’est l’entretien individuel sur la base d’un diagnostic qui est le plus utilisé (Belgique, France, Luxembourg). » A quoi tiendrait cette particularité en France ? Je propose une histoire de l’orientation à partir des modalités (Savoir, pouvoir, devoir, vouloir) prises en compte dans l’organisation de l’orientation.
A l’origine, l’examen
Si l’entretien est sans doute la pratique la plus utilisée au jourd’hui par les conseillers d’orientation devenus des psychologues de l’éducation nationale (PsyEn) c’est relativement nouveau à l’aune de l’histoire de l’orientation comme une pratique sociale organisée. Jusque dans les années 70, c’est l’examen avec la pratique des tests qui privilégié et enseigné dans les centres de formation et en particulier à l’INETOP. L’orientation est alors une pratique qui s’appuie sur la science et l’examen. Elle rassemble diverses pratiques scientifiques, tels que les tests mais aussi l’entretien qui, alors, a pour but de recueillir des informations sur le sujet. L’orientation est alors conçue comme révélation de la vérité du sujet. S’orienter c’est réaliser ce que l’on est. Ce que l’on est, c’est ce qu’on est capable de faire, ce sont les fameuses aptitudes que la science décrit et divulgue au sujet.
En utilisant le schéma des modalités du faire[1] on pourrait dire que le sujet doit faire ce qu’il peut faire. Si la science permet d’identifier le pouvoir-agir, le pouvoir-faire du sujet, celui-ci est appeler à se conformer. Il est ce qu’il peut. Il y a à la fois ou en même temps un appel à la morale et une demande de soumission à l’autorité scientifique. En ce début de XXe siècle, l’autorité est largement à la base du lien social. Mais il s’agit d’une autorité acceptée.
L’orientation, l’orientation professionnelle trouve sa légitimité au plan politique avec l’organisation de l’apprentissage par l’État, or ses organisateurs, à l’époque appartiennent au mouvement de l’orientation. On parle notamment de Julien Fontègne, qui au Secrétariat de l’enseignement technique formalise la réglementation de l’avis d’orientation, obligatoire, pour pouvoir signer un contrat d’apprentissage. Il va notamment concevoir la « fiche d’orientation » qui va rassembler toutes les informations à propos du sujet, et qui va permettre au bureau d’orientation de formuler l’avis. Cet avis ne s’impose pas. Ce n’est pas un acte autoritaire sur le sujet. Le politique a maintenu la liberté du sujet, qui, étant éclairé sui lui-même, décidera ou non de suivre l’avis. Dans certains cas, l’autorité de la science fonctionne, mais souvent elle échoue, et l’orienteur se lamente. Ainsi Henri Piéron en 1954, à la fin de cette longue période, écrit[2] : « Un échec professionnel aurait pu être évité dans 15 % des cas, où le conseil n’a pas été suivi. Sur 200.000 enfants examinés annuellement – en attendant que tous le soient en fin de scolarité primaire comme l’impose la loi – si 35.000 sont actuellement indociles, cela comporte 5.000 échecs professionnels et 10.000 cas de non satisfaction réelle. »
On peut tout de même noter qu’en France, il y a une forme d’accord entre ce que le politique met en place dans la réglementation de l’orientation et la pratique de celle-ci. Mais nous sommes-là dans le domaine de la formation professionnelle.
Dans le monde scolaire, un autre examen
Dans scolarité, la fin d’une formation se trouve validée par un examen, un passage d’épreuves scolaires mesurant le savoir des élèves, le certificat à la fin des études primaires, le brevet à la fin de l’École primaire supérieure puis du collège, et enfin le baccalauréat à la fin du lycée. Mais il faut rappeler que jusqu’en 1969[3], le passage en classe supérieur (dans el secondaire) repose sur les épreuves trimestrielles. Pour ces deux types d’examens, l’évaluation se fait par la notation. Ainsi, dans le monde scolaire, la circulation et la validation repose sur l’examen, autrement dit la mise à l’épreuve du sujet, sa performance étant notée. Au sein de l’École, la notation fait autorité, personne ne la remet en cause, c’est un système évident, traditionnel[4].
Quels peuvent êtres les rapports entre l’examen scolaire et l’examen psychométrique ? Derrière cette question il y a la naissance de la docimologie, et dans un autre article[5], Jérôme Martin propose d’en « avancer quelques pistes de réflexion à partir de recherches menées sur l’histoire de l’orientation professionnelle. »
Si La dénomination de docimologie a été inventée par Henri Piéron à l’occasion d’une étude sur le certificat d’études primaires en 1922, C’est Alfred Binet, comme le rappelle Jérôme Martin, qui, dès 1909 s’intéresse aux examens scolaires[6] : « selon Binet, les examens pratiqués par le système scolaire présentent deux caractéristiques qui les discréditent : d’une part, ils comportent des épreuves arbitraires et d’autre part, ils ne permettent pas de savoir ce qu’ils évaluent. Binet développe cette critique à propos du certificat d’études. »
La docimologie sera développée en France jusque dans les années soixante par Henri Piéron, le psychologue. Comme l’indique Jérôme Martin, la construction de l’École unique et la question de la sélection pour l’entrée dans le secondaire, portées par l’École nouvelle, a permis la diffusion de cette nouvelle science. La période du Front populaire est aussi favorable, mais comme le note Jérôme Martin, « les résistances du secondaire et de sa clientèle rendent ces avancées précaires et en grande partie sans lendemain. » Mais son examen de la docimologie s’arrête avec « le plan Langevin-Wallon s’inspirera, en partie, des acquis de l’orientation et de la docimologie ». On ne peut que constater la mise en sourdine des travaux de Piéron avec l’entrée effective des conseillers d’orientation au sein du système scolaire et en particulier dans le secondaire après la réforme Berthoin.
Piéron, non plus le psychologue, mais le directeur de l’INETOP (centre de formation des conseillers d’orientation), en poursuivant ses travaux sur la docimologie, risque de faire échouer tous ses efforts pour intégrer les conseillers dans le secondaire. L’accusation d’arbitraire et d’incompétence, pour reprendre les propos originaires d’Alfred Binet, ne peut que rendre très méfiants pour le moins, les enseignants.
Jusqu’au début des années 80, les conseillers présenteront, face aux notes et aux jugements des enseignants, leurs tests et leurs dossiers. La plupart du temps, les enseignants les accepteront surtout quand ils confirmaient leur point de vue.
Durant cette période on pourrait dire que l’orientation se fait sur le principe de la vérité du sujet, celle de ses aptitudes (pouvoir) ou celle de son savoir ? Celui qui définit la nature de cette vérité a le pouvoir d’orientation. Car l’orientation se définit alors essentiellement comme pouvoir sur l’autre. Avec les nouvelles procédures de 1973 et leur développement une autre vérité va émerger.
La volonté du sujet
Avec les nouvelles procédures d’orientation, il y a l’introduction du choix, autrement dit du vouloir du sujet. Dans un premier temps, il s’agit de l’éclairer, et c’est la notion d’information qui est développée avec la création de l’ONISEP. Informer notamment sur les métiers et les professions, c’est alimenter le projet professionnel. Du côté des conseillers, les tests d’aptitudes jusqu’au début des années 80 seront accompagnés de questionnaires de motivation avant de disparaître de la panoplie des outils systématiques. En conseil de classe on s’interroge non seulement sur les capacités à poursuivre, mais aussi sur les motivations de l’élève. Le projet professionnel et personnel sera même institué par la loi de 1989.
Dès lors l’entretien comme pratique de recherche d’information sur le sujet, devient une pratique permettant, soutenant l’expression, la formulation de la volonté du sujet.
On pourrait interpréter cette modification par l’évolution de la conception de la psychologie en France. L’hégémonie de la psychométrie est tombée. A partir des années 60, la psychologie « humaniste » s’est largement développée, et il en fut de même dans l’orientation malgré la résistance de Piéron et plus largement de l’INETOP. Mais ceci est également lié à la montée de l’individualisme dans la société française. Enfin, comme on l’a dit plus haut le fonctionnement institutionnel de l’orientation a enrôlé de plus en plus le vouloir du sujet, et dans la confrontation organisée par les procédures, les conseillers d’orientation se sont de plus en plus placé du côté de la formulation de la demande, ayant de moins en moins d’accès à la mesure de la capacité de l’élève, dépendant en cela de l’évaluation scolaire.
Bernard Desclaux
[1] Un clin d’œil à mes premiers amours ayant suivi durant deux ans les séminaires durant lesquels il élaborait cette théorie : J Greimas, Pour une théorie des modalités. Langages Année 1976 43 pp. 90-107.
[2] H. Piéron, « Le rôle d’un conseiller d’O.P. ne doit pas se confondre avec celui d’un éducateur », BINOP, 1954, n°3, pp. 133-135, avec une note de A. Léon.
[3] Bernard Desclaux, « Petit rappel sur l’évaluation faurienne » https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2014/12/15/petit-rappel-sur-levaluation-faurienne/
[4] J’ai rappelé quelques éléments de cette tradition dans « Réponses à Jacques Vauloup, Autorité vs Pouvoir » https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2020/07/21/reponses-a-jacques-vauloup-autorite-vs-pouvoir/
[5] Jérôme Martin, « Aux origines de la « science des examens » (1920-1940) », Histoire de l’éducation [En ligne], 94 | 2002, mis en ligne le 08 janvier 2009, consulté le 20 mars 2022. URL : http://journals.openedition.org/histoire-education/817 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoire-education.817
[6] A. Binet : Les Idées modernes sur les enfants (1909