Le 30 septembre lors du séminaire du GREO, j’ai donné une conférence sur le thème : « PEUT-ON SE PASSER DE PROCÉDURES D’ORIENTATION (SCOLAIRE ET PROFESSIONNELLE) DANS UNE SOCIÉTÉ DÉMOCRATIQUE ? ». Francis Danvers m’avait proposé ce titre pour présenter mon premier livre publié en 2020[1]. La séance a été captée et vous trouverez les liens vers la vidéo et le diaporama sur la page Webinaires | GREO (hypotheses.org). Je vous encourage à vous abonner à la chaîne Youtube sur laquelle est installée la vidéo. Je propose ici quelques poursuites de réflexions.
Une forme démocratique
La procédure d’orientation française telle qu’elle s’est stabilisée depuis de nombreuses années avec l’enchaînement des demandes parentales et des réponses, des propositions de la part du conseil de classe, puis des différents recours, rencontre avec le chef d’établissement et l’appel devant une commission peut tout à fait apparaître comme « démocratique », et ne plus avoir à faire avec les décisions autoritaires d’il y a cinquante ans. Notre système scolaire (le secondaire) n’est plus évidemment l’institution quasi-totale qui s’est constituée à la fin du XIXe siècle.
La déconstruction de ce pouvoir enseignant à la suite de la rupture culturelle de 1968, et que j’ai essayé de décrire, ont été très mal vécues du côté des enseignants. Je n’ai pas évoqué la critique de ce pouvoir par Henri Piéron avec ses études sur la docimologie depuis les années 20. Il semble avoir abandonné ce combat au début des années 50. Des historiens pourront peut-être faire le lien entre cet arrêt et l’entrée des conseillers d’orientation dans le secondaire. Mais, si ce pouvoir enseignant n’est plus aussi effectif, l’autorité reste un principe. On peut en trouver un exemple dans la conclusion du premier rapport d’étape à l’expérimentation du choix donné à la famille[2] où on trouvait ceci : « la bonne orientation, pour la plupart des équipes éducatives est celle qui correspond à la décision du conseil de classe ». Autrement dit, le curseur de la vérité, pour les enseignants, n’avait pas bougé, il était toujours de leur côté.
Si les procédures ont une apparence de démocratie en acte, il faut tout de même insister et faire remarquer que la décision finale reste du côté de l’institution Éducation nationale. C’est à la condition que la proposition du conseil de classe soit acceptée par les parents qu’elle devient « décision d’orientation ». En cas de désaccord, c’est le chef d’établissement, représentant de l’État, qui prend la décision d’orientation. Enfin la commission d’appel, qui prend la décision finale en donnant raison au chef d’établissement ou aux parents, est une commission interne à l’Éducation nationale. Le désaccord sera porté ensuite devant un tribunal administratif, et parfois pourra aller devant le Conseil d’État. Tout cet ensemble de modalités de prise de décision et de recours montre bien que l’on est dans une décision institutionnelle.
Au fond les procédures mettent en scène une pièce montrant une co-élaboration de la décision entre des acteurs, sauf que les « arguments » de la décision ne sont contrôlés et validés que par l’un des acteurs.
Le conseil de classe, théâtre des procédures
Comme l’a fait remarquer Francis Danvers, j’aurai pu évoquer le conseil de classe et les différents auteurs qui se sont penchés sur son fonctionnement. En y réfléchissant, je pense que j’ai évité ce thème pour rester sur celui de la procédure en tant que règle institutionnelle. Je vais donc essayer de formuler quelques pistes concernant le conseil de classe et les procédures[3].
Et penchons-nous sur son origine. Sur le plan administratif, il apparait comme l’espace de mise en œuvre de la circulaire de 1890. C’est un espace collectif rassemblant les enseignants de la classe et le chef d’établissement permettant d’établir le calcul et d’en déduire la décision concernant l’élève. Il s’agit donc de la mise en exercice d’un pouvoir sur autrui à partir d’une réunion réelle entre différents acteurs, mais en dehors de la présence de l’intéressé. Le conseil de classe est donc créé pour décider du passage de l’élève dans la classe supérieure. C’est là sa fonction symbolique première. Rappelons que le seul argument de la décision est alors de calcul des moyennes aux épreuves trimestrielles. On pourrait donc considérer le conseil de classe comme une « chambre d’enregistrements » de données produites ailleurs, lors des épreuves.
Une autre circulaire, datée du 19 juillet 1898, formule le souhait suivant : « Il est également désirable qu’à certaines époques de l’année, tous les professeurs d’une même classe se réunissent pour s’entretenir de l’état de la classe, du travail et des progrès des élèves. » Cette nouvelle fonction d’ordre pédagogique sera réaffirmée dans tous les textes qui suivent jusqu’à aujourd’hui. Sauf, qu’à l’origine, la fonction décisionnelle s’exerce en fin d’année alors que la fonction pédagogique s’exerce au cours de l’année. Les deux moments sont disjoints. Avec l’organisation des procédures, les deux fonctions vont se télescoper dans les conseils de classe. Je pense que le constat que l’on peut faire serait que la fonction pédagogique a beaucoup de difficultés à s’exercer réellement. Mon hypothèse : ces deux fonctions sont contradictoires, pour une raison simple que Philippe Perrenoud indique[4] : « … l’évaluation de l’élève nécessite de l’expliquer par le travail… de l’élève, et surtout pas par celui des enseignants. » Pour que le fonctionnement méritocratique fonctionne, il est impératif que la cause de la réussite soit bien du côté de l’élève, à la rigueur de la classe, mais surtout pas du côté de/des enseignants.
De l’épreuve au jugement
Dans le débat qui a suivi mon exposé, Jean-Marie Quairel a insisté sur la différence du ressenti des élèves entre échouer à des épreuves, à un examen, à un concours, et ne pas pouvoir faire ce que l’on veut suite à une décision d’orientation. C’est un argument psychologique important. Pour celui qui est objet du jugement, il y a toujours une interrogation sur la « raison » de la décision. Le doute sur soi, mais aussi la rancœur vis-à-vis des « autres » s’installent. L’une des raisons ressenties étant les caractéristiques sociales, ces jugements préparent des bombes sociales à long terme.
Au cours du siècle précédent, on est passé de l’épreuve au jugement comme régime décisionnaire. De multiples questions seraient à explorer. À quel moment s’est fait ce passage ? Peut-on trouver des traces de cette modification dans des textes législatifs, ou est-ce une évolution gérée par l’administration ? La lecture du livre d’André Caroff[5] semble indiquer qu’on est plus du côté administratif que du côté législatif. En quoi la rupture culturelle d’après 68 peut expliquer ce changement ? Il faudrait reprendre divers écrits[6]. On peut également remarquer que dans ce passage, c’est le rôle du chef d’établissement qui s’est modifié. Il a toujours été celui qui avait la responsabilité de décider. Mais la modification porte sur une forme d’autonomie de cette décision, à la fois libérée du calcul de la circulaire de 1890, mais aussi dégagée du conseil de classe lui-même, la décision se prenant en dehors du conseil de classe de plus en plus.
Revenons sur le jugement, les jugements permis par la procédure d’orientation en fin de troisième. Le problème, quelque peu important, c’est que ces jugements sont enregistrés dans des dossiers : les dossiers d’affectation et ont des effets. Laforgue a étudié ces arrangements et les combats d’un IEN-IO contre ceux-ci. « Des lycées professionnels sélectionneraient les candidats à partir de leurs comportements scolaires –refus d’élèves étiquetés comme indisciplinés, chahuteurs– ou encore selon leur collège d’origine, réputé ou non à problèmes, voire en fonction de la consonance, étrangère ou pas de leur nom de famille, au lieu de s’en tenir au critère de sélection, le niveau scolaire de l’élève, prévu par le Code de l’Éducation : “Le service public de l’éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants. Il contribue à l’égalité des chances. […] Pour favoriser l’égalité des chances, des dispositifs appropriés rendent possible l’accès de chacun, en fonction de ses aptitudes, aux différents types ou niveaux de la formation scolaire” (Code de l’Éducation 2000, 25). »[7] On peut réussir après un échec, mais un jugement poursuit son travail psychologique mais aussi social.
Constats
Depuis 20 ans, les enquêtes PISA aboutissent au même constat : notre système contribue à la reproduction sociale. Notre mythique égalité des chances vole en éclat[8]. Jusqu’à présent l’explication et le médicament sont recherchés du côté de la qualité de l’enseignement et des enseignants. Les systèmes qui réussissent mieux en ce domaine se caractérisent par une attention particulière à leurs enseignants (rémunération et formation). D’autres critiquent les programmes d’enseignement, comme dernièrement Philippe Champy et Roger-François Gauthier[9]. Ces différentes pistes sont sans doute en partie pertinentes, mais elles risquent bien de perdre leur efficacité en restant aveugles aux effets rétroactifs des procédures d’orientation sur les pratiques pédagogiques réelles.
Bernard Desclaux
PS. Pour le moment il n’est pas possible de déposer des commentaires sur les blogs d’Educpros. Désolé. Le problème est signalé depuis 3 semaines et n’a pas reçu de réponse à ce jour.
[1] Bernard Desclaux. Orientation scolaire : Les procédures mises en examen. Quel débat dans une société démocratique ? Préface de Claude Lelièvre. 2020.
[2] Suivi de l’expérimentation du choix donné à la famille dans la décision d’orientation au collège. Rapport d’étape 2013‐2014. Septembre 2014. Aziz JELLAB, Claude BISSON‐VAIVRE, Jean‐Pierre COLLIGNON, Christine GAUBERT‐MACON, Jean‐Luc MIRAUX, Didier VIN‐DATICHE, Karim ZAYANA, Inspecteurs généraux de l’éducation nationale, et Alain TAUPIN, Inspecteur général de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche. https://www.education.gouv.fr/suivi-de-l-experimentation-du-choix-donne-la-famille-dans-la-decision-d-orientation-au-college-3473
[3] Certaines de ces pistes ont été abordées dans plusieurs articles précédents. À quoi sert le conseil de classe ? https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2012/06/11/a-quoi-sert-le-conseil-de-classe/ 11 juin 2012. Aux origines du conseil de classe https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2012/06/17/aux-origines-du-conseil-de-classe/
[4] Perrenoud, Ph., L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages. Bruxelles, De Boeck, 1998.
[5] Caroff, A. (1987). L’organisation de l’orientation des jeunes en France, Évolution des origines à nos jours. Paris, France : EAP.
[6] Francis Danvers. Les événements de « Mai-Juin 1968 » et l’orientation scolaire et universitaire : une question de sens. Transformations. No 3 (2010). Jean-François Condette, « « Mai 1968 en perspective » : ruptures et continuités, accélérations et résistances à la réforme dans le champ éducatif (1968-1975) », Histoire Politique [En ligne], 37 | 2019, mis en ligne le 01 février 2019, consulté le 04 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/histoirepolitique/4150 . Mais aussi Antoine Prost, Du changement dans l’école. Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours, Paris, Seuil, 2013, 386 p.
[7] Laforgue, D. (2011). Quand l’institution scolaire cherche à lutter contre les inégalités… Conditions, portée et limites d’une innovation administrative. Éducation et sociétés, 27, 53-66. https://doi.org/10.3917/es.027.0053
[8] Frédérique Weixler. L’orientation scolaire. Paradoxes, mythes et défis. Éditions Berger-Levrault, collection Au fil du débat-Essais, 2020
[9] Champy Philippe et Gauthier Roger-François. Contre l’école injuste. Questionner l’imaginaire scolaire, discerner les pièges, repenser les savoirs à enseigner. ESF, 2022.