La voie professionnelle, une affaire d’État ?

Fin août, le 22 août 2022, le Président Macron annonce le projet d’une réforme de la voie professionnelle. J’ai déjà commenté l’un des volets de ce projet dans une publication récente[1], celui de l’éternelle course à l’amélioration de l’information pour faciliter l’orientation. Mais l’actualité s’est centrée sur un autre aspect de ce projet : l’emprise de plus en plus importante de l’Entreprise sur la formation professionnelle publique en pointant en particulier le doublement du temps des stages en entreprise. Prenons un peu de distance historique pour saisir le cadre des débats.

État vs entreprises

Claude Lelièvre a rappelé il y a peu[2] la position gaullienne vis-à-vis de la formation professionnelle. « L’École, pour le général de Gaulle, doit profondément évoluer pour apporter son concours – direct ou indirect – à cette transformation de situation. Les témoignages des anciens collaborateurs du Président de la République montrent que le Général tenait sans ambiguïté à ce que la formation professionnelle soit une affaire d’État, une affaire de l’État. » Vincent Troger, de son côté, dans Libération[3], rappelle que ce rapprochement avec l’entreprise, préconisée par E. Macron est une répétition. Pour « adapter » la formation aux besoins, l’État fait appel aux entreprises. Et lors des grands changements, les entreprises font appel à l’État pour former. « Or, dès lors que l’on demande à l’école de s’en occuper, les professeurs disent «on ne va pas former les ouvriers uniquement pour être des ouvriers, on va les former pour être des hommes cultivés et des citoyens. C’est une tension classique dans une économie de marché. » Dans un reportage récent[4], une enseignante « évoque aussi la problématique des patrons qui pourraient siéger dans les conseils d’administration des établissements : « On amène le privé dans le public. Mais moi je travaille pour l’État, je n’ai pas envie de travailler pour le Medef. » »

Ce principe de tension n’est pas universel d’après Vincent Troger. « Les seuls qui ont les bonnes solutions sont ceux qui arrivent à trouver un consensus. Les Allemands, les Autrichiens et les Suisses ont réglé la question à l’amiable : l’État édicte des règles globales à respecter dans l’apprentissage, les entreprises qui le souhaitent forment pour elles et pour les autres et les syndicats de salariés sont partie prenante de cette organisation. » Mais cette différence culturelle repose sur une histoire particulière à la France. « Ici, il faut pointer une particularité française. Les corporations ont été supprimées un peu avant la Révolution et la loi Le Chapelier l’a confirmé. Un des avantages de la corporation, c’est que la formation professionnelle est incluse dans la situation de travail. Ainsi en France, l’évidence du lien travail-formation est rompue à la différence d’autres pays européens, comme l’Allemagne. Du coup, la formation professionnelle se trouve du ressort d’une multitude d’acteurs : les cités-usines, telles que celle de Godin, les patrons paternalistes, les associations philanthropiques, les villes organisent des cours professionnels. Pendant tout le XIXe siècle, les États, dont la France, n’interviennent pas selon la doctrine libérale . »[5]

La conséquence en France est un dérèglement de l’apprentissage durant tout le XIXe siècle. Et  finalement l’État doit intervenir par la loi en 1919. Lorsque le besoin de formation professionnelle s’affirme fortement, à partir de la Seconde Guerre mondiale, une forme de deal s’établit, à l’État de former, à l’entreprise de produire. Le lien travail-formation est rompu et les deux sont pensés dans des espaces séparés et des acteurs séparés.

La fin des corporations permit une accélération de la mobilité physique des travailleurs dans le pays. Jusque-là le travailleur était lié au territoire de la corporation. En le quittant il perdait le lien avec sa corporation et la reconnaissance de sa qualification dirait-on aujourd’hui. Mais cette fin des corporations eut aussi une conséquence moins « heureuse ». Le lien entre travail et formation fut rompu. Le lieu du travail n’était plus évidemment un lieu d’apprentissage du métier, mais seulement le lieu de son exercice. Et c’est sans doute cet effet que nous vivons dans la conception générale de l’entreprise française.

La scolarisation de la formation professionnelle

Dès l’origine de la création de la formation professionnelle au début du XXe siècle, la séparation des deux lieux, du travail et de la formation, s’imposa : le cours hors du temps et du lieu de travail. Au milieu du siècle, pour ce qui concernait la formation initiale, l’État, en France, est devenu l’acteur quasi unique, l’organisateur  des centres de formation d’apprentis, mais également des établissements de la formation professionnelle initiale (l’enseignement technique). Il intègre petit à petit le réseau des lieux de formation gérés par les villes et quelques grosses entreprises. Et en 1959 le système scolaire articule le primaire, le secondaire et le technique. Depuis la création du CAP, toute une hiérarchie de diplômes est créée, après la Seconde Guerre mondiale, suivant le développement à la fois technologique et organisationnel des entreprises. Mais cette séparation originaire des lieux (travail, formation) se répercute dans les conceptions de cette formation.  Bruno Cuvillier[6] remarque qu’après la Seconde Guerre mondiale,: « Les zones de tension résulteront d’une polarisation entre une approche « culturelle » et « citoyenne » d’un côté et une approche « fonctionnelle » et « professionnelle » de l’autre. Cette polarisation constituera pendant un demi-siècle un axe majeur de structuration du champ de la formation (Palazzeschi, 1998 ; Tanguy, 2005). »

Cette tension est toujours là. Le projet de réforme relance le débat. Mais si l’on prend une large perspective historique, on pourrait dire que l’État français s’est trouvé dans l’obligation de prendre en charge la formation professionnelle compte tenu de l’absence d’un investissement dans ce domaine des entreprises françaises et de la tendance centralisatrice générale de l’État français. Mais depuis de longues années il a tenté de renverser cette évidence, au non notamment de l’amélioration de l’insertion.

Insertion ou étude ?

Claude Lelièvre, dans son dernier billet[7], rappelle quelques moments de ces tentatives d’améliorer l’insertion par l’appel aux entreprises. Cette course se fait au nom de « la revalorisation de la voie professionnelle », et à ce propos, il termine son article en reprenant la conclusion d’un interview de Vincent Troger, non pas dans Le Monde, mais dans Libération (article cité plus haut). « Comme l’a dit l’historien Vincent Troger, un très bon connaisseur de l’histoire de la voie professionnelle, à la fin de son interview dans « Le Monde «  du 18 octobre : « pour revaloriser le lycée professionnel il n’y a qu’une solution : il faut faire en sorte d’organiser des possibilités de trajectoires ascendantes via une formation professionnelle, jusqu’à arriver éventuellement à un master […]. Pour l’instant , il n’y a que 15 ou 20% des élèves des lycées professionnels qui obtiennent un BTS. C’est une formation qui donne l’impression aux familles d’enfermer leurs enfants dans un destin d’ouvrier ou d’employé ». »

 

Beau paradoxe ! La valeur sociale d’un diplôme professionnel ne se situe plus dans sa capacité à assurer une insertion professionnelle du niveau du diplôme obtenu, mais au taux de poursuite d’études supérieures du niveau atteint !

Dès la création des DUT, on s’interrogeait sur les différences entre BTS et DUT ? Et parmi ces différences, on disait « avec le premier on travaille et avec le second on poursuit des études ! »

 

Autrement dit, l’État investirait dans la formation professionnelle non pas pour qualifier des travailleurs, mais pour préparer des étudiants, tout en recherchant l’amélioration de l’insertion professionnelle ?

 

Bernard Desclaux

[1] Publication de rentrée : parole jupitérienne https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2022/09/11/publication-de-rentree-parole-jupiterienne/

[2] Claude Lelièvre, Qui a la main sur la politique de formation professionnelle? https://blogs.mediapart.fr/claude-lelievre/blog/031022/qui-la-main-sur-la-politique-de-formation-professionnelle

[3] Interview de Vincent Troger. Lycées pro : «Une réforme pensée d’en haut par des gens qui ont une très grande méconnaissance de la réalité» – Libération (liberation.fr) https://www.liberation.fr/societe/education/lycees-pro-une-reforme-pensee-den-haut-par-des-gens-qui-ont-une-tres-grande-meconnaissance-de-la-realite-20221018_MOR22WZXHZB6HL6C4LYCM3CA6U/

[4] https://www.rue89strasbourg.com/greve-contre-reforme-lycee-pro-rene-cassin-248021

[5] Desclaux Bernard. Orientation scolaire : les procédures d’orientation. Mises en examen. Quel débat dans une société démocratique ? Préface de Claude Lelièvre, Collection : Orientation à tout âge, 2020.  (p. 21-22)

[6] Bruno Cuvillier. Les aspects socio-historiques de la formation continue – Canal Psy (publications-prairial.fr) https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1720

[7] Claude Lelièvre. La voie professionnelle à la rue et en vue https://blogs.mediapart.fr/claude-lelievre/blog/191022/la-voie-professionnelle-la-rue-et-en-vue

Tags:

This entry was posted on jeudi, octobre 20th, 2022 at 10:01 and is filed under Système scolaire. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0 feed. You can leave a response, or trackback from your own site.

One Response to “La voie professionnelle, une affaire d’État ?”

  1. Jeanmarie Quairel Says:

    Pour sortir du paradoxe pointé par Bernard à la fin de son article, il n’y a pas 36 solutions: Si, en fin de 3eme, les familles et les élèves ont le pouvoir de décider de le formation qu’ils veulent entreprendre, si un interdit « à priori » est levé pour accéder en seconde GT, alors toutes les formations seront perçues à égalité de valeurs: Cela changerait totalement les représentations des LP et permettrait d’accueillir des jeunes réellement motivés. Ce serait la garantie d’un apprentissage des savoirs optimisé, d’une insertion facilitée et de poursuites d’études supérieures plus envisageables et envisagées.

Leave a Reply