Avec ce dernier billet rédigé en 2022, je vous souhaite une belle et heureuse année 2023.
Luc Ferry, un ancien ministre de l’Education nationale a publié une tribune[1] à propos du développement de l’intelligence artificielle afin d’attirer l’attention ministérielle actuelle. Examinons les inquiétudes de l’auteur qui n’est pas le seul dans cet état. La méritocratie serait en danger !
Un chat surprenant
Luc Ferry vient de découvrir l’existence d’un chat intelligent[2]. Celui-ci utilise GPT-3, « une intelligence artificielle de génération de langage créée par OpenAI (une société fondée entre autres par Elon Musk). Il s’agit à ce jour du réseau de neurones artificiels le plus complexe du monde, et de l’IA linguistique et textuelle la plus avancée. »[3] C’est la pointe du développement de l’IA rendue publique. Comme le dit Luc Ferry, n’importe qui peut, en s’inscrivant sur le site, poser une question et obtenir une réponse étoffée et relativement pertinente, « c’est sidérant ! » dit-il.
Les textes de cette IA ne sortent pas de nulle part. Le dispositif est alimenté, nourri par des données, notamment le contenu de la base de données BookCorpus, compilée par l’Université de Toronto et le MIT, Wikipédia et d’autres ressources de datas.
Ainsi à une question très pointue comme celle que j’ai posée : Quels sont les rapports entre Antoine Léon et Henri Piéron à propos de l’orientation scolaire ? J’ai obtenu la réponse suivant :
« Il est difficile de dire précisément quels étaient les rapports entre Antoine Léon et Henri Piéron à propos de l’orientation scolaire, car je n’ai pas suffisamment d’informations sur le sujet. L’orientation scolaire est un domaine de la psychologie qui concerne le choix des études et de la profession qui conviennent le mieux à un individu, en fonction de ses intérêts, de ses compétences et de ses aspirations.
Il est possible que Antoine Léon et Henri Piéron aient travaillé ensemble sur des projets de recherche sur l’orientation scolaire ou qu’ils aient développé des théories ou des modèles qui incluent des éléments liés à l’orientation scolaire. Cependant, sans plus de précisions sur le sujet, je ne peux pas en dire plus sur les rapports entre ces deux psychologues à propos de l’orientation scolaire. Si vous avez des questions plus précises sur l’orientation scolaire, n’hésitez pas à me les poser. »
Grande politesse et modestie ! Il n’a donc pas eu accès à mon blog[4] notamment. La même question posée dans un moteur de recherche renvoie une liste de documents évoquant les rapports entre les deux personnages. La peur évoquée par Luc Ferry est donc encore un peu éloignée. La tricherie possible de la part des étudiants et élèves suppose encore un peu de travail d’élaboration de leur part.
Un chat énergivore
Chacun a son ami. Pour Luc Ferry, il s’agit de Laurent Alexandre[5] qui lui « explique en substance que l’intelligence artificielle se rapproche à grands pas de ce que l’on appelle une « IA forte », une pensée consciente semblable à celle d’un humain. » Pour moi, il s’agit de Delphine Riccio (que je remercie pour sa lecture attentive de ce texte et de ses remarques et apports) qui m’a signalé cette tribune et surtout qui m’a attiré l’attention sur les conséquences écologiques de ce genre de recherches[6].
En soi, le fonctionnement de ce dispositif est particulièrement énergivore, mais, de plus, il commence déjà à être utilisé dans d’autres dispositifs. Microsoft vient de signer un contrat par exemple. Ainsi, un processus de démultiplication de la consommation d’énergie est engagé. S’il y a parfois substitution d’une activité par une autre (avec éventuellement réduction de la consommation d’énergie), il y a là une démultiplication des activités possibles et de la consommation énergétique. L’IA n’augure pas d’une société de la sobriété !
Rappelons que nous sommes dans une situation d’urgence écologique et de crise énergétique telle, qu’il est prévu des coupures d’électricité qui vont impacter nos vies et l’école[7]. Par ailleurs, les études en prospectives métiers qui s’intéressent à la reconversion écologique de notre société montrent que nous aurons surtout besoin de plus de travail humain, notamment dans les domaines de l’agriculture, le bâtiment, les travaux publics et l’énergie[8].
Un chat tricheur
Si Luc Ferry s’engage dans cette tribune, c’est pour alerter sur le risque de banalisation de la triche, vieille pratique humaine, et ici scolaire. Ainsi, il écrit : « N’importe quel élève de collège un tant soit peu malin pourra en tirer la base d’une dissertation tout à fait convenable, sans doute supérieure à celle de ses camarades, et si le professeur ignore l’existence de ce logiciel, la supercherie lui échappera. »
Face à ce type de phénomène, tricherie facilitée par l’utilisation d’un nouvel outil, jusqu’à présent l’Education nationale réagit à deux niveaux. A un niveau réglementaire, on interdit tout d’abord, puis, débordée, on réglemente. Et à un niveau pédagogique, on l’incorpore dans la démarche pédagogique et devient un objet d’enseignement.
Mais on sent que l’inquiétude de Luc Ferry ne peut être traitée simplement par ces deux types de réactions. L’effet d’une Intelligence artificielle dans l’enseignement sera plus massif. Et Luc Ferry conclut sa tribune par cet appel à réfléchir : « Le débat est ouvert, mais ce qui est certain c’est que l’intelligence artificielle progresse à pas de géant, qu’elle imite la pensée humaine de manière hallucinante et que le ministère de l’Education serait bien avisé de réfléchir aux problèmes que cela va poser en termes de contenus d’enseignement et d’orientation des élèves. »
Un chat anti méritocratique
Si je comprends Luc Ferry, il s’inquiète sur le contenu de l’enseignement mis en cause par le développement de l’IA. Mais sa phrase ne s’arrête pas là. L’orientation des élèves serait en péril ! Et au fond le nœud du problème est bien là. Si le travail scolaire, demandé par l’école n’est plus réalisé par l’élève lui-même, comment juger l’élève ? Car, ici, l’orientation n’est ni le processus psychologique ni l’accompagnement des élèves, mais le processus d’évaluation et de sélection des élèves. Nos procédures d’orientation perdraient leur argument : la différenciation des performances scolaires comme étant le résultat des travaux personnels des élèves.
La méritocratie serait en danger ! Voici le risque suprême que fait encourir ce chat à l’Education nationale.
Un chat encensé ?
Les débats actuels semblent préoccuper les médias de la sphère du numérique et porter sur les questions techniques. Mais dans cet espace le risque d’un bouleversement des assises de la méritocratie est également agité. Ainsi, pour Mathieu Grumiaux[9], la préoccupation n’est pas l’enseignement, le processus d’apprentissage par l’élève, mais bien le contrôle. Gageons que le début de cette année 2023 sera occupé par cette inquiétude.
Pour le moment, Luc Ferry est la seule figure publique à s’être manifestée à propos de ce chat. Selon lui, l’IA « imiterait la pensée humaine de manière hallucinante » et interpelle le ministre de l’Education nationale. C’est relatif. A ce jour, il y a encore de nombreux travaux à réaliser. Ce chat produit encore des textes erronés[10]. En ce qui concerne GPT, quelques recherches sur internet permettent facilement de trouver des informations plus fiables, et les élèves s’inspirent déjà des informations sur internet pour réaliser leurs travaux à la maison ; les enseignants en ont l’habitude lors des corrections de copies.
Donnons raison à Luc Ferry une réflexion est urgente en effet, mais elle doit avoir un spectre beaucoup plus large[11]. Au Québec, le Devoir a publié un article au titre accrocheur[12] mais qui explore de nombreuses utilités possibles dans le domaine de l’enseignement.
Bernard Desclaux
[1] Luc Ferry : «Comment l’IA va bouleverser l’enseignement». Publié le 21/12/2022 https://www.lefigaro.fr/vox/societe/luc-ferry-comment-l-ia-va-bouleverser-l-enseignement-20221221
[2] Pour avoir accès à ce chat : https://chat.openai.com/chat
[3] OpenAI GPT-3 : tout savoir sur l’IA de langage la plus avancée du monde https://www.lebigdata.fr/openai-gpt-3-tout-savoir . Voir également l’article de Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/GPT-3
[4] Bernard Desclaux. (14 mars 2018). Psychologie, orientation, éducation 10 : Deuxième conflit, H. Piéron vs A. Léon. https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2018/03/14/psychologie-orientation-education-10-deuxieme-conflit-h-pieron-vs-a-leon/
[5] Allez voir son portrait sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Laurent_Alexandre
[6] On peut se reporter à cet article par exemple : Pourquoi l’intelligence artificielle est un désastre écologique – CNET France https://www.cnetfrance.fr/news/pourquoi-l-intelligence-artificielle-est-un-desastre-ecologique-39886927.htm
[7] Il n’y aura « pas d’école le matin » en cas de coupure volontaire d’électricité, confirme Pap Ndiaye https://www.francetvinfo.fr/economie/energie/il-n-y-aura-pas-d-ecole-le-matin-en-cas-de-coupure-volontaire-d-electricite-confirme-pap-ndiaye_5515779.html
[8] Dominique Méda. (1 octobre 2021). « Pour faire face au changement climatique, nous aurons besoin de plus de travail humain ». https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/10/01/pour-faire-face-au-changement-climatique-nous-aurons-besoin-de-plus-de-travail-humain_6096735_3232.html#xtor=AL-32280270-%5Btwitter%5D-%5Bios%5D
[9] Mathieu Grumiaux. (03 janvier 2023). Comment ChatGPT risque de donner des maux de tête aux enseignants. https://www.clubic.com/technologies-d-avenir/intelligence-artificielle/actualite-451545-comment-chatgpt-risque-de-donner-des-maux-de-tetes-aux-enseignants.html Curiosité, l’article est daté du 3 janvier 2023 à 08h00 et Google me l’a proposé le 27 décembre 2022.
[10] Hugo SCHERRER. (25 déc. 2022). On a discuté de la Lorraine avec ChatGPT, cette intelligence artificielle qui a réponse à tout (quitte à se tromper) https://www.vosgesmatin.fr/magazine-lifestyle/2022/12/25/on-a-discute-de-la-lorraine-avec-chatgpt-cette-intelligence-artificielle-qui-a-reponse-a-tout-(quitte-a-se-tromper)
[11] Michelle Laurissergues. (7 décembre 2022). Peut-on rêver d’un monde tout numérique ? https://www.educavox.fr/edito/peut-on-rever-d-un-monde-tout-numerique
[12] ChatGPT crée une onde de choc dans le monde de l’enseignement https://www.ledevoir.com/societe/774546/chatgpt-cree-une-onde-de-choc-dans-le-monde-de-l-enseignement-au-quebec
L’intelligence artificielle porte à la fois espoirs et craintes, comme toute technologie, qui n’est en soi ni bonne, ni mauvaise, si ce n’est pas les usages qu’on en fait. Il y aurait beaucoup à dire sur la méritocratie. Il n’est pas sûr du tout que le bon usage de la technique de la dissertation philosophique soit garante de la méritocratie. Les statistiques largement documentées sur les performances du système éducatif français nous prouvent le contraire. Les constats sont faits, les dispositifs de tout poil mis en place de ZEP, REP en cordées… Rien n’y fait pour ce qui est de l’égalité des chances. Et si l’intelligence artificielle venait bousculer cet édifice qui donne le pouvoir à ceux qui ont les mots pour le dire ? Je n’y crois guère. Luc Ferry pose, cependant, la question très intéressante des sources du bon savoir. Au fond, qu’est-ce qu’enseigner ? Apporter des connaissances d’une part et des méthodes d’autre part pour les mettre en oeuvre de la bonne façon. L’intelligence artificielle agrège les connaissances que les moteurs de recherche mettent à la disposition de qui sait chercher. Faut-il encore savoir chercher! Et du côté des méthodes, c’est à peine plus compliqué car un algorithme peut très bien mettre en musique un raisonnement,poser dans son principe une dialectique, créer une bonne ouverture. C’est pourquoi, Luc Ferry a raison de s’inquiéter non pas pour la méritocratie, mais pour la création du savoir légitime. Pensons à la logique de l’agrégation qui fonde l’aristocratie des enseignants, elle est basée en partie sur l’accumulation de connaissances par un individu reconnu ainsi plus compétent qu’un autre. L’intelligence artificielle fait mieux. Et les méthodes ? Au fond, pour qui a compris les ressorts d’une bonne dissertation, la recette peut être facilement reproduite. Comment se construira « le pouvoir sur autrui » si une intelligence artificielle peut produire pour tous la bonne dissertation ? Telle est la question.
Jean-Marie Quiesse m’a demandé de déposer le commentaire suivant.
Notre spécialiste de la mythologie pour tous en BD et si brillant ministre de l’Éducation (porteur de la décision de transférer les services d’orientation aux Régions) partage ses soubresauts philosophiques. Il découvre tout à coup qu’en dehors du livre il existe des mémoires organisées en ligne et qu’elles communiquent ! Chaque nouvelle technologie bouleverse les moyens dont le cerveau à l’habitude de se servir pour comprendre le monde, l’adapter ou s’y adapter. De plus, bon élève, il invente lui-même les outils d’expansion de sa conscience et de son pouvoir. Toutefois je vois que notre Ferry, en bon philosophe, continue à poser des questions. Mais, cher Bernard, il reste à savoir pourquoi l’IA (qui n’est pas un inspecteur d’Académie mais plutôt l’acronyme d’intelligence – ce qui ne veut pas dire synonyme…) ne souhaite pas te répondre alors que le Grand Ferry lorsqu’il interroge son chat reçoit un miaulement signifiant. C’est peut-être politiquement volontaire ? J’ai commis de nombreux articles au sujet des effets de l’informatique dont un est toujours en ligne 10 ans après… https://www.apprendreetsorienter.org/2012/01/limpact-dinternet-sur-nos-cerveaux/#more-810
Jean-Marie