Jérôme Martin après s’être intéressé à l’histoire de l’orientation professionnelle en France[1], propose un regard sur l’histoire récente, depuis le début des années 2000[2]. Je vous en conseille la lecture préalable à celle de ce commentaire que j’avais annoncé dans mon précédent post[3]. Pour l’essentiel, cette analyse est passionnante et ouvre de belles pistes de réflexion. Je proposerai néanmoins quelques points de discussion.
Un nouveau paysage, de nouvelles règles, de nouveaux acteurs
L’État a donc réorganisé l’accès au supérieur. Dans le domaine de l’orientation, c’est l’évolution essentielle, le fameux bac-3/bac +3, en faisant intervenir de nouveaux acteurs : en premier sans doute, les Universités à qui l’État attribue la fonction de sélection des étudiants et en second les régions qui reçoivent la compétence « information professionnelle ».
La responsabilité individuelle se trouve renforcée. « Les réformes accélèrent des tendances observées qui façonnent une nouvelle figure de l’élève, acteur autonome et responsable de ses choix. » L’accompagnement devient le terme générique pour désigner les diverses activités d’aide à l’orientation des lycéens. Ceux-ci ne sont plus « orientés », mais accompagnés. Basculement de la responsabilité de l’échec éventuel.
Enfin tout ceci permet l’émergence de ce que Jérôme Martin appelle un quasi-marché de l’orientation dont il repère trois composantes :
- l’aide scolaire avec de grands groupes qui commencent à développer un secteur orientation,
- les nombreux cabinets privés d’orientation qui se multiplient, individuels ou fédérés (avec une visibilité numérique),
- et enfin des plateformes numériques se développent, soutenues par l’État dans le cadre du programme d’investissements d’avenir.
Voilà à gros traits un résumé de l’article de Jérôme Martin. Je vais proposer maintenant quelques points de discussions, car si je suis bien d’accord avec le repérage de ces évolutions, certains points d’explication me semblent discutables.
Une évolution des règles, des procédures d’orientation
« Avec la seconde « explosion scolaire » entamée dans les années 1990 et l’objectif des 80 % d’une classe d’âge au niveau du bac, le principal seuil d’orientation s’est déplacé en aval du système scolaire. » Si ce déplacement a eu lieu, il ne fut pas le résultat d’une évolution continue. Pour cela il est intéressant d’observer l’évolution du taux d’accès aux différents types de baccalauréat[4].
Le plus souvent on invoque la création de diplômes pour expliquer une modification de la pente de la courbe. Mais d’autres événements sont à signaler. L’arrivée de la Gauche et la mise en place de la seconde de détermination engagent 3-4 ans après une accélération jamais constatée de l’angle de la pente vers le bac général. Mais par contre l’intégration de l’objectif des 80 % dans la loi de 89 est suivie d’un plateau qui va durer une dizaine d’années.
Ce qui nous amène à une deuxième affirmation de Jérôme Martin : « Ces textes constituent un corpus duquel émerge une conception de l’orientation à partir de laquelle les politiques publiques sont construites. L’orientation est d’abord précoce, puisqu’elle intervient dès la classe de seconde dans la perspective d’une poursuite d’étude post-bac. »
C’est une manière de voir. Si on remonte à la période d’avant 19l81, l’existence de secondes différenciées menant par filières à des bacs différents, faisait que l’orientation post-bac commençait dès la troisième avec une forte responsabilité des enseignants du collège. Non seulement la grande bifurcation ce faisait-là entre les élus et les rejetés, mais aussi les engagements vers des accès différents à l’enseignement supérieur. La réforme de la seconde unique de détermination déplaçait en partie la responsabilité sur les enseignants de seconde. La dernière réforme DU bac unique et de l’organisation des études au lycée dilue cette responsabilité. La décision d’orientation fin de seconde est revenue à la simple décision du passage en classe supérieure. Mais la bifurcation opérée par les procédures d’orientation de fin de troisième fonctionne toujours, la grosse différence étant la pression à la poursuite d’études supérieures de plus en plus importante dans la population des lycéens professionnels.
Responsabilités
Une des évolutions essentielles est bien sûr Parcoursup. « Cette procédure fait incomber à l’élève la responsabilité de ses choix. L’orientation se veut « personnalisée », prétendant reposer sur un processus individualisé dont la dimension sociale et institutionnelle est totalement éludée. » Et, en même temps, la loi de 2018 a modifié la responsabilité de l’information professionnelle. « L’institution d’une information professionnelle « reliée au tissu économique territorial » confiée aux régions tend à conforter l’objectif d’une orientation-insertion plutôt qu’une orientation-éducation. Ces quatre déclinaisons s’inscrivent dans une longue tradition faisant de l’orientation un instrument de sélection des élèves. Elle repose pour l’essentiel sur les notes scolaires des élèves dans le cadre d’un contrôle continu devenu prépondérant. »
Si on reste dans le domaine du discours, et le travail de Jérôme Martin porte sur « les transformations idéologiques opérées au sujet de l’orientation » on doit constater au contraire la tenue de ces deux discours qui s’adressent sans doute à des publics différents, mais essentiels dans la mouvance macroniste. On a à la fois un discours de la valeur individu, mais aussi un discours valorisant l’entreprise.
J’ai donc le sentiment au contraire que la double contrainte est en fait maintenue. On a à la fois un discours « éducatif », libérant l’individu des contraintes, « faites ce que vous voulez », « tout est possible quand on veut » et un discours économique, valorisant le travail et l’engagement dans celui-ci. On espère une adéquation entre les désirs individuels et les contraintes du monde du travail. On évoque, pour ne pas dire on invoque, un Parcours Avenir, avec ses injonctions à agir et peu de moyens réels pour sa réalisation, et on attribue aux régions la responsabilité de rappeler au réel par le développement d’une information locale, forcément intéressée économiquement. Et le constat serait que ces deux dispositifs ont bien du mal à s’incarner dans le réel.
« L’émergence d’un quasi-marché de l’orientation »
Jérôme Martin décrit l’émergence d’un quasi-marché de l’orientation qui va sans doute s’amplifier dans les trois sous-marchés qu’il identifie, l’aide scolaire, les cabinets privés et les plateformes numériques.
L’émergence de ce marché est sans doute l’effet de cette nouvelle organisation de l’orientation, avec notamment « les injonctions à l’autonomie » sur lesquelles insiste Jérôme Martin. Mais je pense que la « demande » doit pouvoir se transformer en achat pour qu’un marché puisse s’installer.
La question politique est alors, est-ce un simple effet, conséquence de cette « évolution » ou bien est-ce une organisation nouvelle envisagée par l’État ? L’utilisation du PIA irait dans ce sens. Et dans ce cas, il faut considérer que l’État non seulement se défausse de sa fonction d’aide à l’orientation, mais également quitte sa lutte pour l’égalité sociale en matière d’orientation (ce qui ne veut pas dire que les deux existaient réellement avant). Peut-on en rester à un simple constat de difficultés ou d’échecs de l’État ? Serait-il l’organisateur de son propre échec permettant l’installation de ce futur marché ?
L’opacification de l’orientation
« La notion d’orientation tend à s’opacifier, car elle évacue le cadre réglementaire fixé par les procédures définies en 1973 qui assurent à l’État les décisions d’orientation et d’affectation des élèves du collège et du lycée. Alors que l’orientation demeure donc largement administrée, tout un ensemble de pratiques tend à la désinstitutionnaliser et à l’externaliser et, finalement, à la déscolariser. »
Je ne dirais pas opacification, mais confusion. Le terme d’orientation est utilisé en français et en France, pour désigner deux réalités bien différentes : les actions de l’État pour organiser le parcours scolaire des élèves, et d’autre part le processus du pilotage de sa propre vie. On pourrait ainsi retrouver les clivages classiques du public-social vs privé — psychologique. La réactivation d’une théorie des dons, évoquée par Jérôme Martin[5], renforcerait l’importance du « personnel » dans le champ général de l’orientation. Mais ce clivage est remis en cause depuis longtemps par divers chercheurs et praticiens : cette capacité personnelle est aussi sociale, historiquement située et peut, doit être éduquée. La compréhension de l’orientation doit s’inscrire dans un schéma ternaire et non binaire[6].
Depuis quarante ans, au ministère, les tenants d’une éducation éducative ont tenté de la mettre en œuvre. Si, régulièrement, de nouveaux textes relancent la thématique, les moyens et conditions de réalisations ne suivent pas. Au lycée, les procédures d’orientation sont quasiment déconstruites, laissant libre cours à l’accompagnement, mixte des diverses conceptions, aidante, soutenante, encourageante, voire dirigeante.
Une analyse prémonitoire
À la fin de la lecture de ce texte de Jérôme Martin on ne peut que faire le rapprochement entre ses analyses et les vœux de notre Président. Je conclurais donc ce poste simplement par la citation d’un extrait de ce discours présidentiel[7].
« C’est par notre travail et notre engagement que nous bâtirons une société plus juste. Société plus juste c’est d’abord une société où l’égalité entre les femmes et les hommes est effective, et là aussi, ce qui est la grande cause de mes deux quinquennats, continuera d’alimenter le travail du Gouvernement et de nourrir l’action chaque jour. Mais une société plus juste, elle l’est aussi sur le plan social. Pas par plus d’impôt, non. Ni en léguant plus de dettes aux générations suivantes. Mais, en améliorant l’accompagnement de nos enfants, de nos adolescents, en réformant notre lycée professionnel, en améliorant l’orientation de nos adolescents, pour trouver les bonnes formations et les bons métiers. En réindustrialisant plus vite et plus fort notre pays, pour offrir de nouveaux emplois et des carrières d’avenir. Car la principale injustice de notre pays demeure le déterminisme familial, la trop faible mobilité sociale. Et la réponse se trouve dans l’école, dans l’orientation, dans notre enseignement supérieur, dans notre politique d’innovation et dans notre industrialisation. »
Bernard Desclaux
[1] Jérôme Martin LA NAISSANCE DE L’ORIENTATION PROFESSIONNELLE EN FRANCE (1900-1940) Aux origines de la profession du conseiller d’orientation, L’Harmattan Collection : Histoire et mémoire de la formation, 2020
[2] Martin, J. (2022). Orientation scolaire et professionnelle : le retour de « l’idéologie du don » ?. La Pensée, 410, 97-107. https://doi.org/10.3917/lp.410.0097
[3] Cinq ans déjà, le statut de PsyEn. https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2023/01/10/cinq-ans-deja-le-statut-de-psyen/
[4] De nombreux éléments d’informations dans ce texte : Barbara Mettetal. (Publié le 01/09/2020). Massification et démocratisation de l’accès à l’école et à l’enseignement supérieur. http://ses.ens-lyon.fr/ressources/stats-a-la-une/massification-et-democratisation-de-lacces-a-lecole-et-a-lenseignement-superieur#:~:text=%C3%80%20la%20fois%20dipl%C3%B4me%20sanctionnant%20la%20fin%20des,2017%2C%20cette%20proportion%20est%20de%2079%2C6%20%25.%20
[5] « Sous un vocabulaire qui se veut neuf et moderne, c’est en fait « l’idéologie du don » qui affleure, déplacée du champ scolaire vers le champ de l’orientation. Aussi bien s’articule-t-elle au courant des compétences et « soft skills » selon lesquelles l’insertion sociale et professionnelle des individus repose sur leur capacité à mettre en œuvre des dispositions sociales non académiques. »
[6] Pour une présentation du modèle ternaire voir mon article : Bernard Desclaux, L’éducation à l’orientation en tant qu’innovation, publié dans PERSPECTIVES DOCUMENTAIRES EN ÉDUCATION, N° 60 — L’éducation à l’orientation, 2003 (publié en fait en 2005) http://ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/perspectives-documentaires/RP060-3.pdf
[7] Emmanuel Macron. (31 décembre 2022). Vœux 2023 aux Français. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/12/31/voeux-2023-aux-francais
Bonsoir,
Est ce que donner le pouvoir de décider de son orientation à un élève, c’est à dire le droit à essayer, à expérimenter, à procéder par essai et erreur est une régression ou une émancipation ? Pourquoi évoquer le retour d’une « idéologie du don », alors qu’il est question de la reconnaissance d’une aspiration des personnes à pouvoir diriger et conduire leur vie, dont les études font partie ? Quel est l’échec le plus difficile à digérer pour un jeune? Celui qui découle d’une orientation non désirée, ou celui qui intervient à l’issue d’une expérience choisie? Quel est la situation qui sera la plus profitable à sa construction personnelle, à la conscience de soi et de ses choix, à l’estimation de ce qu’il n’a pas fait et de ce qu’il aurait pu faire pour réussir? Que recherche exactement un système qui considère qu’il est légitime pour décider de l’avenir d’un jeune et qui va jusqu’à revendiquer la responsabilité de son échec? Un tel système est totalitaire, qui dénie à la personne sa capacité mème à savoir ce qui est bien pour elle, ce qu’elle désire expérimenter pour se découvrir et se construire .
En attendant de répondre plus longuement à Bernard, je souhaite exprimer mon étonnement à l’interpellation de Jean-Marie Quairié. Mon article publié dans La Pensée est une tentative d’analyser le contenu idéologique des discours sociaux au sujet de l’orientation. Il part du postulat que les mêmes syntagmes peuvent avoir des significations différentes dès lorsque qu’on les contextualise et qu’on les historicise. Le débat est-il encore entre orientation choisie et orientation subie ? Depuis les années 1980, on a changé de paradigme tout en utilisant le même vocabulaire. En effet, depuis une vingtaine d’années cette alternative a été recomposée par l’émergence de « l’excellence », d’une nouvelle « idéologie des dons ». C’est de cela dont je parle. Le récit est le suivant : il y a dans les banlieues – depuis les émeutes de 2005 – et dans les campagnes – depuis les Gilets jaunes – des « pépites » entravées par leurs familles et leur milieu. Fort heureusement, des associations soutenues par l’État se font fortes de les identifier et de leur promettre l’accès aux élites. Peu importe que les conditions de scolarisation ne soient pas égales. Ce nouveau récit décline le vieil objectif de la « démocratisation de la sélection » mais sur de nouvelles bases. Celles-ci ne sont plus le niveau en latin ou en maths mais la capacité personnelle à exploiter et valoriser des dispositions naturelles. La performance ou les « soft skills » viennent ainsi au secours de la méritocratie. Les schèmes du développement personnel, c’est-à-dire la capacité à de s’adapter à ce qui est demandé et à trouver en soi les moyens de réussir sont mis en avant. La liberté de choisir est donc référée à des dispositions « naturelles » – ses qualités personnelles, sa personne –, évacuant au passage la réalité scolaire. Or, celle-ci est autre. La différenciation entre écoles, collèges et lycée est telle que les conditions pédagogiques de la liberté de choix ne sont pas égales. Tous les travaux en sciences sociales le montrent, y compris en matière d’orientation (Van Zanten). Il suffit de consulter les statistiques sur l’origine sociale des élèves des grandes écoles des étudiants en master pour s’en convaincre. L’Education nationale ne dote pas les élèves de la même manière (voir l’enquête du Monde : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/01/18/de-l-ecole-alsacienne-a-saint-jean-de-passy-ces-lycees-parisiens-prives-tres-bien-dotes-par-rapport-au-public_6158385_4355770.html). Jusqu’à aujourd’hui, les classes moyennes se sont accommodées de ce système, pensant en tirer profit. Mais l’expansion de l’enseignement supérieur privé donne à penser qu’elles sont entrées dans une spirale couteuse.
Merci beaucoup pour ce commentaire Jérôme très intéressant. Bien d’accord avec toi sur ce que tu décris. Mais en même temps, il y a un silence sur le travail des procédures d’orientation qui se poursuit. Si les répartitions territoriales (population scolaire, types d’enseignants et moyens attribués) expliquent les différenciations sociales, il ne faut pas occulter la différenciation qui se joue par les procédures d’orientation au sein de chaque établissement et collège en particulier.
Quand j’ai cessé mon activité professionnelle en 2011 ( DCIO ) la question de l’orientation subie ou choisie était toujours très actuelle: Le décrochage scolaire était la solution trouvée par les élèves en Lycée pro, pour signifier leur refus d’une formation qui leur avait été plus ou moins imposée. Je ne sais pas ce qui l’en est aujourd’hui, mais les arguments de Jérome Martin me semblent trop complexes (sans doute à cause de mes limites personnelles ) et je ne sais pas quoi en faire, mème si je partage ses constats sur les conditions très inégales de la liberté de choix. Pour moi la question est beaucoup plus simple: Est il légitime et équitable que le pouvoir de décider de sa formation ( orientation ) en fin de collège, ne soit pas reconnu pour chaque élève, quel que soit son niveau et son origine sociale ?