Cinquante ans après les 10%

La conception curriculaire qui suppose la formulation de directives indicatives données aux enseignants, aux équipes, aux établissements, peut-elle être opératoire en France ? On peut en douter avec Claude Lelièvre qui fête, à sa manière les 50 ans des 10%, initiés en 1973 par Joseph Fontanet[1]. Après un certain échec d’une « liberté » attribuée aux enseignants, le ministère semble prendre aujourd’hui un autre chemin, celui de l’élève (du lycéen, n’exagérons rien).

Liberté, autonomie des enseignants

Quelques années après 68, le ministre Fontanet propose une réforme de l’emploi du temps des établissements du secondaire. Il s’agit bien d’une proposition à qui veut bien la mettre en œuvre. Yves Verneuil en a raconté l’histoire récemment : « En visant la mise en place d’activités interdisciplinaires et l’ouverture des enseignements sur la vie extérieure, en favorisant le travail en équipe des professeurs, la réforme reprend certains des objectifs énoncés par les tenants de l’éducation nouvelle. Cependant, elle s’est rapidement essoufflée. »[2] Il faut dire que vient ensuite très vite la réforme du collège du même ministre, qui prépare celle de Haby de 1975. Ajoutons que 1973, c’est aussi la mise en place des Nouvelles procédures d’orientation. Changements de structures et changements de formes pédagogiques en même temps.

Si certains en retiennent un bon souvenir, on pourra lire le témoignage de Henri Beloeil[3],  reste que la mesure est abandonnée. Retenons un argument rapporté par Henri Beloeil expliquant la résistance des professeurs de lycée : 10% de moins dans le temps de préparation au baccalauréat. L’autonomie était alors vécu, par certains, comme un risque pris sur le dos des lycéens. Par contre il indique l’intérêt de la très grande majorité des enseignants pour le travail interdisciplinaire ainsi permis.

Les travaux croisés et autres travaux personnels encadrés (TPE) pour tous

En 1999 Ségolène Royal prend une autre cible, celle de l’élève. « Je souhaite à cet égard que chaque élève de 4ème puisse s’investir, avec plaisir et détermination et même avec passion, dans la réalisation de « Travaux croisés », projets pluridisciplinaires valorisants et formateurs, prolongeant et systématisant les « parcours diversifiés » expérimentés en 5ème. Il s’agira pour chaque collégien de mener à bien une production (artistique, scientifique, etc.) correspondant à un vrai centre d’intérêt et mettant en œuvre, sur quelque support que ce soit, des savoirs complémentaires de différentes disciplines : son « chef d’œuvre », en quelque sorte, réalisé avec l’aide d’enseignants des diverses disciplines concernées, dont la notation sera à terme prise en compte dans les épreuves du diplôme national du brevet. »[4] L’idée est donc d’étendre ces situations pédagogiques innovantes à l’ensemble des élèves de 4ème au collège. Mais, à la rentrée scolaire 2000, les travaux croisés ne seront pas obligatoires pour toutes les classes de 4ème.

L’étude de Lebeaume Joël, Magneron Nathalie[5] sur ce dispositif apprécie différemment le discours ministériel et la mise en œuvre par les enseignants : « Les TC-IDD[6] apparaissent ainsi comme des innovations institutionnelles peu informées des tentatives antérieures et des études disponibles. L’analyse sociohistorique montre également toutes les ambiguïtés des injonctions ministérielles adressées aux enseignants. Ceux-ci sont à la fois sommés de mettre en œuvre ces « dispositifs » mais selon un cadre prescriptif fluctuant et controversé, et responsabilisés pour les concevoir mais sans outils d’aide à la décision réellement mis à leur disposition. Malgré ces hésitations institutionnelles, cet espace de contraint et d’initiative s’avère particulièrement investi par les enseignants qui proposent aux élèves des modalités pédagogiques de décloisonnement, marquées par une très grande diversité comme les recherches antérieures sur des dispositifs analogues l’avaient déjà indiquée. Cet investissement des « zones marginales d’initiative locale » révèle la force de l’action des praticiens. Selon les contextes matériels et humains, ces TC-IDD sont alors l’occasion de changer, de mettre en œuvre des pédagogies alternatives ou de détour, d’offrir aux élèves des découvertes croisées et complémentaires de contenus, de valoriser des compétences expérientielles contribuant à la formation complète des jeunes ou d’accomplir des actions enseignantes et éducatives selon un idéal que la segmentation disciplinaire semble limiter. Les TC-IDD réalisés révèlent en ce sens la vie des collèges, avec leurs programmes et leurs apprentissages mais aussi leurs sorties et leurs projets, leurs enseignants et leurs relations, leurs élèves et leurs intérêts, leurs routines et leurs changements. »

En effet, à l’époque, de nombreux enseignants ont investi ces dispositifs permettant des décloisonnements de disciplines, des collaborations, des rencontres et de travailler avec les élèves dans un tout autre rapport[7].

Mais il y a bien d’autres appréciations. Ainsi, quinze ans après, à l’occasion de l’annonce de la nouvelle réforme du collège engagée par Najat Valaud-Belkacem, Vincent Schweitzer[8] revient sur l’expérience des TC, IDD et TPE, et se souvient en particulier de l’horaire plafond et surtout plancher qui a permis de faire passer la réduction de l’horaire de certaines disciplines.

La SDA (Société des Agrégés de L’Université) s’oppose à la mise en place des « travaux personnels encadrés » en dressant une liste impressionnante d’arguments s’opposant à tout changement[9]. Un conservatisme qui s’appuie sur la loi de … 1989.

Mireille Grange, professeur de Lettres Modernes, en collège et en Zone d’éducation Prioritaire (et agrégée) propose, sur le site du SAGE[10], une lecture ironique du document d’accompagnement pour la préparation des itinéraires de découverte, publié par la Direction de l’enseignement scolaire : « Ce qui choque dans cette affaire, c’est que cette nouvelle pratique, imposée à tous, sans aucun débat ni expérimentation autre que confidentielle, constitue une dénaturation des missions de l’école. Comment accepter en effet des horaires minimum dans les matières fondamentales, alors que nous avons bien souvent affaire à des élèves qui ne maîtrisent pas leur langue maternelle, sont incapables de raisonnement, ne savent pas situer le moindre événement historique et ignorent la division ? Comment accepter qu’au lieu d’offrir aux collégiens des heures supplémentaires pour consolider ces bases qui sont les vrais facteurs d’autonomie, on leur fasse « construire des outils préhistoriques à partir d’os ou de silex bifaces » ? Je ne fais là que citer un des multiples exemples de réalisations préconisées par le ministère lui-même, en page sept du document précédemment mentionné. » Cela rappel l’utilisation critique du référentiel bondissant contre la pédagogie.

De l’itinéraire au parcours

Parmi les critiques concernant en particulier les TPE, qui se déroulent en lycée, l’évaluation tient une place importante sans doute accentuée par la proximité du baccalauréat. Marc Baconnet[11], dès 2002 insiste : « Autre question délicate, celle de l’évaluation, qui est pour le moment le point faible des TPE. Il est très difficile d’aller contre des mentalités qui ne reconnaissent de valeur qu’à ce qui est évalué, c’est-à-dire noté et intégré, d’une manière ou d’une autre, à l’examen. » Et sa conclusion évoque leur suppression pour cette raison : « Les hésitations de l’institution à ce sujet pour la classe de terminale (« à titre transitoire et pour la seule année scolaire 2001-2002, les élèves pourront choisir ou non de s’engager dans un TPE et de présenter ou non le travail effectué comme épreuve supplémentaire au baccalauréat ») laissent planer un sérieux doute sur l’avenir. Les TPE, uniquement à cause de la difficulté qu’il y a à les intégrer au baccalauréat (oserait-on suggérer qu’on pourrait les intégrer sans pour autant « passer » l’épreuve de TPE comme on passe d’autres épreuves ?), iront-ils rejoindre le cimetière des innovations dont les ambitions furent grandes et la vie très courte ? »

Finalement cette innovation va durer… vingt ans ! Elle tombe avec la réforme du nouveau baccalauréat. « Les TPE disparaissent à 20 ans à peine, mais 20 ans pour une réforme de l’éducation nationale, c’est un âge respectable. Un grand oral de fin de terminale doit leur succéder. Je formule le vœu sans trop y croire, qu’on permettra aux élèves de préparer convenablement cette épreuve orale, a priori intéressante. A cette condition, les travaux personnels encadrés, auront été des précurseurs, un chaînon utile dans la formation de la jeunesse. » [12]

 

Les « itinéraires » sont devenus des parcours on pourrait dire. De l’itinéraire, moment exceptionnel, dans l’enseignement suivi par l’élève, on passe au parcours combiné par celui-ci.

 

Bernard Desclaux

[1] Claude Lelièvre (27 mars 2023) : Trois heures hebdomadaires hors disciplines ? Cinquante ans après… https://www.cafepedagogique.net/2023/03/27/claude-lelievre-trois-heures-hebdomadaires-hors-disciplines-cinquante-ans-apres/

[2] Yves Verneuil, « La réforme Fontanet des 10 % : un processus inabouti de rénovation pédagogique », Histoire de l’éducation [En ligne], 158 | 2022, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 30 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/histoire-education/7943  ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoire-education.7943

[3] Henri Beloeil    Lycée : souvenir des dix-pour-cent., Ecrit le 3 juin 2015. Les 10% deviendront-ils 20% ?  

http://www.chateaubriant.org/62-lycee-souvenir-des-dix-pour-cent

[4] Ségolène Royal, Ministre déléguée chargée de l’enseignement scolaire. LA MUTATION DES COLLÈGES : UN COLLEGE POUR TOUS ET POUR CHACUN. BOEN, supplément au N°23 du 10 juin 1999. https://www.education.gouv.fr/bo/1999/sup23/SCOB9901255X.htm

[5] Lebeaume Joël, Magneron Nathalie. Itinéraires de découverte au collège : à la recherche de principes coordinateurs. In: Revue française de pédagogie, volume 148, 2004. pp. 101-118; doi : 10.3406/rfp.2004.3254 http://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_2004_num_148_1_3254

[6] Ce dispositif reçoit en fait deux dénominations, tantôt travaux croisés et tantôt itinéraire de découverte, TC ou IDD.

[7] Deux exemples de documents relatant des expériences et proposant des outils. Philippe Perrenoud : La croisée des chemins disciplinaires, préface de Castincaud, F. et Zakhartchouk, J.-M. Croisement de disciplines au collège, Amiens, Centre régional de documentation pédagogique, 2002. https://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2002/2002_02.html  DOSSIER : ITINERAIRES DE DECOUVERTE  Extrait du n°22 Edition du 17 juin 2002 Le Café Pédagogique – Juin 2002. https://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Documents/pdf/idd.pdf    

[8] Vincent Schweitzer. (28 SEPT. 2015). Retour vers le futur : ce que deviendra la réforme du collège. https://blogs.mediapart.fr/vincent-schweitzer/blog/280915/retour-vers-le-futur-ce-que-deviendra-la-reforme-du-college

[9] Société des Agrégés de l’Université. (2000). Contre les TPE (« Travaux personnels encadrés »). https://le-sages.org/debats/tpeSda.html

[10] Mireille Grange. (2000). Itinéraires de découverte : à quoi vont s’occuper vos enfants au collège dès la rentrée de 2002? https://le-sages.org/debats/idd.html

[11] Marc Baconnet, « Les « travaux personnels encadrés » au lycée », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 29 | avril 2002, mis en ligne le 01 avril 2005, consulté le 29 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/ries/1844 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.1844

[12] Claude Garcia. (10 juin 2019). « Les TPE disparaissent à 20 ans à peine, mais pour une réforme de l’éducation, c’est un âge respectable ». https://www.lemonde.fr/education/article/2019/06/10/les-tpe-disparaissent-a-20-ans-a-peine-mais-pour-une-reforme-de-l-education-c-est-un-age-respectable_5474310_1473685.html

This entry was posted on samedi, avril 1st, 2023 at 16:29 and is filed under Evolutions, Système scolaire. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0 feed. You can leave a response, or trackback from your own site.

One Response to “Cinquante ans après les 10%”

  1. Jean-Pierre VERAN Says:

    Pour avoir débuté comme enseignant en collège en 1973, j’ai gardé un fort bon souvenir des 10% : ayant fait l’année précédente un stage dans un lycée développant l’autonomie de ses élèves dans le travail, j’avais l’impression que j’entrais dans le métier au moment où la coopération entre professeurs de disciplines différentes proposant aux élèves qui le souhaitaient et non à des classes déjà formées de s’inscrire dans des projets associant acquisition de savoirs reliés et pratiques de mise en oeuvre concrète ouvrait pour les élèves et les professeurs une nouvelle ère…
    Quel qu’ait été l’avenir des 10%, l’état d’esprit leur a en partie survécu, fait de travail en équipes pluridiciplinaires pour les professeurs, le libre choix par les élèves des activités proposées ayant été en effet repris sous d’autres formes plus tard.
    Je ne crois pas qu’on puisse aujourd’hui s’illusionner sur la réelle complémentarité des parcours éducatifs avec les cours d’enseignements. La forme scolaire dominante est toujours la « boîte d’oeufs » spatiale, temporelle des savoirs comme des « divisions » et des personnels. Si les quatre parcours se réalisent, c’est plutôt lors de cours, plutôt que dans des prolongements enrichissants sous d’autre formes, où l’élève apprend et pratique l’autonomie et l’esprit d’initiative individuels et collectifs.En bref, l’élève n’a pratiquement pas de prise sur les parcours éducatifs ni sur son parcours.
    Il suffit de voir comment les officielles dix heures annuelles de vie de classe, dues à tous les collégiens et tous les lycéens depuis le début du siècle ne sont mises en oeuvre la plupart du temps qu’exceptionnellement, en cas de crise, et n’ont pas de place dans les emplois du temps…
    Notre école est particulièrement plus apte à dire ce qui est dû aux élèves qu’à le mettre en oeuvre effectivement, puisqu’à aucun moment on n’interroge la domination sans partage d’une certaine forme d’enseignement simultané, délivré par tranches horaires sans lien entre elles, ni la hiérarchie de ces enseignements fixée par les horaires hebdomadaires, ni le système de notation des acquis des élèves qui vise à produire non une émulation, mais un classement destiné à pouvoir orienter les « meilleurs » vers les voies royales d’où les autres, moins « méritants », sont exclus.
    Avant de réécrire une nouvelle fois des programmes scolaires, il faudrait d’abord s’interroger sur ce qui, aujourd’hui, constitue les apprentissages nécessaires aux jeunes qui vont entrer dans un monde de transitions multiples et devraient être équipés pour y tracer collectivement et individuellement leur voie. Autrement dit, substituer à une approche disjointe et juxtapositive des apprentissages une perspective curriculaire, évoquée par Bernard Desclaux au début de cet article.

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