A l’occasion du cinquantenaire des Nouvelles procédures d’orientation instituées en 1973, je vous propose un retour sur l’histoire de ces procédures et de leur évolution jusqu’à aujourd’hui. Commençons par quelques archéologies[1]. Paul Lehner relève que « La place centrale de la non-directivité dans les procédures d’orientation est inséparable du contexte de la fin des années 1960, marqué par la « thématique antiautoritaire généralisée »… »[2] On aurait donc assisté à un changement de régime concernant l’autorité au sein de l’école.
L’autorité institutionnelle de l’école
Lors de la troisième République et de la quatrième, l’école, et surtout le secondaire, l’ordre secondaire, le lycée, fonctionne comme une institution avec un dôme d’autorité dans lequel une classe de personnes, les enseignants, ont une autorité considérable sur d’autres, les élèves[3]. Dans cette école, jusqu’à ce tournant de 1973, il est évident que la progression de l’élève, le passage de classe en classe, se fait sur la base de ses résultats scolaires estimé par leurs enseignants.
On retrouve la trace de ce principe dans le fonctionnement du collège des Jésuites avec le classement ternaire des jésuites des élèves en « optimi », les meilleurs, « dubii », les incertains et « inepti », les cancres[4]. Bien après la suppression des collèges jésuites en France, les lycées, républicains, utilisent cette tripartition. Les lycées de l’époques sont pour l’essentiel des internats. Les familles notables confient leur enfant au lycée. Si l’enfant est un cancre, l’établissement remet l’enfant à sa famille. Les études sont payantes, et les pressions financières agissent. La progression de l’élève est d’abord une affaire interne à chacun de ces établissements du secondaire. Mais l’État veut contrôler le fonctionnement des établissements, et il édicte donc des règles concernant la passage en classe supérieure par la circulaire de 1890. Il cherche par là à ce que les établissements puissent résister à la pression familiale et financière. La circulaire conserve les catégories héritées des jésuites, mais la question est comment attribuer ces catégories ? Il a fallu une autre circulaire qui a instauré les épreuves trimestrielles. En résumé, les nouveautés sont, des épreuves trimestrielles, des épreuves scolaires passées en dehors du cours quotidien de la classe, la notation sur 20, introduite à ce moment après l’avoir été pour le bac, et le calcul des moyennes. Les moyennes nécessaires pour attribuer chaque catégorie et surtout les décisions à prendre selon les catégories sont également dans la circulaire. Les optimi passent en classe supérieure, les dubii sont invités à passer un examen en septembre, et les inepti sont remis à la famille. Cette dernière décision était ce que j’appelle la mort institutionnelle, on exclut l’hérétique. Les décisions sont prises par le chef d’établissement en fin d’années au cours d’une réunion de l’ensemble des enseignants de la classe qui présentent les résultats calculés, on ne parle pas encore de conseil de classe.
Ce principe s’est perpétué avec la republication de cette circulaire jusqu’à la fin des années soixante.
Ce principe reliant notation et décision de progression fonctionne ainsi comme une évidence, largement partagée, même si diverses tentatives de remises en cause de la solidité de cette mesure se sont fait jour avec notamment les travaux de docimologie animés par Henri Piéron en particulier[5]. Et même si, la nature de l’argument proposée par les docimologues (tests, études du dossier de l’élève, etc.) voudrait remplacer la notation, reste que l’autorisation à progresser relève d’un professionnel et non de la personne elle-même ou de sa famille. Il y a une autorité qui produit l’argument.
Il faut remarquer tout de même que ce principe repose sur la notion d’épreuve. La composition trimestrielle est une construction symbolique, tant du côté élève que du côté enseignant. C’est une mise à distance de la relation quotidienne de l’enseignement. Or, suite aux événements de mai 68, « Les travaux de la commission de rénovation pédagogique, divisée en deux sous-groupes (formation des personnels d’une part, notation et examens d’autre part), débouchèrent sur la circulaire du 6 janvier 1969, qui substitua à la notation de 0 à 20 celle de A à E, supprima les compositions et suggéra de renoncer à toute forme de classement et moyenne des élèves. » (Lehner, 2018). Si la notation sur 20 sera très vite rétablie, il n’en est rien pour les compositions. L’évaluation de l’élève perd sa symbolique et devient une évaluation quotidienne dans la classe.
L’apprentissage et l’autorité parentale
Si l’on regarde maintenant du côté de l’orientation professionnelle[6], on peut repérer globalement deux conceptions. L’une se veut « scientifique », elle se déclare capable de mesurer les aptitudes à exercer un métier. Idéologiquement, elle combat les pesanteurs et les préjugés sociaux, il s’agit de libérer l’individu des contraintes sociales. C’est le modèle de la société juste, de la république de Platon, mais aussi du taylorisme. Chacun à sa place, mais selon ses caractéristiques et non sa condition sociale d’origine. Idée progressiste pour l’époque. L’autre conception, progressiste également, suppose également une forme de correspondance entre la personne et le métier, mais cette correspondance repose sur le désir, la volonté. La personne choisit son métier. On pourrait ainsi dire que cette conception suppose un forme de marché des métiers, et l’accent sera mis sur l’information sur les métiers et la capacité à choisir.
Dans les deux cas, il est question de liberté de l’individu. d’un côté on le libère, et de l’autre on le suppose libre de fait. Mais ici on reste sur des « conceptions ». Que se passe-t-il lorsqu’il s’agit de concevoir un dispositif social tel que l’apprentissage ?
L’apprentissage est un temps de formation préparatoire à l’obtention d’un diplôme professionnel assurant un employeur de la capacité du détenteur à exercer ce métier. L’Etat, en tant que valideur du diplôme, se porte garant. En France, la question de l’orientation professionnelle, comme pratique sociale organisée s’élabore autour de deux problèmes, celui du recrutement, ce sera l’affaire des employeurs, des entreprises, et celui de l’entrée en apprentissage qui devient une affaire de l’Etat avec la loi de 1919.
L’idée d’instituer une condition à l’entrée en apprentissage s’organise autour de l’avis d’orientation[7] en 1938. Cet avis repose sur le rassemblement d’informations sur l’individu (informations familiales, scolaires, médicales, et une mesure des aptitudes). Qui rassemblera ces données ? Julien Fontègne, bien en place au Secrétariat de l’enseignement technique en charge d’élaborer le dispositif, réussit à faire admettre que ce sera le conseiller d’orientation. Mais si l’avis est obligatoire pour signer le contrat d’apprentissage, seule la contre-indication médicale s’impose. La liberté du choix de son métier reste affirmée. Et en l’occurrence, c’est la liberté familiale qui est affirmée ou maintenue, l’apprenti étant un mineur.
Ici, l’autorité de la science ne fonctionne pas, et l’orienteur se lamente. Ainsi Henri Piéron en 1954, à la fin de cette longue période, écrit[8] : « Un échec professionnel aurait pu être évité dans 15 % des cas, où le conseil n’a pas été suivi. Sur 200.000 enfants examinés annuellement – en attendant que tous le soient en fin de scolarité primaire comme l’impose la loi – si 35.000 sont actuellement indociles, cela comporte 5.000 échecs professionnels et 10.000 cas de non satisfaction réelle. » La cité juste aurait besoin de docilité.
La réforme de 1959 est une mise en système. Primaire et secondaire sont des étages du système, le premier cycle du secondaire n’étant pas encore unifié, et surtout, les formations professionnelles scolarisées sont articulées au secondaire. « Alors que la IIIe République faisait des origines sociales le fondement de la loi symbolique du système éducatif, éliminant doute et incertitude sur le devenir scolaire et professionnel des élèves – lequel était déterminé par leur position sociale –, la Ve République érige progressivement un nouvel ordre scolaire où les devenirs scolaires et professionnels ne répondraient qu’aux seules performances des élèves, à leurs ambitions et à leurs motivations. » (Lehner, 2018).
Performances des élèves, ambitions et motivations, voici un joli melting pot ! Ce sera le travail réalisé par les NPO.
Bernard Desclaux
[1] Un clin d’œil, très modeste à Foucault, M. (2008). L’archéologie du savoir. Gallimard.
[2] Lehner, P. (2018). La mise en place d’un système d’orientation scolaire aux lendemains de Mai-Juin 68 : entre rénovation pédagogique et reflux conservateur (1968-1973). Politix, 122, 165-185. https://doi.org/10.3917/pox.122.0163
[3] J’utilise ici l’une des caractéristiques de l’institution totale définie par Erving Goffman cf. La persuasion interpersonnelle, in Erving Goffman, Les moments et leurs hommes, textes réunis par Yves Winkin, Editions Minuit/le Seuil, 1988, pp. 114-142
[4] Pierre Merle, L’école française et l’invention de la note. Un éclairage historique sur les polémiques contemporaines, Revue française de pédagogie, 193 | octobre-novembre-décembre 2015 : Varia, p. 77-88 https://journals.openedition.org/rfp/4899
[5] Voir sur ce blog mes articles, (février 27th, 2019). Les différentes conceptions de l’évaluation sont-elles culturelles ? III https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2019/02/27/les-differentes-conceptions-de-levaluation-sont-elles-culturelles-iii/ et (23 janvier 2021). Réponse à Jérôme Martin II : les thématiques de la demande, https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/01/23/reponse-a-jerome-martin-ii-les-thematiques-de-la-demande/
[6] Pour une approche beaucoup plus large, Martin (Jérôme). (2020). La naissance de l’orientation professionnelle en France (1900-1940). Aux origines de la profession de conseiller d’orientation. L’Harmattan
[7] Voir l’analyse de cette institutionnalisation dans André Caroff, L’organisation de l’orientation des jeunes en France : évolution des origines à nos jours, Issy-les-Moulineaux, Éditions EAP, 1987
[8] H. Piéron, « Le rôle d’un conseiller d’O.P. ne doit pas se confondre avec celui d’un éducateur », BINOP, 1954, n°3, pp. 133-135, avec une note de A. Léon.