Les Nouvelles procédures d’orientation ont cinquante ans (II)

Dans un premier post, j’ai rappelé à propos de la question de l’autorité, les règles de progression de l’élève dans le secondaire liées à l’épreuve scolaire et à la norme scolaire assurant le pouvoir enseignant. Par contre pour ce qui concernait l’orientation professionnelle (de la jeunesse), même s’il y avait une idéologie positiviste (la science dit le vrai, le bien et le bon), son autorité ne peut s’exercer contre l’autorité parentale. Je poursuis l’examen de l’hypothèse d’une origine « non-directive » proposée par Paul Lehner[1] pour expliquer l’avènement des Nouvelles procédures d’orientation en 1973. Et pour cela j’examine quelques tentatives de remises en cause du pouvoir enseignant, la docimologie et la suppression des notes en 1969.

La docimologie et le compromis de Piéron

Henri Piéron, l’un des grands organisateurs de la psychologie française, a défendu une conception de l’orientation professionnelle basée sur la notion d’aptitude mesurée par les tests psychotechniques, outils de mesure scientifique. L’orientation professionnelle s’est ainsi constituée sur ce couple aptitudes-test, en dehors de l’école. Elle devait régler le problème de l’entrée en apprentissage, conçue comme une formation à un métier et non comme accès direct au métier. À la même époque, il y a un autre personnage important.

Henri Piéron, avec la docimologie[2], tente d’appliquer les mêmes principes de la mesure à l’école. Mais en s’y attaquant par le haut : l’examen. On n’est pas dans la compréhension de l’enseignement, de l’apprentissage scolaire. On est dans le monde de la sanction finale, l’examen qui est une mesure. Il pensait, sans doute que « la raison lui donnerait raison », et que les tests en remplaçant les examens permettraient l’entrée des conseillers d’OP dans le monde scolaire, car son but était de fonder une profession[3].

Pendant ce temps, Henri Wallon, qui a une approche compréhensive de la psychologie et  ayant participé à l’élaboration du plan Langevin-Wallon, réussit à faire créer le corps des psychologues scolaires en 1947. Si les conseillers d’OP sont bien gérés par l’Éducation nationale, ils restent à la porte des établissements scolaires officiellement. Henri Piéron poursuivra ses tentatives d’incorporer les principes de la docimologie dans le fonctionnement de l’EN jusque dans les années 50. Il abandonnera finalement et fera participer les conseillers d’OP aux grandes enquêtes sur le niveau des élèves de sixième. Et puis avec la réforme de 59, les conseillers deviendront des conseillers d’orientation scolaire et professionnelle.

La docimologie tentait de démolir la solidité de la mesure réalisée par les enseignants. Mais, en s’attaquant ainsi, de front au pouvoir enseignant, Henri Piéron avait peu de chances de l’emporter. La docimologie remettait en cause le savoir-faire fondamental de l’enseignant (français en tout cas), celui d’évaluer les épreuves des élèves (ce qui bien sûr n’a rien à voir avec la mesure de leur apprentissage, des acquis ou de leurs compétences). Dans les conseils de classe, les conseillers s’affronteront durant quelques années (jusqu’au début des années 80) à ce pouvoir enseignant sur la base des tests collectifs. Les résultats aux épreuves scolaires, quels que soient leurs modes d’organisation, ne peuvent que l’emporter sur les soi-disant capacités, invisibles, alors que les résultats, eux, sont bien visibles ! Mais au fond, il ne s’agissait que de remplacer un argument par un autre dans le dispositif de pouvoir sur l’autre sur lequel fonctionne notre école. La circulation de l’élève relève  de l’autorisation à passer en classe supérieure.

Mais avec l’entrée des conseillers d’orientation dans les conseils de classe d’autres arguments que ceux de la mesure (notes vs tests) sont évoqués,  non seulement ce qu’est l’élève, mais aussi son histoire, son environnement, ce qu’il veut, lui et sa famille.

Le moment faurien

Déstabilisation professorale, la note, la pédagogie différenciée, la composition trimestrielle

Edgar Faure est nommé ministre de l’Éducation nationale au lendemain des événements de 1968[4]. Il met en place diverses commissions. Paul Lehner rappelle que les travaux de la commission de rénovation pédagogique, « débouchèrent sur la circulaire du 6 janvier 1969, qui substitua à la notation de 0 à 20 celle de A à E, supprima les compositions et suggéra de renoncer à toute forme de classement et moyenne des élèves. » Mais, on oublie souvent que cette notation, d’origine américaine, devait permettre une pédagogie différenciée par groupes de niveaux. On n’est pas loin des idées pédagogiques de l’Éducation nouvelle.

Cet épisode ne se situe pas seulement après les événements, mais aussi après un profond bouleversement du système scolaire français. Julien Cahon insiste sur un premier aspect : « En matière de construction, il faut attendre l’allongement de la scolarité à 16 ans (décidé en 1959) puis la scission de l’enseignement secondaire en deux cycles distincts en 19636 pour que s’amorce une campagne de construction, au rythme d’un établissement par jour (collège ou lycée), selon le slogan gouvernemental. Entre 1965 et 1985, le nombre de lycéens passe de 800 000 à plus de deux millions dans l’ensemble du second cycle du second degré7 et l’effort de construction est colossal : 1 060 lycées (dont 624 lycées d’enseignement professionnel), soit 832 721 places créées (auxquels s’ajoutent 3 225 collèges) ; 70 % de ces lycées sont construits entre 1965 et 19758 . »[5] Robert, A. insiste sur un autre aspect : « Or, si l’on considère l’ensemble des décisions réformatrices prises entre 1959 et 1966 en matière scolaire et universitaire, on constate que tout cela (explosion scolaire, mise en système et démocratisation combinée à une volonté de sélection) s’est passé sans réforme des méthodes d’enseignement ni de la conception autoritaire, au mieux paternaliste, de la relation pédagogique aux élèves et aux étudiants. »[6]

Alors que la jeunesse s’ennuie et que la pédagogie est sous l’étouffoir gaulliste, le colloque d’ Amiens qui se tient du 15 au 17 mars 1968 « va proposer un vaste programme de réformes pédagogiques concernant essentiellement le second degré. » que rapporte et analyse Robert, A. Les idées de l’École nouvelle y sont largement développées. Ce colloque « se donne d’une certaine manière pour projet de remédier pédagogiquement à « l’ennui » scolaire, et à la chape que font peser sur l’enseignement autoritarisme et rigidité. » (Robert, A.)

Et des acteurs de ce colloque participeront aux commissions d’Edgar Faure et reprendront certaines idées. « Hautement significative est également la mesure du 6 janvier 1969, qui remodèle le système de contrôle des connaissances. Les compositions trimestrielles sont supprimées au profit « d’exercices de contrôle divers faits en classe » et l’évaluation quantitative par notes de 0 à 20 est remplacée par « une échelle simplifiée d’appréciation globale du type ABCDE ». Les classements par rangs sont désormais exclus. Si deux de ces dispositions (exercices au lieu de compositions, suppression du classement par rangs) se généralisèrent vite et sans problème, il n’en fut pas de même de la notation par lettres, qui ne réussit pas à s’instituer durablement. » (Robert, A.)

Ainsi, l’évaluation devient une préoccupation continuelle, au quotidien, pour les enseignants et qui envahi de plus en plus le temps du cours. Le lien de l’évaluation entre l’enseignant et l’élève n’est plus distendu par la composition trimestrielle. L’évaluation de proximité se généralise. L’apprentissage, devient dangereux pour l’élève, car il peut être à tout moment évalué désormais. Le rituel est rompu et l’évaluation devient banale. Mais du côté enseignant, l’évaluation devient de plus en plus un acte engageant, particulier et personnel. Dans un monde de l’individualisation, chaque enseignant y trouve son compte. Cela aura sans doute un effet sur la tenue des conseils de classe. D’une chambre d’enregistrement des résultats des compositions trimestrielles, ils deviennent un temps d’expression de chacun.

 

Ces deux moments de remise en cause du pouvoir enseignant ont en fait permis une recomposition de celui-ci. Mais sans doute que l’effet le plus important pour ce qui concerne l’avènement des nouvelles procédures fut la modification de la nature des échanges au cours des conseils de classe, qui deviennent des espaces de discussion à propos de chaque élève.

Bernard Desclaux

[1] Lehner, P. (2018). La mise en place d’un système d’orientation scolaire aux lendemains de Mai-Juin 68 : entre rénovation pédagogique et reflux conservateur (1968-1973). Politix, 122, 165-185. https://doi.org/10.3917/pox.122.0163

[2] J’ai déjà abordé le rôle de la docimologie dans ces articles : Bernard Desclaux, (27 février 2019) Les différentes conceptions de l’évaluation sont-elles culturelles ? III https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2019/02/27/les-differentes-conceptions-de-levaluation-sont-elles-culturelles-iii/ et (23 janvier 2021) Réponse à Jérôme Martin II : les thématiques de la demande https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/01/23/reponse-a-jerome-martin-ii-les-thematiques-de-la-demande/. Voir bine sûr les travaux de Jérôme Martin « Aux origines de la « science des examens » (1920-1940) » In Histoire de l’éducation [En ligne], 94 | 2002, mis en ligne le 08 janvier 2009, consulté le 18 février 2019. URL : http://journals.openedition.org/histoire-education/817  ; DOI : 10.4000/histoire-education.817

[3] Définition de l’orientation professionnelle selon Piéron, Vocabulaire de la psychologie, 1951 : « Tâche sociale destinée à guider les individus dans le choix de la profession, de telle manière qu’ils soient capables de l’exercer et qu’ils s’en trouvent satisfaits, en assurant aussi, par la répartition de ces choix, la satisfaction des besoins professionnels de la collectivité. »

[4] J’ai déjà abordé cette question sur ce blog : Bernard Desclaux, (15 décembre 2014). Petit rappel sur l’évaluation faurienne https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2014/12/15/petit-rappel-sur-levaluation-faurienne/

[5] Julien Cahon, « Les politiques d’industrialisation des constructions scolaires et leur remise en cause : l’exemple des lycées publics (1956-1986) », In Situ [En ligne], 44 | 2021, mis en ligne le 30 avril 2021, consulté le 14 décembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/insitu/30988 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/insitu.30988

[6] Robert, A. (2008). Autour de mai 1968, la pédagogie en question. Le colloque d’Amiens. Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, 41, 27-45. https://doi.org/10.3917/lsdle.413.0027

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This entry was posted on jeudi, avril 13th, 2023 at 10:56 and is filed under Orientation, Système scolaire. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0 feed. You can leave a response, or trackback from your own site.

2 Responses to “Les Nouvelles procédures d’orientation ont cinquante ans (II)”

  1. Quairel Says:

    Merci Bernard pour cette excellente rétrospective qui réveillent bien des souvenirs de situations vécues entre 1970 et 2011 …Force est de constater que l’intention de « non directivité » à l’origine de la plupart des mesures évoquées, étaient une illusion ( un leurre ? ) et qu’aucune n’a vraiment changer le fonctionnement du système, quand elles n’ont pas été soigneusement sabotées …De fait, un petit détail, jamais véritablement remis en question, les a dévitalisé et rendu inopérantes: Les procédures d’orientation et le pouvoir de décision des enseignants…Je me demande aujourd’hui si je ne me suis pas épuisé à vouloir faire reconnaitre des approches non directives, au lieu d’agir pour une suppression des procédures ? Notre profession n’aurait elle pas du se montrer beaucoup plus déterminée sur cette question ?

  2. Bernard Desclaux Says:

    Merci pour cet encouragement Jean-Marie. Je vais poursuivre cette série, qui, j’ai l’impression sera longue. Le prochain post concernera la réception des idées non-directives par le mouvement de l’orientation.

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