L’hypothèse de Paul Lehner concernant l’émergence des Nouvelles procédures d’orientation serait que la pensée non-directive aurait imprégnée les membres des commissions les préparant. Peut-être, mais pour ce qui est des acteurs de l’orientation c’est très discutable, et c’est ce que nous allons voir dans ce troisième post de cette série commémorative des cinquante ans des Nouvelles procédures d’orientation. En particulier, quels sont les effets des voyages de Donald Super et de Carl Rogers en France et quel est l’état du personnel ?
Une parole étrangère
En 1958-1959, un élève de Carl Rogers (le père du non-directivisme), Donald Super vient enseigner à Paris à la fois à l’Institut de Psychologie et à l’INETOP. Après son départ, le BINOP publie un article de Donald Super[1]. Une réponse est apportée l’année suivante par Mlle. Nepveu[2], comme l’appelle Henri Piéron. Mais comme ce n’était peut-être pas suffisant, Henri Piéron lui-même écrit une introduction à ce texte que l’on peut résumer en une formule simple : ici, c’est pas comme aux Etats-Unis ! L’orientation ne se déroule pas dans un univers mercantile, et surtout « En France au contraire, on a tâché de réduire au maximum la commercialisation en matière d’orientation. Celle-ci, qui tend à s’intégrer de plus en plus complètement dans l’œuvre nationale de l’éducation, ne cherche pas à satisfaire des clients, mais à servir les intérêts de la collectivité tout entière, qui a le souci et le devoir de faire fructifier ce qui constitue son capital essentiel, sa jeunesse. » (Piéron) On peut douter alors de la diffusion du non-directivisme auprès des futurs personnels d’orientation en formation à l’INETOP, les herses sont levée.
En 1966, Carl Rogers, lui-même, est venue en France au cours de l’années 1966, faire une série de conférences. Annick Ohayon donne quelques informations[3] sur ce voyage. « En 1958, Max Pagès et Guy Palmade ont fondé l’ARIP (Association pour la Recherche et l’Intervention Psychosociologique). Max Pagès est resté en relation épistolaire avec Rogers et, en 1966, l’invite à venir à Paris au nom de l’ARIP. Le psychologue américain et son épouse arrivent dans la capitale en avril 1966. C’est un événement culturel et scientifique important. On en trouve des comptes-rendus dans Le Monde, dans Combat, dans Les Études et La Quinzaine Littéraire. »
Lors de la deuxième rencontre qui se tient à Paris, il y a 412 personnes. Annick Ohayon en précise la composition. « Le public est composé de professionnels du monde “psy” : psychologues, psychiatres, conseillers d’orientation, mais aussi de philosophes, de pédagogues, de journalistes, c’est-à-dire de ce qu’on peut nommer l’intelligentsia parisienne (J.-F. Lyotard, Gilles Deleuze, Paul Ricœur, François Roustang…). » La critique est acerbe. Carl Rogers ne connait ni les classes sociales ni le transfert. Si les psychanalystes et marxistes se réunissent contre Rogers, ce n’est pas pour cela que les conseillers d’orientation sont séduits. En tout cas, pas une ligne dans le BINOP. Mais Annick Ohayon note qu’une bonne partie du public repart transformée et prête à essaimer dans toute la France.
Un mode de travail contraint
Comment comprendre cet essaimage évoqué par Annick Ohayon , il faut sans doute faire référence au contexte de l’organisation du travail des conseillers de cet époque.
L’année 1959 marque l’entrée officielle des conseillers dans le secondaire. Une lente transformation de leurs pratiques va s’opérer, les faisant passer de l’orientation professionnelle gérant l’entrée dans la formation professionnelle (apprentissage ou scolarisée) à l’orientation scolaire permettant la circulation dans le système scolaire de plus en plus complexe.
Quel était le mode d’organisation du travail à cette époque ? Ce mode était en fait hérité de celui propre à l’orientation professionnelle. Une collègue évoque son expérience au cours des années soixante : le lundi matin, elle trouvait sur son bureau son emploi du temps lui indiquant les établissements et les classes qu’elle devait aller tester. Un autre collègue se rappelle des voyages en équipe (le directeur et les deux conseillers) dans la 2 chevaux du centre pour aller faire passer les tests dans les classes. Deux modalités sans doute fort différentes de rapport au travail, autoritaire pour l’une, joyeuse pour l’autre. Mais dans les deux cas il y a du collectif contraint, de l’obligatoire, de l’imposé, du prescrit évident.
C’est aussi à cette époque que la critique des tests se développe[4]. C’est essentiellement une question politique. S’appuyant sur le travail de Catherine Dorison[5], Paulette Rozencwajg relève : « Il est intéressant de noter que, pour certains auteurs, l’orientation des enfants dans des classes spéciales, à l’aide de la mesure de l’intelligence, apparaît comme une mesure ségrégative, tandis que, pour d’autres, elle est une nécessité éthique pour les élèves, qui ont besoin d’une structure protégée. »[6]
Au début des années 80, en stage de formation à l’INETOP, je suis amener à faire un exposé sur les évolutions en cours[7] avec pour titre « Vers une nouvelle grammaire de l’orientation ». La série examen, diagnostic, pronostic, ordonnance, doit être remplacée par une autre conception du conseil supposant la liberté fondamentale du sujet.
Contexte
Terminons par quelques infos sur l’état du personnel d’orientation. Les directeurs de centre sont … des directeurs, ce sont des hommes beaucoup au début de cette période sont des anciens conseillers d’OP. La carrière de directeur est longue, et ancrée localement, ils font partie le plus souvent des notables locaux. Lorsque j’arrive dans la profession à la fin des années 70, mon directeur va fêter ses 25 ans de direction. Les personnels, les conseillers sont jeunes et le plus souvent, ce sont des conseillères. Les témoins de l’époques recueillis lors de différentes séances du GREO indiquent le plus souvent le fort charisme du directeur.
Un autre élément important, est la nature du recrutement. Conseiller d’orientation est une promotion pour de nombreux instituteurs et institutrices[8]. Un autre source d’information est à trouver dans le témoignage de Max Pagès rapporté par Annick Ohayon. Max Pagès est également une introducteur du non-directivisme en France très important. Or a suivit une formation de conseiller d’orientation en 1948-49. Annick Ohayon précise qu’« Il a bien aimé cette formation parce que c’était scientifique et qu’on y respectait les étudiants, ce qui n’était pas le cas, selon lui, à la Sorbonne (cette même année, 1948-49, il a obtenu deux certificats de la nouvelle licence de psychologie). Le public était composé à 90 % d’instituteurs, issus de milieux populaires ou petit-bourgeois, communistes pour la plupart. Il y avait aussi quelques assistantes sociales, des médecins et quelques « bourgeois égarés », tels Madeleine Chapsal ou lui-même et sa première épouse. »
On peut penser ainsi, que l’essaimage de la non-directivité parmi les personnels de terrain ne se fait pas pour des raisons techniques ou scientifiques, mais d’abord pour des raisons de volonté de s’extraire du carcan organisationnel et actionnel. Là aussi le principe autoritariste ne tient plus, il s’agit de discuter de qui définit le comment faire et le que faire. La réclamation du non-directivisme est sans doute une demande pour les professionnels eux-mêmes avant d’être pour les élèves et les parents.
Bernard Desclaux
[1] Super (D.), Les techniques d’entretien, BINOP, n° 2, 107-115, 1960
[2] Nepveu A. Les relations interpersonnelles en orientation scolaire et professionnelle. Le processus du Conseil. » in BINOP, 2e série, 17e année, mai-juin 1961, pp. 163-176.
[3] Ohayon Annick, Histoire de la psychologie clinique en France. Fondements et premières esquisses. Colloque « Actualité de la psychologie clinique » Villetaneuse le 14-11-2014. (p. 7). https://hal-univ-paris13.archives-ouvertes.fr/hal-01114294/document
[4] Critiques médiatisées un peu plus tard avec Tort (Michel).– Le quotient intellectuel, Paris, Maspero, 1974.
[5] Travail historique très intéressant : Dorison, C. (2006). Des classes de perfectionnement aux classes d’intégration scolaire. L’évolution de la référence à la catégorie de débilité. Le français aujourd’hui, 152, 51-59. https://doi.org/10.3917/lfa.152.0051
[6] Rozencwajg, P. (2011). La mesure du fonctionnement cognitif chez Binet. Bulletin de psychologie, 513, 251-260. https://doi.org/10.3917/bupsy.513.0251
[7] Exposé que je fais avec Christine Rieu-Fichot.
[8] Communication de Pierre Roche au GREO le 2 juin 2003 : Des instituteurs promus conseillers par et pour la science durant la Quatrième République. Résultats d’une enquête par questionnaire.