L’excellent travail de recherches et d’analyses d’archives du ministère d’Olivier Guichard proposé par Paul Lehner[1] permet d’éclairer le contexte d’apparition des Nouvelles procédures d’orientation. Nous allons nous intéresser dans ce post à la création de l’ONISEP et son projet originel qui ne s’est pas réalisé, un symptôme des conflits internes au Ministère.
La direction de l’activité des conseillers d’orientation
Paul Lehner nous rappelle que « La création de l’ONISEP en mars 1970, qui abandonna la référence à l’orientation dans son sigle, traduit la continuité de la politique scolaire en la matière depuis 1966, puisqu’elle reprend trait pour trait l’organisation de l’ONIOP précédemment élaborée par l’équipe du secrétaire général du ministère de l’Éducation nationale, Pierre Laurent. » Le projet Laurent, formulé avant les événements de 68, avait reçu une forte opposition de la part des personnels d’orientation, car perçu comme un possible remplacement des conseillers par les professeurs. Maurice Reuchlin, le directeur de l’INETOP qui a succédé à Henri Piéron en 1962 s’y oppose avec deux arguments rappelés par Jérôme Martin[2]. « Reuchlin défend une approche objective de l’enfant qui s’appuie sur l’utilisation d’« épreuves normalisées » destinée à fournir des « données objectives » quant au niveau de réussite atteint par cet enfant. Cette approche objective doit être continue de l’école élémentaire au secondaire afin de « suivre le processus par lequel l’enfant prend connaissance de lui-même et du monde ». » Ce premier argument est une poursuite de la pratique du testing de l’OP complétée par la continuité du processus d’observation défendue par Henri Wallon dans le cadre du Plan Langevin-Wallon. D’une certaine manière c’est poursuivre la lutte de Piéron à propos de la docimologie, sans le dire. L’autre argument de Reuchlin est plus « novateur ». L’information n’est pas aussi directe et transparente que le croit le gouvernement dans son projet. Il avance que « l’information n’est pas un à-côté, ou un plus, mais est inscrite dans le processus psychologique et éducatif qu’est l’orientation. » Et Jérôme Martin ajoute : « On retrouve ainsi sous la plume de Reuchlin les idées que Léon avait développées. » Remarque amusante ! Antoine Léon, défenseur de la psychopédagogie de l’orientation avait été éloigné de l’INETOP à la fin des années 50, sa conception n’étant pas compatible avec la conception du conseiller défendue par Henri Piéron.
Si l’on prend la série des trois textes de Maurice Reuchlin (L’orientation scolaire et professionnelle et l’évolution sociale, B.I.N.O.P. 1968, 24, 291-308 ; Rôle et responsabilités propres du conseiller d’orientation, conférence introductive aux enseignements de l’I.N.O.P., octobre 1970, B.I.N.O.P. 1971, 27, 3-20 ; Interrogations sur l’orientation, OSP, 1977, 6, n° 1, 5 à 20), que nous avions republiés à l’occasion des 75 ans de l’INETOP[3], on peut avoir un autre point de vue. Voici le commentaire que j’en faisais[4] : « Mais cette lecture ne me surprends pas seulement pour cette raison. Elle me surprend par l’absence totale d’un thème majeur, sans doute « invisible » à l’époque. Au fond la question de l’orientation telle que la discute Maurice Reuchlin reste la même de 68 à 77 ! La construction des procédures d’orientation qui se fait dans cette période ne semble pas être perçue comme une modification majeure du contexte professionnel du conseiller. Il s’agit pourtant du passage d’un traitement de l’orientation par un expert à un exercice collectif d’arrangements avec un enrôlement d’un nombre considérable d’acteurs. Tout le monde est responsable et en même temps personne ! »
Paul Lehner décrit le projet de l’ONISEP ainsi : « Elle s’inscrit plus généralement dans la mise en place d’un système hiérarchisé et décentralisé d’information et d’orientation. L’ONISEP, établissement public national placé sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale, s’étendait en effet au niveau académique grâce à des délégations régionales, dirigées par des chefs de service académique d’information et d’orientation (CSAIO) nommés auprès des recteurs dès septembre 1970. » Mais il ajoute le commentaire de René Haby[5] : « L’enjeu était, d’après René Haby, de « couvrir les activités d’orientation dans une académie par une hiérarchisation et une organisation de l’activité scolaire des conseillers d’orientation ». Si l’on en croit René Haby, l’ONISEP n’était pas voulue principalement comme un producteur d’information mais comme l’organisateur de l’activité des conseillers.
Une autre organisation administrative
En fait ce projet de contrôle de l’activité des conseillers et de réorientation de celle-ci, va échouer non pas face à des luttes de la part des conseillers, mais face à une réorganisation beaucoup plus générale de la conception de l’architecture générale de l’Éducation nationale. Thierry Berthet en a fait le rappel récemment[6].
« C’est sous l’administration d’Olivier Guichard (1969-1972), en même temps que se dessine l’architecture du système d’orientation, qu’il nous faut rechercher les origines de cette organisation (dys)fonctionnelle. Parmi les méthodes de management importées du monde de l’entreprise de l’époque, l’une sera déterminante ici : celle qui consiste à distinguer des directions de moyens chargées de mettre en œuvre et gérer le budget de l’éducation et des directions d’objectifs à qui est confié le soin de conseiller et animer la réflexion stratégique. Sous l’égide Raymond Vatier, transfuge de chez Renault et personnage clé du développement de la formation continue en France, l’administration de l’orientation est placée dans le camp des directions d’objectifs. Elle a dès lors pour mission principale de conseiller les acteurs décisionnaires et ce à tous les niveaux de l’édifice. »
Ainsi, à tous les étages de l’Education nationale, les services d’orientation sont installés en tant que service de conseil, au Ministère le Bureau, au rectorat le SAIO, à l’inspection académique l’IEN-IO, au district le CIO, à l’établissement le conseiller d’orientation. Position sans doute intéressante pour « influencer », mais position peu stable et cohérente, car aucune ligne hiérarchique ne relit ces services, si ce n’est celle en bout de course entre le directeur de CIO et les conseillers d’orientation. Au rectorat, le CSAIO est chef du service académique d’information et d’orientation, autrement dit chef d’un service du rectorat, et non le chef des services d’orientation de l’académie, soit les CIO. De même qu’il n’est pas le chef des IEN-IO. Dès lors, comme le dit Thierry Berthet, espérer une régulation de l’orientation est du domaine de l’illusion, le ministère lui-même s’est couper les bras en annulant l’administration de ses services d’orientation, à moins qu’il ne fasse une confiance aveugle aux acteurs quelques soient leur position dans le système.
Un témoignage
Le 18 octobre 1999, Raphaël Begarra, ancien inspecteur général, donnait une conférence[7] au cours du séminaire du GREO et proposait son témoignage notamment sur cette période. Retenons deux informations.
L’idée d’un calendrier de l’orientation étalé sur l’année et non resserré en fin d’année autour du conseil de classe du troisième trimestre serait apparue dans la commission portant sur les rythmes scolaires et animée par Marcel Sire, l’inspecteur général qui a porté l’idée du CDI dans les établissements, institués par la circulaire du 27 mars 1973. Avec cet étalement dans le temps de l’année scolaire, c’est le principe éducatif qui s’affirmait. Information, période d’échanges, de réflexion et enfin décision, était une mise en musique d’un processus éducatif, évolutif de l’orientation (s’opposant à la conception « constative », celle de l’évaluation scolaire comme celle de la psychotechnique).
La deuxième information rapportée par Raphaël Begarra concerne les discussions à propos du fonctionnement des procédures. Un petit détail, à ces yeux, va remettre en cause la philosophie éducative des procédures. Où vont remonter les statistiques d’orientation ? C’est le service de gestion du personnel enseignant (et non pas le Bureau d’information et de l’orientation) qui réclame, et obtient, la remontée des statistiques d’orientation, pour préparer la rentrée. Et comme la remontée à l’époque est lente, l’informatisation viendra bien plus tard, on en est encore au calcul et au remplissage de tableau manuellement, le service réclame la remontée des résultats du deuxième trimestre (avant le dialogue). Autrement dit, les réponses des conseils de classe du deuxième trimestre, réponses « provisoires », seront les indicateurs pour prévoir la répartition des postes enseignants à la rentrée prochaine. Et Begarra en tire la conclusion que ces réponses « provisoires » étant prévisionnelles des postes, ne bougeront que très peu en fin d’année scolaire. On a là un exemple de conflit entre la conception gestionnaire et la conception pédagogique qui anime le ministère de l’Education nationale.
La naissance des nouvelles procédures d’orientation est donc le résultat de divers conflits de conceptions de fonctionnement qui n’avaient pas nécessairement à voir avec les questions d’orientation, mais qui en ont hérités.
Les prochains articles porteront sur la mise en œuvre de ces nouvelles procédures d’orientation et leur évolution depuis cinquante ans.
Bernard Desclaux
Les articles constituant l’introduction de cette série commémorative :
Les Nouvelles procédures d’orientation ont cinquante ans (I)
Les Nouvelles procédures d’orientation ont cinquante ans (II)
Les Nouvelles procédures d’orientation ont cinquante ans (III)
Les Nouvelles procédures d’orientation ont cinquante ans (IV)
[1] Lehner, P. (2018). La mise en place d’un système d’orientation scolaire aux lendemains de Mai-Juin 68 : entre rénovation pédagogique et reflux conservateur (1968-1973). Politix, 122, 165-185. https://doi.org/10.3917/pox.122.0163
[2] Jérôme Martin, “Henri Piéron, Hippolyte Luc, Antoine Léon et Maurice Reuchlin : quatre figures de l’histoire de l’éducation et de l’orientation”, L’orientation scolaire et professionnelle, 48/2 | 2019, http://journals.openedition.org/osp/10786
[3] Desclaux B. et Guerrier R. (Eds.) (2005) Actes du colloque international « Orientation passé, présent, avenir : 75 ans de l’INETOP » (pp. 83-98). L’Orientation Scolaire et Professionnelle, 34, Hors–série.
[4] Dans ce numéro, « Commentaires aux articles extraits des revues BINOP et OSP », pp. 467-490 et les articles sélectionnés, pp. 491-673
[5] Extrait de « René Haby par lui-même. Un engagement pour la jeunesse 1919-2003 » : entretiens réalisés par Marie-Thérèse Franck et Marine Allaire ; préface de Xavier Darcos, ministre de l’Éducation nationale, Paris, INRP, Service d’histoire de l’éducation, 2008, p. 78.
[6] Berthet, T. (2021). Chapitre 8. Administré mais pas régulé. Le système d’orientation scolaire français au prisme d’une analyse politique. Dans : Valérie Cohen-Scali éd., Psychologie de l’orientation tout au long de la vie: Défis contemporains et nouvelles perspectives (pp. 155-169). Paris: Dunod. https://doi.org/10.3917/dunod.cohen.2021.01.0155
[7] Raphaël Begarra. Un vécu de l’évolution de l’orientation. Questions d’orientation, Revue de l’ACOP France, N°3, septembre 2000.