Après la période gaulliste suivie de la giscardienne, François Mitterrand est enfin élu Président de la République sur la base d’un programme commun avec le parti communiste. Les beaux quartiers s’affolent, les chars russes sont aux portes de Paris[1]. Un gouvernement est formé, Alain Savary prend la place de Christian Beullac, et de nombreux jeunes recteurs sont nommés (Forestier, Bancel, etc.)[2]. Il s’agira ici d’examiner les modifications apportées aux procédures d’orientation lors du ministère Savary.
Les effets du collège Haby
Poursuivant le principe du collège unique, Christian Beullac crée la seconde de détermination. La décision en fin de troisième porte désormais sur le passe en classe de seconde et non dans des classes spécifiques comme c’était le cas avant. La différenciation se fait par le choix libre des options. Les élections se déroulant en mai, la préparation de la rentrée est faite, la Gauche appliquera la réforme Beullac et les décisions des conseils de classe de juin en tiennent compte. Dans mon collège, le taux était de 60 %, il passe en juin 1981 à 80 %, euphorie d’un changement à venir. L’année suivante, retour à la normale. L’orientation fin de cinquième est maintenue.
Alain Savary va engager plusieurs modifications des procédures. La plus essentielle, sans doute : il impose au conseil de classe de formuler une proposition scolaire pour tous les élèves. Il fait disparaître ainsi la vieille formule « vie active » que l’on trouvait sur les bulletins des élèves ayant atteint l’âge de la fin de la scolarité (16 ans), ce que je pouvais observer dans les conseils de seconde de mon lycée d’Aubervilliers, une à deux décisions en moyenne par classe de seconde. Cette nouvelle mesure fut souvent mal accueillie. J’entendais en salle des profs : « On va se les garder jusqu’à la majorité ! » C’est ainsi la fin d’une très vieille pratique que j’ai rappelée dans l’ouverture de cette série[3]. Liée à cette obligation, il y a celle de la formulation des propositions dans le cadre des voies d’orientation définies par décret pour chaque palier. C’est là une petite révolution qui aura bien du mal à s’imposer.
On trouvait souvent, notamment en collège, pour des élèves trop jeunes pour être envoyés en vie active, la formule : apprentissage. Mais l’apprentissage n’étant pas une formation scolaire, elle ne peut être considérée comme une orientation possible, et l’apprentissage n’apparaît dans aucune liste des voies d’orientation. Ceci fera l’objet de lamentations souvent entendues en conseil de classe : « on peut vraiment pas l’envoyer en apprentissage ? ». Pire, pour un élève, volontaire, et demandant à faire un apprentissage, le conseil de classe devait donner une orientation scolaire. Difficile à faire comprendre. Et sans doute, pour nombre de ces élèves, l’oubli de cette règle s’est produit.
Le redoublement n’est plus « accordé », mais il est de droit. Pour un élève qui n’obtient pas son affectation, les parents ont le droit de demander le redoublement, et le chef d’établissement est tenu de reprendre l’élève. Il en est de même pour l’issue d’un examen non obtenue, le bac en particulier.
L’objectif général de ces décisions est au fond de réduire les sorties du système scolaire sans formation. L’insertion des jeunes est désormais un problème public. Le Premier ministre Raymond Barre, en avril 1977, avait lancé le pacte national pour l’emploi des jeunes, et en 1982 suite à la publication du rapport Schwartz (L’insertion professionnelle et sociale des jeunes), la politique interministérielle mettra en place les PAIO et les Missions locales.
La seconde de détermination
En seconde, une modification, due à la définition des voies d’orientation, fut très difficile à faire accepter. À l’issue de la seconde de détermination, les voies d’orientation étaient les filières menant aux différents bacs, et sinon au redoublement. Jusque-là, la seconde était le deuxième rempart pour protéger les bacs généraux notamment. Les « mauvais » élèves étaient, soit exclus par la formule vie active, évoquée plus haut, soit réorientés en BEP. Selon les établissements et les sections, ce flux d’élèves pouvait atteindre entre 10 à 20 %. Aujourd’hui il est en dessous de 5 %. Cette modification prendra du temps, d’autant plus que le ministère lui-même soutient peu cette modification réglementaire comme nous allons le voir.
Sur le terrain, à l’époque, le message est clair : « à partir du moment où ils sont rentrés en lycée, vous gardez les élèves jusqu’au bac ! » Ce qui est très mal perçu dans les salles de professeurs des lycées à l’époque. Conseiller d’orientation, j’observe que les décisions d’orientation vers le BEP se poursuivent dans les lycées du district. Pour ma part je rappelle à mon proviseur les obligations, mais il m’oppose, et il n’est pas le seul à le faire, le fait que l’académie lui envoie des tableaux de statistiques d’orientation où apparaît le BEP comme objet d’une décision. Ils ont donc tout à fait raison de poursuivre cette pratique.
Quelques années plus tard, en 1990, je suis recruté au SAIO de Versailles. J’essaye donc de convaincre le CSAIO de modifier ce fameux tableau. Mais il considère qu’il ne peut pas : lui-même doit faire remonter des chiffres dans ces tableaux, envoyés par le ministère, où apparaît le BEP comme décision d’orientation ! Et les « réorientation » se poursuivent.
Devenu directeur de CIO en 1992, j’ai notamment sur mon territoire deux lycées, nouvelle génération, ils ont 5 à 6 ans d’existence. Tous les deux ont un taux de non-passage en première très important. L’un recrute une population aisée, et présente un taux d’appel très important, favorisé par le chef d’établissement qui ne peut prendre des décisions contraires à son équipe pédagogique. L’autre a un taux très faible d’appel, car le chef d’établissement use d’ultimatum, « je ne vous reprendrais pas si vous faites appel ». Durant cette première année de direction, j’ai beau expliquer la procédure d’orientation à mes collègues conseillers d’orientation-psychologues, ayant des doutes sur mon « interprétation », il n’interviennent pas en conseil de classe pour rappeler la réglementation. En fin d’année, je participe à la commission d’appel qui va examiner les cas provenant du deuxième établissement : 10 cas d’appel seulement, mais dont 9 pour lesquels la seule décision d’orientation est BEP.
Donc au premier cas examiné, je signale le vice de forme. En l’absence de décision d’orientation réglementaire, la commission d’appel doit donner son accord à la demande de la famille. Surprise des participants, et c’est un euphémisme. Le président de la commission fait appeler au téléphone l’IA, qui confirme la réglementation qui est explicite dans la circulaire rectorale. Tollé des participants et des professeurs principaux qui présentent les cas, mais l’accord aux familles est décidé pour les 9 cas en question.
Le chef d’établissement concerné écrit au recteur, et le CSAIO confirme l’état de la réglementation, il écrit alors au ministère, qui confirme. L’année suivante le CSAIO décide de modifier les tableaux envoyés aux établissements : le BEP n’apparaît plus comme décision d’orientation possible. Mais la collègue chargée des statistiques au SAIO a bien du mal à les faire remonter, car le ministère continue d’envoyer ses tableaux et les statistiques nationales font toujours apparaître le BEP comme orientation en fin de seconde.
Au milieu des années 90, je participe à l’enquête de la DEP sur les services d’orientation[4] (La fonction de conseiller d’orientation-psychologue vue par les différents acteurs, – DEP Rapport de la direction de l’évaluation et de la prospective N° 94 – Octobre 97. J’y rencontre le responsable du bureau de l’orientation de l’époque, et je luis soulève le problème. En fait, ce n’est pas le bureau de l’orientation du ministère qui gère et produit ce tableau, mais un bureau de statistique[5]. Il a lui-même déjà tenté d’expliquer le problème, mais rien n’y fait !
En 2003, participant à la formation nationale des directeurs de CIO à l’ESEN, je rencontre le responsable de l’époque du bureau d’orientation et de l’insertion à qui j’ai déjà rappelé le problème. Il m’annonce que l’an prochain les tableaux envoyés dans les académies pour la remontée des statistiques, et ceux donnant ces résultats seront conformes à la réglementation concernant les procédures d’orientation. Mais cela fait un moment que la préparation de la rentrée ne s’appuie plus sur les statistiques de l’orientation…
En 2014 la DEPP publie une note d’information à propos de l’orientation en fin de seconde[6]. Le tableau en page 2 indique, parmi les décisions finales, le second cycle professionnel (y compris l’apprentissage). Aujourd’hui, Eduscol rappelle la réglementation,[7] mais l’État de l’école[8], derrière un titre tel que « orientation des élèves » propose des tableaux titrés « répartition des effectifs ».
Et la grande confusion se poursuit.
Bernard Desclaux
[1] Valentin BIRET. (2022). Chars russes à Paris, communisme et fuite des notables : l’électrique présidentielle de 1981. https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/2021-11-17/chars-russes-a-paris-communisme-et-fuite-des-notables-lelectrique-presidentielle-de-1981-6394fcf4-f6e1-4c03-a072-bedfd2ec9f50
[2] Pour une étude fouillée du mouvement des recteurs, voir DINET, Florence. La nomination des recteurs. Un enjeu majeur pour la mise en œuvre des politiques éducatives dans les années 1980 In : Les recteurs : Deux siècles d’engagements pour l’École (1808-2008) [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2009 (généré le 13 mai 2023). Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/pur/121992. ISBN : 9782753566521. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.121992 .
[3] Les Nouvelles procédures d’orientation ont cinquante ans (I) https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2023/04/07/les-nouvelles-procedures-dorientation-ont-cinquante-ans-i/
[4] La fonction de conseiller d’orientation-psychologue vue par les différents acteurs, – DEP Rapport de la direction de l’évaluation et de la prospective N° 94 – Octobre 97
[5] Rappelons-nous le témoignage de Raphaël Begarra déjà rapporté. Les Nouvelles procédures d’orientation ont cinquante ans (IV). https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2023/05/02/les-nouvelles-procedures-dorientation-ont-cinquante-ans-iv/
[6] Note d’information n° 31, septembre 2014. https://www.education.gouv.fr/orientation-les-trois-quarts-des-eleves-de-seconde-generale-et-technologique-souhaitent-preparer-un-3701
[7] Procédure d’orientation en fin de seconde. https://eduscol.education.fr/840/procedure-d-orientation-en-fin-de-seconde
[8] L’État de l’école, 2022. https://www.education.gouv.fr/EtatEcole2022
Merci Bernard pour cette saisissante évocation d’une époque que j’ai bien connu aussi…Hélas elle confirme, qu’entre la réglementation et les pratiques des acteurs de terrain, il y a un gouffre : Celui provoqué par des états d’esprits structurés par une logique de compétition et de sélection…Faut il chercher plus loin la « fracture sociale » qui mine notre pays ? Elle montre aussi que Savary était sans doute le ministre qui pouvait changer profondément le système…La mobilisation conservatrice contre sa loi « Public/Privé » de 1983 en a été la preuve éclatante …Et aujourd’hui, si je comprend bien, la confusion persiste ? C’est plus que de la confusion il me semble: Un dénie massif de la réglementation en fait .
Ne pourrait-on pas lire cette persistance à maintenir la voie professionnelle comme voie d’orientation après la seconde de détermination comme l’expression d’une culture éducative plus forte que toutes les volontés de changement, culture qui met en système ségrégation des savoirs et ségrégation des voies de formation ? On peut en trouver une illustration très actuelle avec la « nouvelle 6e » mise en oeuvre à la rentrée prochaine, où les plus fragiles se voient offrir une heure de soutien en math ou en français quand les plus à l’aise se voient offrir une heure d’approfondissement pour « cultiver leur excellence » ? Selon la DEPP, « moins de 5 % des élèves les plus faibles en 6ème en mathématiques et dans certains domaines du français parviennent à se hisser parmi les élèves les plus performants en 3ème ». Les écarts ont peu de risque de changer avec cette « nouvelle 6e » !
Au fond, aider les « faibles » est dangereux pour les « forts », il s’agit donc de maintenir les écarts au risque de les creuser. Lors de la sixième Haby il y a eu également l’apparition de ces deux types d’options. Mais ce genre de conflits peut également se vivre dans un établissement. Il y a longtemps, lors d’un stage, je suis tombé sur un établissement organiser autour de deux types de classes reproduisant cette distinction. Je pensais que les équipes étaient en conflit. Mais pas du tout, il y avait une parfaire compréhension et accord sur la situation. Chacun y trouvait ainsi son compte, les « pédagogues », les sociaux, pouvaient exercer leur activité comme il l’entendaient, et les « méritocrates », la leur. Un parfait arrangement local comme disait Duterq.