Poursuivons l’évolution des nouvelles procédures d’orientation. Il sera ici question de l’introduction de l’entretien. L’examen d’appel ayant disparu au début des années 1980, la preuve, apportée par la mise à l’épreuve scolaire a définitivement disparu, après cent ans d’existence, et l’élaboration de la décision d’orientation suppose des échanges entre les différents partis. Mais l’institution tient à définir les différents espaces de ces rencontres.
L’entretien avec le chef d’établissement
En 1991, une nouvelle étape est introduite dans la procédure d’orientation. Au troisième trimestre, si, après le conseil de classe, il y a toujours un désaccord entre la proposition du conseil de classe et la demande des parents, ceux-ci sont reçus par le chef d’établissement et à l’issue de l’entretien, le chef d’établissement prend une décision d’orientation. S’il y a alors toujours un désaccord avec la demande des parents, ceux-ci peuvent faire appel, et leur demande sera examinée par la commission d’appel.
Jusqu’à présent, je n’avais pas évoqué la distinction entre proposition et décision. Nous sommes dans un curieux système qui se veut libéral[1]. Depuis très longtemps, on joue entre l’affirmation de la liberté des parents, responsables de leurs enfants, et donc qui doivent être décideurs de l’orientation, et le pouvoir enseignant fondant leur autorité sur les élèves. Rappelons que l’avis d’orientation nécessaire pour signer un contrat d’apprentissage n’était qu’un avis. Le choix de la filière d’orientation professionnelle (mécanicien, plombier ; etc.) est de la responsabilité de la famille et ne ressort pas du conseil de classe. Pour « résoudre cette tension », on a joué sur les mots. Le conseil de classe du troisième trimestre formulait une proposition d’orientation, et si la famille l’acceptait, cette proposition devenait une décision. Donc en l’état, l’exercice de la responsabilité familiale reposait sur l’acceptation ou l’opposition au conseil de classe, au chef d’établissement, à l’État, donc. Imaginons l’inverse !
On est là dans une logique politique. Sauf qu’il y a également un droit administratif, or, dans ce droit, un usager ne peut demander un recours que face à une décision administrative, et la proposition n’est pas une décision administrative. D’où l’introduction de cette étape et de la formulation par le chef d’établissement d’une décision d’orientation.
Mais il y a une autre raison à l’apparition de cette étape. Cette étape devait permettre deux choses : réduire les désaccords à examiner par les commissions d’appel, mais aussi redonner un pouvoir aux chefs d’établissement en leur permettant d’être à distance de la pression des conseils de classe. Bien difficile d’estimer l’effet réel. Il n’existe aucune statistique de cette étape. J’en ai parlé aux différents responsables du Bureau de l’information et de l’insertion du Ministère, bien conscients du problème, mais qui n’ont aucune responsabilité en la matière. Et aujourd’hui, les statistiques publiées portent sur les décisions d’orientation après « entretiens ». Ce que l’on sait, tout de même, c’est que les premières années, les chefs d’établissement sont prudents et donnent très peu raison aux parents. Et peu à peu, les enseignants se plaignent que les propositions des conseils de classe sont de plus en plus laxistes.
Les commissions d’appel et leur fonctionnement ne sont pas modifiés. En commission d’appel, directeur de CIO, je fais remarquer souvent que le professeur principal ne peut expliquer la décision prise par le chef d’établissement. Mais bien sûr peine perdue. Et la situation se poursuit encore aujourd’hui, le professeur principal présente toujours le cas devant la commission d’appel. En effet, difficile de penser qu’un chef d’établissement soit amené à expliquer devant ses pairs sa décision.
Les entretiens personnalisés
Les professeurs principaux (PP), à l’origine, avaient surtout une fonction administrative. Ils étaient chargés des tâches matérielles du recueil de l’information, des fiches, des dossiers. La numérisation n’existait pas encore. Petit à petit, le ministère demande aux PP d’échanger avec les élèves et les parents pour faire comprendre le fonctionnement des procédures, comprendre et faire clarifier les demandes d’orientation, aider d’une manière générale les élèves et les familles à prendre leur décision. Une prime, l’ISO, est versée pour cette tâche. Le versement de l’ISO au plan national dépasse de beaucoup la totalité de la rémunération des conseillers d’orientation-psychologues.
Au cours des commissions d’appel, il n’était pas rare qu’il soit demandé au PP s’il avait rencontré les parents au cours de l’année, et s’il ne l’avait pas fait, la décision d’orientation devenait suspecte. La rencontre avec les parents, les échanges avec l’élève, sont devenus, aux yeux des différents acteurs, totalement des moments nécessaires dans le bon déroulement de la procédure.
Il a fallu, tout de même, attendre 2008 pour qu’une institutionnalisation s’opère au travers de la publication de circulaire de préparation de la rentrée qui indique : « Des entretiens personnalisés seront réalisés par les professeurs principaux, avec l’appui des conseillers d’orientation-psychologues, en classes de 3ème, de 1ère et de terminale des LGT (le plus tôt possible dans l’année), ainsi qu’en lycée professionnel. La présence des parents sera systématiquement recherchée lors des entretiens personnalisés. »[2]
Mais quelle est la nature de ces entretiens : des entretiens d’aide, des entretiens d’exploration, des entretiens de conseil ? Les modèles se bousculent, mais aussi les participants. Les conseillers principaux d’éducation y interviennent par exemple. Du coup, l’enfant peut se retrouver entouré d’un groupe d’adultes, ce qui ne facilite peut-être pas son expression.
L’entretien avec un enseignant est maintenant largement promu par le ministère dans le cadre de l’accompagnement du lycéen de terminale. Des formations sont organisées dans les académies, et l’ONISEP a proposé des supports[3].
D’une logique à une autre
L’institution a développé de plus en plus des activités d’élaboration de la décision d’orientation hors de l’espace du conseil de classe. Le conseil de classe, conçu comme un espace fermé et secret, appliquait un pouvoir absolu reposant sur un calcul (circulaire de 1890). Il est ensuite devenu non plus un espace de sentence issue d’un calcul, mais un espace de jugement après l’expression des différents points de vue. Des « étrangers » ont été incorporés à ce fonctionnement : les représentants des parents d’élève et les délégués des élèves. L’entretien avec le chef d’établissement vient boucler le processus interne à l’établissement de réduction du désaccord. Ces étapes, les conseils de classe du deuxième et du troisième trimestre, et l’entretien avec le chef d’établissement sont censés réduire de plus en plus le désaccord.
Avec l’institutionnalisation de l’entretien personnalisé, on peut interpréter ces modifications, ces ajouts, d’une autre manière, en faisant appel, au moins en partie, à la théorie de la traduction de Michel Callon et Bruno Latour[4]. « Ainsi, la traduction est un processus qui comprend plusieurs étapes : la problématisation qui consiste en un repérage collectif d’une situation susceptible de réunir les acteurs, l’intéressement qui vise à mobiliser les acteurs, l’enrôlement qui intègre les acteurs à la démarche, la mobilisation des alliés qui s’efforce de créer une irréversibilité sur la démarche… Le processus est jalonné de controverses qui permettent aux acteurs de traduire leurs positions et ainsi de co-construire le sens. »[5] En créant l’obligation de ces rencontres, l’institution rend possible le processus d’enrôlement, passant ainsi d’une logique du traitement du désaccord à une logique de co-construction.
Bernard Desclaux
[1] Liliane Maury, « Lettre aux instituteurs », Bibnum [En ligne], Sciences humaines et sociales, mis en ligne le 01 mai 2011, consulté le 03 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/bibnum/799
[2] PRÉPARATION DE LA RENTRÉE 2008, C. n° 2008-042 du 4-4-2008 https://www.education.gouv.fr/bo/2008/15/MENE0800308C.htm
[3] Voir sur la page d’Eduscol qui rassemble le matériel proposé par l’ONISEP comme la fiche professeur : l’entretien personnalisé d’orientation, mais aussi la fiche élève. https://eduscol.education.fr/2236/parcoursup-l-orientation-du-lycee-vers-l-enseignement-superieur
[4] Voir, AKRICH, M. ; CALLON, M. ; LATOUR, B. (2006). Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Presses des mines de Paris. Voir également 2008: Problématisation, intéressement, enrôlement La sociologie de la traduction est-elle utile pour le développement ? https://anthropo-impliquee.org/2013/12/04/2008-problematisation-interessement-enrolement-la-sociologie-de-la-traduction-est-elle-utile-pour-le-developpement/ . Pour ma part, j’ai décrit et utilisé le modèle de Callon et Latour dans Desclaux, B. L’éducation en orientation en tant qu’innovation. » Perspectives documentaires en éducation, n° 60, 2003, L’éducation à l’orientation, pp 19-32. https://www.academia.edu/75007356/L%C3%A9ducation_%C3%A0_lorientation_en_tant_quinnovation_L%C3%A9ducation_%C3%A0_lorientation .
[5] Anton, P., Grimand, A., Boespflug, M. & Becuwe, A. (2021). Piloter le changement par un projet sur les valeurs managériales : contribution des espaces de concertation comme instrument de gestion et d’innovation de l’action publique. Gestion et management public, 9(1), 37-57. https://doi.org/10.3917/gmp.091.0037
La logique de « Co-construction », personnellement je ne l’ai jamais vraiment ressenti… C’était plutôt une logique de « persuasion » qui s’exerçait : La co-construction présuppose qu’il n’y a pas de formation « implicitement » privilégiée dans l’esprit de celui qui détient le pouvoir, ni de formation « interdite » à priori…
La consigne était souvent : » Il faut convaincre les Parents, donc il nous faut tous dire la mème chose » … Il me semble que la valeur ajoutée du Conseiller était justement de ne pas jouer ce jeux de dupe, d’apporter un autre regard, d’autres perspectives….C’était notre honneur professionnel en jeux non ? ….Et le respect total du sujet en recherche de son avenir et de ses proches.
En effet Jean-Marie, et on peut même dire que cette extension des « rencontres », des entretiens, faisait que le champ de la persuasion s’étendait. Mais aussi des deux côtés, d’une certaine manière, et si, comme tu l’as fait, nous pouvons témoigner de ces demandes de persuader tel ou tel de la « bonne décision », on se doit également de noter que beaucoup d’enseignants se plaignent d’être sous la pression des parents, que tout se négocie et qu’il reçoivent de plus en plus de réclamations, de demandes de modifications de rectifications des notes. D’autres se plaignent du laisser-faire des chefs d’établissement. Autrement dit, la « co-construction » n’est pas nécessairement dans la réalité vécue, un espace heureux, mais souvent une extension de la conflictualité.
Un autre niveau de réponse à ta remarque, serait de considérer la différence entre l’intension institutionnelle (pour faire de l’anthropomorphisme) et la pratique des différents acteurs. Un exemple déjà évoqué, la question des notes. La notation n’existe plus dans la loi et les décrets. On y parle de suivi et d’observation des élèves, de compétences. Et pourtant dans la pratique, y compris administrative, les notes sont toujours bien présentes. On verra à l’œuvre cette distinction dans un prochain billet à propos de l’expérimentation de l’orientation « à la main des parents ».
En tout cas merci de cette remarque.
La suppression des procédures d’orientation réduirait considérablement le champ de la conflictualité …..
Voir notre tribune co-signée (Desclaux et Quairel) publiée sur LeMondre.fr « Supprimer les procédures d’orientation au collège pour faire respirer le système éducatif » https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/01/24/supprimer-les-procedures-d-orientation-au-college-pour-faire-respirer-le-systeme-educatif_6159034_3224.html et repris sur ce blog https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2023/01/30/supprimer-les-procedures-dorientation-au-college/
Voir également sur ce blog : Réponses aux commentaires de notre tribune, https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2023/03/13/reponses-aux-commentaires-de-notre-tribune/