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Michel Lussault

Les “humanités” : pourquoi, pour qui ? 1.

Le 17 octobre dernier, le New York Times consacrait un forum (dans sa rubrique internet : Room of Debate) à la question suivante : Do Colleges Need French Departments ? Cela faisait suite à l’annonce de la décision de la State University of New York à Albany (SUNYA) de fermer les programmes de Français, Italien, Russe, Lettres classiques et Théâtre, au motif des coûts trop importants de ces enseignements au regard de la faiblesse du nombre d’étudiants inscrits. Cette annonce confirmait une propension : pour faire face à leurs problèmes budgétaires, des universités, certes pas encore les plus prestigieuses, (des Colleges, plus encore) s’engagent dans des procédures d’allègement de la contrainte financière — alors que la hausse des droits d’inscription ne peut plus guère être utilisée, compte tenu des niveaux records atteints par ceux-ci.

Souvent la fermeture de programmes en langues et humanités apparaît comme une solution facile, notamment parce qu’il s’agit de cours qui accueillent  peu de personnes. Aujourd’hui, la tendance est réelle de privilégier des enseignements plus attractifs, plus rémunérateurs et correspondant même parfois à une attente montante des étudiants, en cette période d’incertitude économique, de trouver des programmes plus clairement en prise avec l’emploi (ce que les américains nomment Vocational Program).

Il s’agit sans aucun doute d’une évolution qui préoccupe, au-delà du cercle des spécialistes ; preuve en est l’écho que le New York Times a donné à l’annonce faite par cette université publique – qui fait partie de l’important « système » de la State University of New York. Dans le cadre du forum organisé par le quotidien, la philosophe Martha Nussbaum dénonce avec force, au-delà du cas d’espèce de SUNYA, un choix plus général des décideurs qui consiste à rogner sur les humanités, choix qui selon elle est dévastateur et contreproductif. En effet, elle ouvre ainsi sa contribution :

« Cuts in the humanities are bad for businnes and bad for democracy. Even if a nation’s only goal were economic prosperity, the humanities supply essential ingredients for a healthy business culture ».

Martha Nussbaum (professeur de philosophie du droit et d’éthique à l’université de Chicago) a publié recemment aux presses de Princeton un livre qui a connu un réel écho dans les milieux cultivés (dans un contexte où la montée en puissance du mouvement Tea Party ne laisse pas d’inquieter lesdits milieux). Non for Profit : Why Democracy Needs the Humanities. Elle y souligne la fragilisation, partout au monde, de l’enseignement des humanités et montre que celles-ci constituent pourtant un des substrats de toute société démocratique ouverte. Dans son article du New York Times, elle reprend cette thèse et insiste aussi sur l’apport des lettres et des sciences humaines à la constitution d’une ambiance propitiatoire à la bonne marche de l’économie. Elle tente de ne pas cantonner son plaidoyer au champ de la défense de la culture pour elle-même, ce qui est tactiquement adroit et stratégiquement fondé.

La plupart des intervenants du forum du New York Times regrettent la décision de l’université d’Albany et déplorent un sournois affaiblissement de l’éducation supérieure, minée par la fragilisation des humanités. Il importe toutefois de signaler que le même New York Times s’émouvait le 26 octobre des médiocres résultats des Etats-Unis aux tests de compétences scientifiques des étudiants de premier cycle universitaire. En effet, les USA apparaissent, selon l’Académie nationale, au 27e rang sur 29 des pays développés en matière de proportion d’étudiants diplômés en sciences et en ingénierie. Et selon le Forum économique mondial, les Etats-Unis arrivent en 48e position (sur 133 pays classés) en ce qui concerne la qualité de l’enseignement en mathématiques et sciences.  Si la disparition de programmes d’humanités inquiète, la faiblesse des connaissances scientifiques ne suscite pas moins d’alarmes. Le système américain, souvent donné en exemple, connaît donc des difficultés de fond, que les problèmes financiers rendent plus aigus encore.

Une des participantes au forum exprimait clairement une telle interrogation fondamentale :

« Goodbye humanities, Hello, vocational education. Unfortunately, there is a difference between higher education and job training » (Ellen Schrecker, professeure d’histoire à l’université Yeshiva).

Cette sentence traduit bien la distance qui existe classiquement aux Etats-Unis entre la formation universitaire, qui se doit d’apporter des bagages intellectuels généraux et qui constitue encore la référence pour le plus grand nombre des américains, et ce que nous nommerions des formations plus professionnalisantes. Ellen Schrecker dramatise sans doute sa prise de position (la notion de profesionnalisation n’étant pas comparable en France et aux Etats-Unis dans un contexte où les cursus supérieurs ne sont pas structurés en silos disciplinaires), mais elle exprime une préoccupation qui gagne du terrain.

Ce forum du New York Times me semble très intéressant : il montre que les questions, liées, de l’enseignement supérieur des sciences humaines et sociales et de l’avenir de celles-ci ne sont pas l’apanage de la France. Martha Nussbaum, dans son livre, souligne même que la plupart des pays aujourd’hui connaissent de tels débats, souvent passionnés.

Schématiquement, on peut estimer que ces débats, quels que soient les pays où ils adviennent, recouvrent trois types d’interrogations – au vrai complémentaires et peu dissociables  :

1. Qu’en est-il précisément de ce domaine de la connaissance nommé sciences humaines et sociales par les uns, humanités par d’autres (ce dernier mot revenant ces temps-ci au goût du jour), lettres pour d’autres encore etc ? Ainsi, le choix d’un intitulé pour circonscrire un tel champ de connaissance n’est pas trivial et cette dispute montre d’ailleurs que l’organisation de ce champ est encore un enjeu. En particulier, lorsqu’on privilégie l’approche en termes de sciences sociales, on participe d’un autre rapport aux objets de connaissance, aux méthodes d’investigation, aux formes de structuration de la recherche que lorsqu’on se place dans la perspective des «humanités ». Un telle question possède une dimension internationale, car les sémantiques ne sont pas les mêmes dans les différentes langues et les traditions académiques sont aussi fort variées.

2. Quelle que soit la nomenclature utilisée, bien des discussions se cristallisent sur le problème des finalités des disciplines ici évoquées. S’agit-il de purs savoirs d’érudition, attachés au seul ciel des idées ? Doit-on y voir des connaissances critiques à fortes implications sociales et politiques, ce qui exigerait qu’on écarte toute préoccupation instrumentale de professionnalisation, de « soumission » à une logique externe, quelle qu’elle soit ? Ou faut-il a contrario insister sur l’employabilité d’un individu dès lors qu’il maîtrise les savoirs et compétences des « SHS » ou humanités. L’exclamation d’Ellen Schrecker, comme le livre de Martha Nussbaum participent de cette dispute.

3. A l’heure où l’évolution de l’enseignement supérieur est, dans de nombreux pays, l’objet de bien des interrogations, notamment du fait des incertitudes sur le financement des universités, comment doit-on aujourd’hui envisager l’enseignement des ces « matières », à tous les niveaux du cursus LMD ? Quels contenus privilégier, quelles méthodes choisir, comment évaluer les étudiants etc ?

Dans un certain nombre de pays où les filières de SHS furent ou sont encore touchées par une massification notable et une augmentation rapide du nombre d’étudiants (comme en Italie, en Espagne, en France, au Maghreb, en Afrique) ce débat prend souvent un tour catastrophiste. On évoque une crise, on dépeint un avenir sombre, voire pas d’avenir du tout ! pour tout ce que l’on rassemble sous la bannière des filières de sciences humaines et sociales. Celles-ci, pas toujours dotées, loin de là, de moyens financier à la hauteur des besoins, accueillant de nombreux jeunes issus de milieux sociaux peu favorisés, apparaissent fréquemment comme de moins en moins aptes à offrir une véritable perspective pour les étudiants et on met en question leur pertinence pour former des individus à trouver leurs voies. Il va de soi qu’une telle approche ne se constate sans doute pas partout, comme le montre le cas américain, où une part des humanités souffre de désaffection du public.

En tout cas, ce sujet doit retenir l’attention, car réfléchir à l’avenir de l’université ne consiste pas à se contenter d’aborder les questions organisationnelles. Il faut aussi pénétrer au cœur du projet éducatif et intellectuel de la formation supérieure.

A suivre.

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