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Philippe de Lara

une démission exemplaire

Annick Stevens, docteur en philosophie, “chargée de cours” (c’est-à-dire maître de conférences HDR) à l’Université de Liège depuis 2001, a décidé de démissionner de l’université.

Pour les Anciens, les exempla n’était pas des modèles à suivre ou des « éléments de langage » pour sermons, mais des récits nous permettant de réfléchir sur la condition humaine et de trouver notre chemin vers le bien. En ce sens le geste d’Annick Stevens est exemplaire. Non pas parce qu’il nous inviterait à faire comme elle, c’est-à-dire à quitter l’université, mais parce que sa décision et l’exposé des motifs qui l’accompagne sont une leçon de morale politique : les démocraties libérales sont menacées de perdre le sens de l’université, et le pire est que, jusqu’à présent, elles ne s’en rendent pas compte.

Pas seulement parce que les universités subissent des politiques néfastes, pas seulement parce que « la société de la connaissance » se traduit par l’asservissement de la connaissance à l’économie, pas seulement parce que l’enseignement supérieur et la recherche sont frappés d’une fièvre managériale et évaluationniste inoculée par des médecins de Molière persuadés de soigner le malade alors qu’ils sont en train de le tuer.

Non, ce n’est pas cela, qui est pourtant grave, qui suffit à justifier la démission d’Annick Stevens. S’y ajoute l’assentiment général et, pire encore, celui de nombre d’universitaires (de sorte que, au passage, l’incrimination du pouvoir économique est partielle et consolatoire, tant les orientations en cause, « néo-libérales » si l’on veut, sont diffuses) : trop d’instances administratives et collégiales dans les universités mettent tout leur zèle à aller au devant de cette pression des bureaucraties européennes, nationales et régionales et des (soi-disant) marchés. Trop de collègues y apportent une complicité active ou résignée, quand ils ne veulent pas voir l’immense atteinte à leur liberté et à leur raison d’être qui se cache derrière ces formulaires dont nous ne pouvons remplir la moitié des cases, derrière le dévoiement de la notion d’excellence, derrière le jargon des compétences, de l’évaluation transversale, de l’insertion dans le champ, etc. Que dire de ceux qui donnent une allure et une caution scientifiques à des institutions purement bureaucratiques comme la course aux classements ou la labellisation arbitraire des revues ? Malheureusement, une grande part de ce qui se fait sous le nom d’AERES n’est que l’application systématique de cette bureaucratisation de la recherche, et ce malgré les efforts des collègues qui essaient de l’intérieur de freiner le rouleau compresseur. Je m’efforce dans ce blog d’analyser ces évolutions néfastes, de peser ce qui est compatible et ce qui ne l’est pas avec la vocation de l’université. Annick Stevens, elle, a agi. Elle s’explique, sans nostalgie ni outrance, et nous invite à refuser de négocier l’inégociable.

La publication de cette lettre aujourd’hui a son kairos : le CNU récemment renouvelé a commencé son travail et ses sections ont une mission difficile, mettre en place l’évaluation scientifique des universitaires, qui n’avaient lieu qu’à l’occasion de certaines promotions et qui est désormais systématique pour tous les universitaires (je ne dirai plus jamais « enseignant-chercheur »). Les sections du CNU sauront-elles éviter le piège de l’évaluation bureaucratique et l’esprit de secte (les deux font la paire, chacune étant la dupe de l’autre), inventer une évaluation authentiquement académique ? Le geste d’Annick Stevens nous met devant cette responsabilité.


POURQUOI JE DÉMISSIONNE DE L’UNIVERSITÉ APRÈS DIX ANS D’ENSEIGNEMENT

par ANNICK STEVENS

Plus que jamais il est nécessaire de réfléchir au rôle que doivent jouer les universités dans des sociétés en profond bouleversement, sommées de choisir dans l’urgence le type de civilisation dans lequel elles veulent engager l’humanité. L’université est, jusqu’à présent, la seule institution capable de préserver et de transmettre l’ensemble des savoirs humains de tous les temps et de tous les lieux, de produire de nouveaux savoirs en les inscrivant dans les acquis du passé, et de mettre à la disposition des sociétés cette synthèse d’expériences, de méthodes, de connaissances dans tous les domaines, pour les éclairer dans les choix de ce qu’elles veulent faire de la vie humaine. Qu’à chaque époque l’université ait manqué dans une certaine mesure à son projet fondateur, nous le lisons dans les critiques qui lui ont constamment été adressées à juste titre, et il ne s’agit pas de s’accrocher par nostalgie à l’une de ses formes anciennes. Mais jamais elle n’a été aussi complaisante envers la tendance dominante, jamais elle n’a renoncé à ce point à utiliser son potentiel intellectuel pour penser les valeurs et les orientations que cette tendance impose à l’ensemble des populations, y compris aux universités elles-mêmes. D’abord contraintes par les autorités politiques, comme on l’a vu de manière exemplaire avec le processus de Bologne, il semble que ce soit volontairement maintenant que les directions universitaires (à quelques rares exceptions près) imposent la même fuite en avant, aveugle et irréfléchie, vers des savoirs étroitement utilitaristes dominés par l’économisme et le technologisme.

Si ce phénomène repose très clairement sur l’adhésion idéologique de ceux qui exercent le pouvoir institutionnel, il ne se serait pas imposé à l’ensemble des acteurs universitaires si l’on n’avait pas instauré en même temps une série de contraintes destinées à paralyser toute opposition, par la menace de disparition des entités qui ne suivraient pas la course folle de la concurrence mondiale : il faut attirer le « client », le faire réussir quelles que soient ses capacités (« l’université de la réussite » !), lui donner un diplôme qui lui assure une bonne place bien rémunérée, former en le moins de temps possible des chercheurs qui seront hyper productifs selon les standards éditoriaux et entrepreneuriaux, excellents gestionnaires et toujours prêts à siéger dans les multiples commissions et conseils où se prennent les simulacres de décisions — simulacres, puisque tant les budgets que les critères d’attribution et de sélection sont décidés ailleurs. De qualité, de distance critique, de réflexion sur la civilisation, il n’est plus jamais question. La nouvelle notion d’« excellence » ne désigne en rien la meilleure qualité de l’enseignement et de la connaissance, mais la meilleure capacité à engranger de gros budgets, de grosses équipes de fonctionnaires de laboratoire, de gros titres dans des revues de plus en plus sensationnalistes et de moins en moins fiables. La frénésie d’évaluations qui se déploie à tous les niveaux, depuis les commissions internes jusqu’au classement de Shanghaï, ne fait que renforcer l’absurdité de ces critères.

Il en résulte tout le contraire de ce qu’on prétend promouvoir : en une dizaine d’années d’enseignement, j’ai vu la majorité des meilleurs étudiants abandonner l’université avant, pendant ou juste après la thèse, lorsqu’ils ont pris conscience de l’attitude qu’il leur faudrait adopter pour continuer cette carrière ; j’ai vu les autres renoncer à leur profondeur et à leur véritable intérêt intellectuel pour s’adapter aux domaines et aux manières d’agir qui leur offriraient des perspectives. Et bien sûr j’ai vu arriver les arrivistes, à la pensée médiocre et à l’habileté productive, qui savent d’emblée où et avec qui il faut se placer, qui n’ont aucun mal à formater leur écriture pour répondre aux exigences éditoriales, qui peuvent faire vite puisqu’ils ne font rien d’exigeant. Hormis quelques exceptions, quelques personnes qui ont eu la chance d’arriver au bon moment avec la bonne qualification, ce sont ceux-là, les habiles médiocres, qui sont en train de s’installer — et la récente réforme du FNRS [analogue belge du CNRS] vient de supprimer les dernières chances des étudiants qui n’ont que leurs qualités intellectuelles à offrir, par la prépondérance que prend l’évaluation du service d’accueil sur celle de l’individu. Ces dérives présentent des variantes et des degrés divers selon les disciplines et les pays, mais partout des collègues confirment les tendances générales : concurrence fondée sur la seule quantité ; choix des thèmes de recherche déterminé par les organismes financeurs, eux-mêmes au service d’un modèle de société selon lequel le progrès humain se trouve exclusivement dans la croissance économique et dans le développement technique ; inflation des tâches administratives et managériales aux dépens du temps consacré à l’enseignement et à l’amélioration des connaissances. Pour l’illustrer par un exemple, un Darwin, un Einstein, un Kant n’auraient aucune chance d’être sélectionnés par l’application des critères actuels. Quelles conséquences pense-t-on que donnera une telle sélection sur la recherche et les enseignements futurs ? Pense-t-on pouvoir encore longtemps contenter le « client » en lui proposant des enseignants d’envergure aussi étroite ? Même par rapport à sa propre définition de l’excellence, la politique des autorités scientifiques et académiques est tout simplement suicidaire.

Certains diront peut-être que j’exagère, qu’il est toujours possible de concilier quantité et qualité, de produire du bon travail tout en se soumettant aux impératifs de la concurrence. L’expérience dément cet optimisme. Je ne dis pas que tout est mauvais dans l’université actuelle, mais que ce qui s’y fait de bon vient plutôt de la résistance aux nouvelles mesures imposées que de leur application, résistance qui ne pourra que s’affaiblir avec le temps. On constate, en effet, que toutes les disciplines sont en train de s’appauvrir parce que les individus les plus « efficaces » qu’elles sélectionnent sont aussi les moins profonds, les plus étroitement spécialisés c’est-à-dire les plus ignorants, les plus incapables de comprendre les enjeux de leurs propres résultats. Même les disciplines à fort potentiel critique, comme la philosophie ou les sciences sociales, s’accommodent des exigences médiatiques et conservent toujours suffisamment de conformisme pour ne pas être exclues de la bataille productiviste, — sans compter leur incapacité à affronter l’incohérence entre leurs théories critiques et les pratiques que doivent individuellement adopter leurs représentants pour obtenir le poste d’où ils pourront se faire entendre.

Je sais que beaucoup de collègues partagent ce jugement global et tentent héroïquement de sauver quelques meubles, sur un fond de résignation et d’impuissance. On pourrait par conséquent me reprocher de quitter l’université au moment où il faudrait lutter de l’intérieur pour inverser la tendance. Pour avoir fait quelques essais dans ce sens, et malgré mon estime pour ceux qui s’efforcent encore de limiter les dégâts, je pense que la lutte est vaine dans l’état actuel des choses, tant est puissante la convergence entre les intérêts individuels de certains et l’idéologie générale à laquelle adhère l’institution universitaire.

Plutôt que de s’épuiser à nager contre le courant, il est temps d’en sortir pour créer autre chose, pour fonder une tout autre institution capable de reprendre le rôle crucial de transmettre la multiplicité des aspects des civilisations humaines et de stimuler la réflexion indispensable sur les savoirs et les actes qui font grandir l’humanité. Tout est à construire, mais il y a de par le monde de plus en plus de gens qui ont l’intelligence, la culture et la volonté pour le faire. En tous cas, il n’est plus temps de perdre ses forces à lutter contre la décadence annoncée d’une institution qui se saborde en se trompant d’excellence.

Annick Stevens, Docteur en philosophie,

Chargée de cours à l’Université de Liège depuis 2001.