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Stéphan Bourcieu

La stratégie des écoles de management à la croisée des chemins

Dans les marchés matures, lorsque la croissance s’essouffle, on observe généralement une double évolution de la stratégie d’offre produit à partir de la même gamme initiale :
• d’une part, des produits qui répondent à une sophistication des usages, ce qui entraine une augmentation des prix ;
• de l’autre, des produits qui répondent à une popularisation des usages avec un abaissement continu des prix.
La part de marché des produits haut de gamme et celle de l’offre compétitive sont en croissance au détriment, parfois très fort, du marché initial, de milieu de gamme.

Sur les marchés matures, on observe des prix qui continuent de baisser pour les entreprises qui suivent des stratégies de compétitivité et, à l’inverse, des prix qui peuvent monter fortement pour les concurrents qui suivent des stratégies de différenciation fondées sur des segmentations fines. Les écarts de prix se font alors selon des rations élevés : ils traduisent les différentes stratégies entre concurrents. Seules l’option de la compétitivité prix et de la recherche de volume ou l’option de la différenciation sont des positionnements profitables et pérennes. Le non-choix (stuck in the middle, pour reprendre l’analyse de Porter) peut être coûteux car il répond plus au marché, incapable de répondre aux attentes des consommateurs du segment compétitif en termes de prix, pas plus que de répondre à celles du segment premium en terme de différenciation.

1. Les écoles à la croisée des chemins
Après avoir connu une croissance forte et ininterrompue au cours de la décennie écoulée, le développement des Programmes Grandes Ecoles (PGE) dans les écoles de management semble avoir atteint un plafond depuis 2010. Contrecoup de la crise ? Effets défavorables de la démographie dans les classes préparatoires ? Concurrence accrue des IEP, de l’université et des formations internationales ? Les raisons invocables ne manquent pas. Toujours est-il qu’après dix années exceptionnelles, les inscriptions aux concours des écoles de management (BCE) sont en légère baisse tandis que les admissions parallèles progressent, mais à un rythme moins élevé que par le passé. Le secteur, au niveau de son marché national, a ainsi atteint à un certain degré de maturité.
Dans un secteur économique traditionnel, cette arrivée à maturité se traduirait donc par une double évolution, telle que mentionnée ci-dessus, avec d’un côté une offre compétitive, centrée sur les coûts (assortie généralement de phénomène de croissance des entreprises et/ou de fusions afin d’accroître la taille critique et la capacité à générer des économies de coûts – l’actualité du rapprochement entre Peugeot et General Motors nous en donne un exemple parlant) et de l’autre, une offre différenciée. Sur le marché des PGE, on constate depuis quelques temps de tels rapprochements entre concurrents. Initiés par le CERAM et l’ESC Lille en 2009, qui a abouti à la création de SKEMA, ces projets de fusion se multiplient depuis quelques mois avec l’annonce du projet France Business School, le rapprochement entre Bordeaux Ecole de Management et Euromed Marseille ou encore celui annoncé entre Reims Management School et Rouen Business School. Parallèlement on assiste à une volonté des écoles d’augmenter significativement la taille de leurs effectifs (comme j’avais eu l’occasion de le constater dans un précédent post sur le syndrome de la sarisse). Toutes les caractéristiques d’un marché mature sont donc réunies, à quelques points près.

2. La domination par la taille plus que par le coût
La croissance de la taille des PGE observée dans les écoles de management vise-t-elle à améliorer la compétitivité par les coûts, comme cela se produit dans des secteurs traditionnels ? Certes, la croissance des effectifs permet d’amortir les coûts fixes sur un nombre plus important d’élèves. Pour autant, il n’est pas certain que les fusions soient génératrices d’économies d’échelle importantes comme le rappelait justement la directrice d’une institution pilote dans ce domaine (Li, 2011). D’autant plus que dans les cas évoqués, les fusions portent sur différents sites, ce qui ne facilite pas de telles économies d’échelles.
Et quand bien même ces économies d’échelle viendraient-elles à se réaliser, il n’est pas évident que cela ait un impact direct sur le marché. En effet, la compétitivité par les prix n’est pas un facteur dominant sur le marché des PGE. Si tel avait été le cas, une école comme Télécom Ecole de Management (TEM) (900 euros annuels de droits de scolarité en 2002 contre 5000 à 6000 euros pour la moyenne des ESC à cette époque) se serait imposée comme le leader du marché, ce qui n’a pas été le cas.
De fait, la volonté de croissance dans les écoles de management (qu’il s’agisse de croissance interne ou externe) n’a pas nécessairement pour objet la domination par les coûts, mais plus une recherche de domination par la taille en tant que telle. Celle-ci vise à répondre, entre autres, aux enjeux suivants :
• L’atteinte de la taille critique dans les activités académiques (taille critique du corps professoral pour couvrir l’ensemble des champs du management ; pour répondre à des appels d’offre de recherche).
• L’effet de taille dans les critères de classement des institutions (dans la presse, dans le classement de Shanghai).
• La taille critique pour être un acteur plus crédible vis-à-vis de partenaires académiques internationaux, souvent organisés sur le modèle universitaire et, de fait, raisonnant à une autre échelle que celle de la seule business school.

3. Quelles formes de différenciation ?
L’avantage concurrentiel d’un produit par la différenciation, quelle qu’en soit la nature, doit être significatif, défendable sur le long terme et économiquement viable. Le marché des PGE s’est caractérisé tout au long de la dernière décennie par une offre relativement indifférenciée, quoi que l’on en puisse en dire. On retrouve en effet des structures de programmes assez similaires, marquées par une forte ouverture internationale, un lien avec les entreprises (via les stages, l’apprentissage, les enseignements, etc.), une intégration progressive des enseignements d’ouverture, une pédagogie participative fondée sur les études de cas, etc. Seuls les dosages sont susceptibles de varier d’une institution à l’autre.
Sur le fond, peu d’éléments ont, par le passé, été réellement différenciant et permis à une école de se distinguer dans la durée. Citons la délivrance par l’ESSEC d’un MBA au lieu d’un Diplôme de Master pour son PGE ou la forte orientation culture générale d’Audencia. Dans le premier cas, la différenciation n’a pas produit l’effet escompté. Elle n’a pas été perçue comme suffisamment significative pour créer une véritable rupture dans le comportement des consommateurs et plus encore dans celui des prescripteurs (professeurs de classes prépas, recruteurs, journalistes). Aucune autre école française n’a d’ailleurs suivi le mouvement enclenché par l’ESSEC. Dans le second cas, le caractère original de l’offre a effectivement été suffisamment significatif pour créer une vraie différenciation en faveur d’Audencia à un moment donné. En revanche, cette offre différenciée n’a pu être défendue à long terme : faute de barrières à l’entrée, nombre d’écoles de management ont pu à leur tour intégrer la culture générale dans leurs curriculums.
Certains, à l’instar de l’ESCP Europe ou plus récemment SKEMA, ont fait le choix d’une internationalisation forte en multipliant les campus en Europe ou dans le monde. On peut néanmoins s’interroger sur la finalité de la stratégie. S’agit-il de promouvoir une offre différenciée (en offrant la possibilité de faire un parcours multi-campus) ou bien d’aller au devant de nouveaux marchés ? Le recrutement très international de l’ESCP Europe comme l’ouverture d’une classe préparatoire aux Etats-Unis par SKEMA laissent penser que c’est vers la seconde option qu’il faut avant tout regarder.

Si le marché des PGE est arrivé aujourd’hui à maturité en France, et qu’il suit effectivement les règles concurrentielles observées dans d’autres secteurs (domination vs différenciation), la différenciation est amenée à prendre une place grandissante dans les années à venir. Quelles pourraient être les modalités de différenciation mobilisées par les écoles de management pour s’imposer sur leur marché ? Quels pourraient être les modèles apportant de la valeur supplémentaire à l’offre de PGE et permettant aux écoles opératrices de ces programmes de s’imposer sur le marché national ? Plusieurs pistes pourraient émerger, tant dans le renforcement d’offres existantes que dans des modèles plus innovants.

• La différenciation par la notoriété et la marque ?
C’est à ce jour l’axe de différenciation le plus développé dans les écoles de management. Il exerce d’ailleurs un rôle essentiel dans la structure du marché : un candidat ayant le choix entre différents PGE a tendance à décider d’abord sur la base de la notoriété et du classement avant de prendre en compte d’autres critères.
Cette notoriété est liée à l’évolution dans les classements, à l’obtention d’accréditations nationales et internationales, à la puissance des réseaux de diplômés, à la puissance du marketing (au niveau de l’institution comme du programme).
Si l’on suit certaines stratégies d’écoles, on peut penser que la différenciation par la notoriété pourrait être associée à la domination par la taille : la taille favoriserait une progression dans les classements ; lesquels classements exercent une influence directe sur la notoriété.

• La différenciation par la spécialisation de l’expertise ?
Peu d’écoles se sont historiquement engagées dans cette voie de la différenciation. Si beaucoup d’écoles revendiquent ou ont revendiqué d’être « l’école de… », dans les faits, les PGE restent très largement des programmes généralistes en management. Deux cas montrent la complexité d’une telle différenciation.
Au début des années 2000, INT Management (devenue TEM) s’était clairement positionné comme l’école des nouvelles technologies, en parfaite cohérence avec la dynamique des NTIC de l’époque et sa forte intégration avec l’école d’ingénieurs Télécom INT. Dans ses contenus comme dans ses expertises, le PGE d’INT Management était effectivement un programme spécialisé. Pour autant, cela n’empêchait pas les candidats attirés par les NTIC de privilégier une école moins en pointe sur cette expertise, mais bénéficiant d’une plus forte notoriété comme l’ont montré les résultats du SIGEM 2002. Cette stratégie de spécialisation a d’ailleurs été abandonnée en 2004 (AEF, 2004), l’école revenant sur un positionnement d’école généraliste en management.
Le second cas concerne la stratégie adoptée depuis plusieurs années par l’EDHEC, marquée par une très forte inflexion de son programme en finance de marché. Contrairement à INT Management du début des années 2000, la notoriété de cette école sur le marché français, comme la possibilité de suivre d’autres filières que la finance de marché, lui permettent certainement de se prémunir d’une perte d’attractivité vis-à-vis des candidats. Enfin cet investissement fort sur un domaine d’expertise lui permet surtout d’acquérir une attractivité internationale pour le recrutement de candidats et une réputation mondiale auprès des entreprises.

• La différenciation par le contenu des enseignements ?
Dans un article du 8 mars dernier, L’Etudiant fait parler les déçus des Grandes Ecoles de management. Ce post n’a pas pour objet de s’interroger sur les motivations d’un tel article (aucun article équivalent n’ayant par exemple été écrit sur les étudiants universitaires ou sur les élèves ingénieurs) ou son intérêt (vaut-il mieux entendre la petite minorité qui critique que la grande majorité qui en bénéficie ?), il n’en demeure pas moins que la pertinence des contenus doit être questionnée.
Le monde économique et les pratiques de management évoluent en effet très vite. Les enseignements de management arrivent-ils à rester en phase avec ces mutations ? Pour ce faire, les écoles exploitent plusieurs sources. D’une part, les intervenants professionnels sont mobilisés pour transmettre leur connaissance des pratiques d’entreprises. Avec les exigences croissantes de la part des accréditations de professeurs « académiquement qualifiés », l’intégration de ces intervenants professionnels se complexifie. D’autre part, la recherche doit permettre aux enseignants de maintenir à jour leurs connaissances, voire de contribuer à la construction de nouvelles pratiques managériales dans les entreprises. Se pose ici la question de la cohérence entre les enjeux managériaux et les recherches réalisées, mais également du transfert de ces travaux de recherche dans les enseignements, dont nous savons qu’il n’a rien d’évident comme je le rappelais dans un post récent.
L’autre question porte sur la finalité même des contenus enseignés. Historiquement les écoles de commerce avaient pour mission principale de former les équipes commerciales des entreprises. Au cours des trois dernières décennies, cette mission s’est élargie à l’ensemble des fonctions de l’entreprise. Le basculement de la dénomination « école de commerce » vers celle « d’école de management » à partir des années 90 est symptomatique de cette évolution. Les curriculum (qui abordent les grands thèmes disciplinaires et fonctionnels du management) comme les débouchés (dans toutes les fonctions de l’entreprise) confirment cette tendance. Cette approche est-elle toujours en phase avec les besoins des entreprises ? Les attentes des élèves ? Face à une demande croissante des entreprises de profils faisant preuve de personnalité, ayant une capacité d’implication et d’adaptation, etc., ne faut-il pas se poser la question d’un rééquilibrage des curriculum entre disciplines managériales et disciplines liées au leadership ?

• La différenciation par la pédagogie ?
Paradoxalement, l’une des voies possibles de différenciation pourrait reposer sur l’un des piliers de l’enseignement dans les business schools. En effet, l’un des atouts de la pédagogie des écoles de management réside normalement dans la mise en situation, par le biais des études de cas. Toutefois, tous les élèves ne parviennent pas à tirer parti de cette approche pédagogique, comme le rappelle Jessica Gourdon, toujours dans ce même article : « Quant aux études de cas, très utilisées en ESC, elles laissent certains sur leur faim. “On ne sait pas très bien ce qu’on apprend, on reste avec le sentiment que c’est du vent”, poursuit Anne ». Au delà des cas individuels, ces commentaires appellent sans doute à se reposer quelques questions clés sur la manière dont les écoles peuvent tirer parti de cette méthode pour donner de la valeur à leurs enseignements :
• le moment des études de cas. Les études de cas ont d’autant plus d’impact que lorsqu’elles font raisonner chez l’élève un vécu de l’entreprise. Elles ont donc tout leur sens dans un cycle Master (et plus encore après une année césure en entreprise). Elles sont sans doute plus difficiles à appréhender au sortir de deux années de classes préparatoires.
• l’animation des études de cas. Si elles se sont généralisées dans les écoles, est-on certain que tous les professeurs qui les exploitent soient qualifiés pour cela ? Les études de cas imposent une animation pédagogique particulière et de fait une qualification spécifique. Le renforcement de la formation à l’animation (et à l’écriture) de cas est essentiel pour accroître l’intérêt des élèves pour cette méthode.
• la production des études de cas. J’ai eu l’occasion d’évoquer cette question dans un post récent. Les études de cas sont d’autant plus pertinentes, et reconnues par les élèves, qu’elles sont issues du travail de recherche mené par les professeurs. Cela permet bien souvent de donner plus de sens et de profondeur aux contenus managériaux enseignés.
D’autres dimensions de la pédagogie sont sans doute susceptibles de porter une différenciation plus ou moins forte, voire de créer de véritables ruptures. Ainsi les enseignements en face-à-face seront-ils toujours la norme ? Avec l’arrivée croissante des jeunes issus de la génération Y (voire de la suivante, née avec l’internet 2.0), le basculement vers le tout numérique (annoncé à intervalles réguliers depuis maintenant deux décennies) ne va-t-il pas se faire plus naturellement et, de fait, remettre en cause le modèle pédagogique dominant ? Même si beaucoup d’institutions intègrent pas à pas la pédagogie numérique, aucune n’a basculé totalement et fait de cette dimension pédagogique un axe de différenciation fort à ce jour.

• La différenciation par la richesse de l’expérience ?
Parcours associatifs, activité entrepreneuriale (avec intégration dans un incubateur), séjours internationaux divers, tant académiques qu’en entreprises, rencontres avec des grands dirigeants, stages de cohésion et leadership en environnement hostile, etc., sont autant d’éléments d’enrichissement de l’expérience vécue par les élèves au sein d’une école de management. Quels pourraient être les éléments nouveaux susceptibles d’enrichir l’expérience vécue par les élèves et qui puissent leur apporter une réelle valeur ajoutée (et de manière suffisamment visible pour rendre le programme différencié) ?
Cette approche ne signifie pas nécessairement sophistiquer l’expérience en rajoutant de nouvelles activités. Dans le cas présent, la multiplication des expériences pourrait produire l’effet inverse, en rendant l’offre illisible et de fait peu attractive.

• La différenciation par les services à valeur ajoutée ?
L’un des avantages concurrentiels historiques des écoles de management réside dans l’accompagnement proposé aux élèves pour leur permettre de construire leur projet professionnel : stages, missions en entreprises dans le cadre des enseignements, suivi personnalisé dans l’élaboration de son projet, aide au placement, etc. Pour autant, le fait de proposer de meilleurs services que les écoles concurrentes est-il suffisant pour générer un réel avantage concurrentiel ?
Dans une période de crise économique, une offre de services à forte valeur ajoutée pourrait être positivement valorisée, tant par les candidats que par les entreprises. Ainsi l’école qui organiserait son modèle économique de telle manière qu’elle puisse garantir contractuellement le placement de ses élèves, par exemple en conditionnant le moment du paiement des droits de scolarité à la signature d’un contrat de travail, pourrait disposer d’un avantage concurrentiel significatif, défendable et, dans ce cadre précis, économiquement viable.

Au-delà de la course à la taille et aux fusions qui se répandent comme une trainée de poudre dans les écoles de management et plus largement l’enseignement supérieur (les PRES en sont une illustration flagrante), il existe probablement d’autres options stratégiques. La période de reconfiguration dans laquelle notre secteur est rentré sera sans doute porteuse d’opportunités de différenciation pour les écoles à même de les saisir.
Encore faudra-t-il que ces différenciations soient visibles (c’est probablement la dimension la plus complexe), défendables et économiquement viables. De la réflexion et du travail en perspective.

Bibliographie

– AEF, « Tamym Abdessemed, directeur d’INT Management », Dépêche n°45920, 8 septembre 2004.
– Brigitte Barnéoud, « L’ESCEM perd son double A mais projette une fusion », www.maville.com, 17 décembre 2011.
– Jessica Gourdon, « Ecoles de commerce : Le projet France Business School fait des vagues », Educpros, 8 décembre 2011.
– Jessica Gourdon, « Les ESC de Rouen et Reims en route pour la fusion », Educpros, 14 décembre 2011.
– Jessica Gourdon, « BEM et Euromed vont fusionner », Educpros, 17 janvier 2012.
– Jessica Gourdon, « Les déçus des écoles de commerce : ce qu’ils auraient aimé savoir avant », Letudiant.fr, 8 mars 2012.