Pierre-Yves Sanseau est professeur à Grenoble Ecole de Management. J’ai souhaité m’entretenir avec lui à l’issue de son séjour d’un an aux Etats-Unis en tant que visiting professor à San Jose State University. Partir à l’étranger fait partie de la mission d’un professeur à Grenoble Ecole de Management. Retour sur cette année, ses apports intellectuels et personnels.
Pierre-Yves Sanseau : il est essentiel, pour un enseignant chercheur, de pouvoir s’extraire du quotidien pendant un temps, pour se ressourcer intellectuellement et personnellement, avancer sur la partie recherche et écriture. Mon parcours a une dimension internationale : après Sciences Po, je suis parti 2 ans travailler aux USA, puis retour en Europe, et nouveau départ au Canada, où je suis resté 7 ans.
Jean-François Fiorina : ton épouse a-t-elle travaillé également pendant cette année ?
Non, ce n’était pas possible avec les visas que nous avons obtenus : le mien était un visa universitaire réservé aux échanges culturels, ceux de ma femme et de mes enfants leur permettaient uniquement de m’accompagner.
JFF : Pourquoi les Etats-Unis ? Choix délibéré ou opportunité du moment ?
Une opportunité. Au début, il était question du Mexique, à Monterrey. C’est une belle école, je parle espagnol. Mais compte tenu du contexte politique local, la destination comportait trop de risques pour une famille, avec les enfants en bas âge. Je me suis donc reporté sur les USA. Mon souhait étant de rejoindre une « state university » en Californie, région industrieuse, dynamique et riche.
Pourtant, les « state universities » ont la réputation d’avoir un secteur Recherche moins développé que les « universities of California » ?
ça n’est pas faux mais mes critères de choix étaient avant tout familiaux : cadre de vie agréable, proximité et confort des infrastructures pour ma femme et mes enfants.
La mission d’un professeur à San Jose State est-elle identique à celle d’un professeur de GEM ?
Oui, la mission de même que l’organisation, en termes de financement et de gestion des RH, sont assez semblables. Notre temps est partagé entre l’enseignement, la recherche et la contribution à l’Institution. C’est une Institution accréditée AACSB, très internationale, à l’image de la région où une centaine de nationalités est représentée.
Une diversité qui se retrouve autant dans la population étudiante que dans les équipes enseignantes avec une très forte influence asiatique (Inde, Chine, Japon, Taïwan …). De 65% à 70 % des membres du corps professoral ne sont pas des « caucasiens ».
Ces professeurs sont-ils, comme toi, en mobilité ou bien contractuels permanents ?
Ce sont des permanents. La plupart d’entre eux sont venus aux USA pour faire leurs études puis sont restés sur place pour chercher un travail. La très forte majorité d’asiatiques dans cette région tient à la proximité du Pacifique.
Cette majorité numérique a-t-elle une incidence sur les thèmes des recherches ?
Oui notamment par le lien fort entretenu avec les universités chinoises. On retrouve cette tendance dans le marketing, la finance… Les recherches sont très orientées « côte ouest », avec une dimension asiatique.
A San Jose State, on parle plutôt de recherche appliquée ou académique ?
C’est une université à l’image des « business schools » avec un fort développement de la recherche en général. Et une forte présence de doctorants issus de Stanford.
Ton approche de l’enseignement est-elle la même à San Jose State qu’à Grenoble ? Qu’en est-il de tes relations avec les étudiants ?
L’enseignement et les relations avec les étudiants s’envisagent très différemment de ce que l’on connaît en France. Chez nous, les étudiants ont connu une scolarité très exigeante jusqu’au bac, avant de connaître un système universitaire beaucoup plus souple.
A l’inverse, les étudiants américains sont issus d’un système (collège puis lycée) dont la philosophie privilégie l’épanouissement personnel de l’enfant, l’apprentissage par le plaisir et par le loisir. En arrivant à l’Université, ils doivent apprendre une autre façon d’étudier, des travaux à rendre, des présentations à faire… notre mission est donc un peu de les « formater » à une discipline de l’exigence.
Le plagiat est-il une pratique courante ?
Oui, c’est assez courant. Il existe des logiciels de surveillance pour tenter de le déjouer. Mais les étudiants sont très « équipés » : ils ont tous 2 ou 3 i-phones dans la poche qui fonctionnent en permanence.
A ton retour en France, de quelle méthode américaine ou expérience penses-tu t’inspirer pour dispenser tes cours ?
L’expérience que j’ai vécue aux USA, je l’avais découverte à l’occasion de mes études au Canada dont je m’inspire déjà dans mes cours depuis plusieurs années.
Ainsi, pour les 2e et 3e années, ici comme à GEM, je demande aux étudiants de s’impliquer directement dans la préparation de chaque séance.
Cela existe dans le modèle américain, où la majeure partie des cours est animée par les étudiants eux-mêmes, en s’appuyant sur une préparation autonome, aidés des enseignants.
C’est une méthode que je compte bien perpétuer voire intensifier, car c’est la meilleure façon de professionnaliser nos étudiants : leur apprendre à communiquer, transmettre un message et un savoir, valider la compréhension, entrer dans la contradiction, argumenter et animer un débat.
A la rentrée, j’ouvre à GEM une session qui s’intitulera « manager à l’international : appatriation, expatriation » et je compte bien appliquer cette méthode. Les étudiants apprennent à travers les études de cas, qu’ils développent eux-mêmes ; le professeur n’est que le coordinateur.
N’est-ce pas un rôle plus difficile pour l’enseignant : coordonner, tout en s’assurant de l’acquisition des connaissances, d’avoir la bonne évaluation ?
Pas plus difficile : différent. C’est un peu déstabilisant au départ, mais une fois dans le mouvement, on arrive à réguler, imprimer un rythme, temporiser.
La difficulté vient plus de l’inexpérience des étudiants, qui doivent eux-mêmes apprendre à fonctionner de cette façon et qui ont du mal à visualiser les objectifs à atteindre. Une étudiante m’a un jour dit « je ne peux pas évoluer puisque ce sont des étudiants qui ont fait le cours…».
Comment les étudiants américains te perçoivent-ils, en tant que Français ?
J’ai 3 types de réactions :
- un professeur d’Europe leur ouvre des horizons sur les réalités d’un continent qu’ils connaissent mal,
- mon regard sur le management est différent,
- la rareté : extrêmement peu d’enseignants français dans les Universités ou High Schools américaines.
Quel retour de tes collègues de San Jose State, sur ta vision, tes pratiques ?
Je suis un peu un objet de curiosité : 1 Français parmi 70% d’enseignants asiatiques !
Sur les 8 « visiting » présents à la dernière rentrée, seuls 2 européens dont moi.
On connaît, en ce moment, une certaine agitation dans le monde étudiant : le mouvement québécois contre l’envolée des frais de scolarité, la campagne d’Obama contre l’endettement des étudiants américains… Est-ce un sujet de préoccupation des étudiants que tu rencontres ?
C’est un problème qui est bien présent dans les esprits, les étudiants en parlent, c’est un sujet national. Après les manifestations d’octobre dernier sur les campus américains, la colère étudiante s’est propagée au Canada et à l’ensemble de l’Amérique du Nord. Leur slogan : « on ne veut plus subir le jeu de la finance de Wall Street ».
De nombreux étudiants se sont endettés à hauteur de 15 000 à 30 000 dollars et s’inquiètent de pouvoir rembourser leur emprunt compte tenu d’un contexte économique incertain. L’Etat de Californie est l’un des plus endettés des Etats Unis, les coupures budgétaires dans les Universités sont très importantes, sur les recrutements comme sur les frais de fonctionnement généraux. On vit dans un contexte de crise.
Quelle est la participation des entreprises ? As-tu eu l’occasion d’en visiter ?
Oui, les entreprises participent. L’université de San Jose est le 1er fournisseur de managers de la Silicon Valley. De nombreux cadres de ces entreprises interviennent dans les cours, soit pour apporter des témoignages, soit comme enseignants extérieurs.
De nombreux liens sont développés, surtout à l’initiative des enseignants.
Mais les entreprises sont très sollicitées, conséquence de la densité d’universités dans la région. Il existe une hiérarchie entre les universités privées qui ont de gros moyens financiers (Stanford, Santa Clara) et les Universités d’Etat (San Francisco State, Berkeley) qui ont moins de moyens.
Ce sont les Universités privées qui bénéficient des plus gros financements du mécénat d’entreprise. La différence réside également dans la population étudiante et ses moyens : les frais annuels de scolarité d’un étudiant dans une université privée sont 5 fois plus élevés que dans une Université d’Etat (50 000 dollars à Stanford contre 10 000 dollars à Berkeley).
Des frais de scolarités auxquels il faut ajouter le coût de la vie : logement, nourriture, véhicule, livres… soit 100 000 dollars en moyenne par an.
Des étudiants privilégiés qui reçoivent beaucoup et ont à cœur une fois leurs études terminées de participer au financement de leur université à travers l’entreprise qui les emploiera.
A t’entendre, on est plutôt pessimiste quant à l’avenir des universités californiennes d’Etat.
Je ne suis pas pessimiste. Je pense qu’elles traversent une crise économique, à laquelle se mêle une crise sociale du modèle universitaire américain. Sujet dont s’est emparé Barak Obama à juste titre : la prochaine génération d’étudiants se prépare à devoir rembourser, tout au long de sa carrière professionnelle, les dettes contractées pour faire ses études !
Face à ce problème aigu, les universités vont devoir trouver d’autres sources de financement que l’augmentation des frais de scolarité.
Pour financer leurs études, de nombreux étudiants font désormais appel aux entreprises ou aux mécènes : d’anciens étudiants de l’université jouent la solidarité avec la jeune génération. Il est vrai que la situation est vraiment critique.
Quelle est la motivation d’un jeune américain, aujourd’hui, pour faire des études supérieures ? Quel sont ses objectifs et modèles de vie ?
Les jeunes ont conscience que s’ils veulent vivre décemment, élever des enfants et les préparer eux-mêmes à un avenir décent, ils doivent faire des études et donc passer par l’université.
Sans études supérieures, pas d’emploi de manager, de faibles rémunérations, pas de réussite sociale. Dans la société américaine, l’université est le symbole de la réussite, c’est le passage obligé vers l’épanouissement personnel et professionnel.
La réussite universitaire offre la reconnaissance de la famille, de la communauté, mise en scène par la cérémonie de « graduation » dont le retentissement est orchestré par les médias. Les parents des enfants diplômés le font savoir, l’affichent et en récoltent les honneurs, d’autant plus grands que sera le renom de l’université fréquentée.
Etre diplômé, c’est un statut social, c’est avoir la garantie d’une employabilité à vie… encore que cette garantie tende à se fragiliser avec la crise que traversent les USA.
Employabilité, salaire ou ascension sociale ?
Employabilité avant tout : il y a encore quelques années, en sortant diplômé d’une université de renom, privée ou d’Etat, on était sûr d’avoir un emploi. Ce n’est plus aussi vrai aujourd’hui, du moins si l’on ne sort pas des toutes meilleures universités (privées).
D’où, sans doute, les manifestations de l’automne motivées par l’inquiétude de devoir s’endetter pour payer des études qui ne garantissent plus un emploi à la clé.
Les Américains pensaient que la crise ne durerait pas. Et au contraire, elle ne fait que s’élargir : à la crise financière, s’est ajoutée la crise économique puis maintenant la crise de l’endettement. Par ailleurs, ils sont très inquiets de ce qui se passe en Europe.
Cela a-t-il un impact sur ta position de professeur, par rapport aux étudiants ? As-tu peur de former des étudiants dont l’avenir est incertain ?
C’est un sujet de discussion : ici, les professeurs qui ont 20 ou 30 ans de carrière constatent ce phénomène pour la 1ère fois : les étudiants qui sortent de l’université avec un Master, un MBA… ne sont plus assurés de trouver un emploi. Ils n’avaient jamais connu cela.
Situation d’autant plus préoccupante que s’ils sont sans emploi, les jeunes diplômés doivent pourtant commencer à rembourser leurs dettes et se trouvent donc rapidement dans la précarité.
La crainte des Américains vis-à-vis de l’Europe, c’est que l’Euro et l’UE s’effondrent, ce qui aurait une conséquence directe catastrophique sur l’économie américaine, dont l’Europe est le 1er partenaire.
La crise économique, américaine mais aussi européenne, est une importante préoccupation aux USA et un enjeu électoral : si l’Europe s’effondre, cela sera fatal à l’élection de B. Obama.
En même temps, face à lui, l’adversaire ne pèse pas lourd …
Les Américains vont voter en fonction de 2 critères : l’emploi et les opérations militaires à l’étranger. Obama avait misé sur la reprise de l’emploi et le retrait des troupes en Afghanistan : l’emploi ne cesse de se dégrader et le retrait des troupes n’aura pas lieu en 2014 comme initialement prévu.
Ce que l’Américain moyen veut avant tout : un emploi. Il votera pour le candidat susceptible de lui en garantir un, qu’il soit démocrate ou républicain.
Les Américains sont au-dessus des débats politiques : c’est la grosse différence avec les Français dont les médias explorent à 70% les débats politiques contre 30% des informations économiques, à l’inverse des médias américains qui consacrent 80% de leurs sujets à l’économie et à la finance.
Pour revenir à notre sujet de départ, ton expérience à San Jose a-t-elle donné des envies à certains de tes collègues de venir enseigner à GEM ?
C’est dans leur fonctionnement de partir en « visiting » tous les 3 ans mais ils sont plus attirés par l’Asie que par l’Europe. C’est dû à la fois à la proximité du Pacifique et au développement économique de l’Asie.
Quelques collègues, enseignants sur la côte Est, qui font des séjours en Europe se dirigent plus vers les pays scandinaves et l’Allemagne. Quant aux enseignants originaires de Chine, ils vont plus volontiers choisir Taipei, Tokyo ou Osaka.
Tes enfants ont-ils envie de rentrer ?
Oui, pour retrouver leurs amis de France. Non, en considérant la richesse et la diversité de cultures de leur école : sur 1 000 enfants, environ 300 nationalités différentes ! L’intégration a été un peu difficile au début, à cause de la barrière de la langue, mais un handicap vite oublié.
Que vas-tu retrouver avec plaisir à GEM, qui t’aura manqué cette année à San Jose ?
Rien ! Si ce n’est peut-être le bâtiment de l’école, qui offre des conditions de travail nettement supérieures à celles de San Jose. La perspective de ne partir que pour une année permet d’oublier ce que l’on pourrait regretter et profiter de tout ce qui s’offre à nous sur place.
GEM a une dimension grande région Rhône-Alpes mais une stature et un ancrage international par ses enseignants, son administration et ses enseignants : c’est une grande chance.
Merci Pierre-Yves pour cet entretien et bonne rentrée parmi nous !