En matière de considération des classement et de palmarès, il y a trois attitudes extrêmes inconciliables qui me paraissent relativement improductives : l’allégorie qui consiste à faire de ceux-ci les juges de paix incontestables de l’organisation et du fonctionnement du système d’enseignement supérieur et de recherche ; l’utilitarisme qui les réduit (avec l’aide très active des médias) en simples instruments de choix des bonnes filières et de définition des bonnes recherches ; la dénonciation qui s’épuise dans des discours de réfutation sans fins (et souvent assez idéologiques).
Je schématise à dessein, bien sûr. Je pense que se cantonner à de telles postures ne mène pas à grand chose car on oublie alors l’essentiel : quoi qu’on en pense et en dise, les classements, par nature orientés et imparfaits, constituent néanmoins des outils de connaissance et de compréhension. Ils révèlent toujours quelque chose. Plus intéressant encore, leur réception est également très instructive. En fait, c’est dans la tension entre les classements, ce que l’on sait de leurs méthodologies et les commentaires et extrapolation qu’on réalise sur leurs résultats, que s’ouvre un champ de vision très intéressant et riche d’information et d’enseignement sur l’université et la recherche.
Ce postulat conduit toute mon analyse des classements et des palmarès (que j’ai développée dans l’introduction au numéro 54 de la Revue internationale d’éducation, déjà cité dans le précédent billet) : il s’agit, à travers leurs démarches propres et les discours qui les accompagnent et les accueillent (considérés tous comme des discours de vérité), de comprendre ce que les classements, bel et bien, montrent. A savoir ce que l’université est en passe de devenir, à la fois aux échelles mondiale, régionale, locale (et les relations que doivent entretenir ces différentes échelles). Les classements sont donc des bons véhicules du débat public indispensable sur cette question de l’avenir universitaire et c’est pourquoi on se doit de les prendre au sérieux.
Lorsque l’on approfondit un peu l’examen, des lignes de force s’affirment et traversent les différents types de discours, pour mettre en place un champ discursif particulièrement riche. J’en évoquerai quelques-unes, sans hiérarchiser leur importance, dans ce billet-ci et le suivant.
Je commencerai par mentionner la ligne de force qui met en tension deux conceptions de l’enseignement et de la recherche. En effet, les promoteurs et zélateurs des classements et palmarès considèrent ces activités avant tout comme des services qu’il faut délivrer à un individu ou et un groupe social (ce qui au demeurant n’est pas strictement identique). A rebours, les discours critiques s’appuient plutôt sur une approche de la formation et de la recherche scientifique qui les présente comme des biens publics, apanage d’une politique et d’un service publics (le mot service ne possédant pas là la même sémantique que dans l’approche précédente, mais renvoyant à une organisation spécifique de l’activité, contrôlée et financée par la puissance publique).
Dans le cas de la vision servicielle, il paraît légitime, pour ne pas dire indispensable, que l’on puisse mesurer la qualité des prestations, ainsi que l’efficacité de l’organisation qui les fournit et la pertinence de son modèle économique. Le « on » peut être ici le parent d’élève, l’étudiant, l’entreprise qui cherche des individus bien formés, les étudiants en général, les milieux socio-économiques, les professionnels du champ, les responsables institutionnels etc. Dès lors, les classements et les palmarès se concoivent et se présentent bel et bien comme des outils essentiels de saisie de la performance des établissements, qui objectivent des critères de satisfaction et d’efficience. Il permettent ainsi d’orienter les choix rationnels, au sein d’un système de productions de services complexes, cette complexité renforçant le besoin de jouir d’indicateurs. La chose est d’autant plus puissante que la formation et la recherche apparaissent comme des moyens d’assurer un avenir professionnel aux individus et de contribuer au dynamisme économique de la société de la connaissance qui paraît aujourd’hui revendiquée par la plupart des acteurs institutionnels.
En revanche, si l’on se tient du côté de l’approche en termes de bien public, donc d’un ensemble de ressources fondamentalement non marchandes, la question de l’utilité, de la qualité, de l’efficacité des actions de formation et de recherche ne se pose plus du tout de la même manière. Dès lors, le problème des conditions de l’accès au bien public devient fondamental — donc celui de l’ouverture sociale des systèmes de formation — ce que les classements et palmarès de fait n’abordent guère, en tout cas pas frontalement.
Donc, l’activité classante est un moyen d’aborder une première question fondamentale : quel est le statut social et politique des activités de recherche et d’enseignement supérieur, dans un contexte nouveau de mondialisation de celles-ci, contexte qui met en question toutes les institutions universitaires, même les plus riches et les mieux « classées », qui oblige à reconsidérer, partout, les formes classiques d’organisation de l’enseignement supérieur et de la recherche et les modes habituels de fonctionnement. S’il est bien clair que le « modèle » français apparaît aujourd’hui fragilisé, n’oublions pas que les grandes universités de recherche américaines elles-mêmes sont très interrogatives sur, par exemple, l’impact de la dérive servicielle (qui fait des formations et de la recherche des produits échangeables) et sur l’augmentation continue des droits et frais de scolarité (et des coûts organisationnels) qui lui est liée.
A suivre…..