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Michel Lussault

Classer/Penser (?) 2

En matière de considération des classement et de palmarès, il y a trois attitudes extrêmes inconciliables qui me paraissent relativement improductives : l’allégorie qui consiste à faire de ceux-ci les juges de paix incontestables de l’organisation et du fonctionnement du système d’enseignement supérieur et de recherche ; l’utilitarisme qui les réduit (avec l’aide très active des médias) en simples instruments de choix des bonnes filières et de définition des bonnes recherches ; la dénonciation qui s’épuise dans des discours de réfutation sans fins (et souvent assez idéologiques).

Je schématise à dessein, bien sûr. Je pense que se cantonner à de telles postures ne mène pas à grand chose car on oublie alors l’essentiel : quoi qu’on en pense et en dise, les classements, par nature orientés et imparfaits, constituent néanmoins des outils de connaissance et de compréhension. Ils révèlent toujours quelque chose. Plus intéressant encore, leur réception est également très instructive. En fait, c’est dans la tension entre les classements, ce que l’on sait de leurs méthodologies et les commentaires et extrapolation qu’on réalise sur leurs résultats, que s’ouvre un champ de vision très intéressant et riche d’information et d’enseignement sur l’université et la recherche.

Ce postulat conduit toute mon analyse des classements et des palmarès (que j’ai développée dans l’introduction au numéro 54 de la Revue internationale d’éducation, déjà cité dans le précédent billet) : il s’agit, à travers leurs démarches propres et les discours qui les accompagnent et les accueillent (considérés tous comme des discours de vérité), de comprendre ce que les classements, bel et bien, montrent. A savoir ce que l’université est en passe de devenir, à la fois aux échelles mondiale, régionale, locale (et les relations que doivent entretenir ces différentes échelles). Les classements sont donc des bons véhicules du débat public indispensable sur cette question de l’avenir universitaire et c’est pourquoi on se doit de les prendre au sérieux.

Lorsque l’on approfondit un peu l’examen, des lignes de force s’affirment et traversent les différents types de discours, pour mettre en place un champ discursif particulièrement riche. J’en évoquerai quelques-unes, sans hiérarchiser leur importance, dans ce billet-ci et le suivant.

Je commencerai par mentionner la ligne de force  qui met en tension deux conceptions de l’enseignement et de la recherche. En effet, les promoteurs et zélateurs des classements et palmarès considèrent ces activités avant tout comme des services qu’il faut délivrer à un individu ou et un groupe social (ce qui au demeurant n’est pas strictement identique). A rebours, les discours critiques s’appuient plutôt sur une approche de la formation et de la recherche scientifique qui les présente comme des biens publics, apanage d’une politique et d’un service publics (le mot service ne possédant pas là la même sémantique que dans l’approche précédente, mais renvoyant à une organisation spécifique de l’activité, contrôlée et financée par la puissance publique).

Dans le cas de la vision servicielle, il paraît légitime, pour ne pas dire indispensable, que l’on puisse mesurer la qualité des prestations, ainsi que l’efficacité de l’organisation qui les fournit et la pertinence de son modèle économique. Le « on » peut être ici le parent d’élève, l’étudiant, l’entreprise qui cherche des individus bien formés, les étudiants en général, les milieux socio-économiques, les professionnels du champ, les responsables institutionnels etc. Dès lors, les classements et les palmarès se concoivent et se présentent bel et bien comme des outils essentiels de saisie de la performance des établissements, qui objectivent des critères de satisfaction et d’efficience. Il permettent ainsi d’orienter les choix rationnels, au sein d’un système de productions de services complexes, cette complexité renforçant le besoin de jouir d’indicateurs. La chose est d’autant plus puissante que la formation et la recherche apparaissent comme des moyens d’assurer un avenir professionnel aux individus et de contribuer au dynamisme économique de la société de la connaissance qui paraît aujourd’hui revendiquée par la plupart des acteurs institutionnels.

En revanche, si l’on se tient du côté de l’approche en termes de bien public, donc d’un ensemble de ressources fondamentalement non marchandes, la question de l’utilité, de la qualité, de l’efficacité des actions de formation et de recherche ne se pose plus du tout de la même manière. Dès lors, le problème des conditions de l’accès au bien public devient fondamental — donc celui de l’ouverture sociale des systèmes de formation — ce que les classements et palmarès de fait n’abordent guère, en tout cas pas frontalement.

Donc, l’activité classante est un moyen d’aborder une première question fondamentale : quel est le statut social et politique des activités de recherche et d’enseignement supérieur, dans un contexte nouveau de mondialisation de celles-ci, contexte qui met en question toutes les institutions universitaires, même les plus riches et les mieux « classées », qui oblige à reconsidérer, partout, les formes classiques d’organisation de l’enseignement supérieur et de la recherche et les modes habituels de fonctionnement. S’il est bien clair que le « modèle » français apparaît aujourd’hui fragilisé, n’oublions pas que les grandes universités de recherche américaines elles-mêmes sont très interrogatives sur, par exemple, l’impact de la dérive servicielle (qui fait des formations et de la recherche des produits échangeables) et sur l’augmentation continue des droits et frais de scolarité (et des coûts organisationnels) qui lui est liée.

A suivre…..

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Michel Lussault

Classer/Penser (?) 1

Il parait difficile d’échapper aujourd’hui aux classements et palmarès. Tous les domaines sont désormais concernés, y compris ceux des activités qu’on tend à considérer (en France tout du moins) comme renvoyant aux services publics fondamentaux : la santé, l’éducation, la culture. Il n’est pas de semaine sans qu’un magazine, un quotidien, un site, un blog ne se fasse l’écho d’un classement, qu’il émane d’institutions publiques ou privées, qu’il soit élaboré par un tiers (ONG, association), ou produit par le média lui même — comme ces classements de ville dont certains hebdomadaires raffolent.

Les sociétés contemporaines sont donc marquées par la progression constante du souci d’évaluer, en particulier, es politiques publiques, les institutions et leurs “prestations”. Bon nombre de stratégies de modernisation des États et de leurs administrations entendent même se fonder sur ce type d’expertise. Conséquemment, le rôle et le pouvoir des instances, de quelque nature qu’elles soient, chargées de ces évaluations  et de ces classements ne cessent de croître. Situation paradoxale que celle de ces études évaluatives présentées comme non contraignantes, mais dont la publication met parfois en émoi les acteurs du champ concerné. De ce point de vue, l’exemple du classement dit de Shanghai des universités mondiales est particulièrement significatif – comme l’est celui des enquêtes Pisa : on voit bien que lorsqu’un classement est utilisé au sein du débat public par les acteurs sociaux et politiques, il devient un palmarès. Dès lors il tend à devenir un instrument dont on se sert pour discuter de la qualité, de l’efficacité, de la performance d’un système ou/et d’un établissement.

C’est que la production d’indicateurs et la réalisation de classements et de palmarès, semblent posséder un fort pouvoir de mise en visibilité des (dys)fonctionnements institutionnels. Le classement, réalisé par un tiers, appuyé sur des méthodes explicites et transposables, devient ainsi un canal courant et efficace de l’alimentation de la scène politique en problèmes sociaux sujets de débats.

Le champ de l’éducation (primaire, secondaire, supérieure) et celui de la recherche sont aujourd’hui soumis à cette pression évaluative et classante, et ce de manière croissante depuis 25 ans. L’évaluation des systèmes et des établissements d’éducation se fonde souvent sur l’appréhension des performances des apprenants (comme sur celle des personnels), sur un mode qui tend déjà à rechercher le classement au détriment de la description qualitative tournée vers la personnalisation des apprentissages. Il est tentant d’en inférer celles des systèmes éducatifs, même si l’évaluation n’a pas été conçue pour cela. La pression émane de divers opérateurs sociaux : groupements de parents, syndicats, gouvernements locaux, régionaux, nationaux, organisations internationales de statut varié. Bien sûr, les objectifs de chacun ne convergent pas nécessairement, sans compter que l’évaluation de l’éducation primaire et secondaire et celle de l’enseignement supérieur ne procèdent pas des mêmes techniques.

Si cette évolution s’est d’abord déroulée à bas bruit, de nombreuses voix critiques s’élèvent depuis quelques temps. Certains opérateurs (notamment des syndicats d’enseignants, ou encore l’Unesco qi dénonce notamment la mise en marge par les classements des systèmes de formation des pays en développement, notamment africains), se montrent réservés sinon quant au principe même de l’évaluation des performances du système de formation (notamment lorsqu’elle s’appuie sur celle des élèves), du moins quant à l’exploitation des résultats sous la forme de classements et de palmarès. Devant la généralisation du mouvement classifiant et la montée en puissance de sa mise en cause, il est important d’aborder cette question sans œillères.

C’est ce constat qui a poussé le comité de rédaction  de la revue internationale d’éducation de Sèvres à me demander de coordonner un numéro sur les palmarès et classements, qui aborde, et c’est là son originalité la question des classements et des palmarès tant dans l’enseignement secondaire que dans l’enseignement supérieur et la recherche. Je renvoie ici le lecteur de ce blog au site de la revue, où sont mis en ligne le sommaire, les résumés et l’introduction du numéro 54, qui vient de paraître : http://www.ciep.fr/ries/ries54.php.

Je reviendrai sur cette question du classement pour donner du sens au titre de ce billet et préciser un peu les choses en matière de réflexion sur ce que classer signifie.

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Michel Lussault

Nous sommes perfectibles !

L’origine de ce blog, que je débute ce jour, part d’un constat simple : le système français d’enseignement supérieur et de recherche a certes beaucoup évolué depuis quelques années, mais il reste très perfectible ! S’il est vrai que la loi sur la recherche de 2006 et la LRU de 2007 ont profondement changé les choses, au plan de l’organisation, il reste beaucoup à faire afin que notre université devienne ce qu’elle peut être : une référence.

A cette fin, nous devons pouvoir collectivement et de manière sereine aborder des sujets très délicats — j’en donnerai quelques exemples, parmi bien d’autres.

– Comment envisager l’évolution des établissements d’un même territoire, à partir du moment où l’on renonce à faire de la concurrence entre voisins le modèle absolu de relations au sein d’un site géographique ? De ce point de vue, l’expérience des Pôles de recherche et d’enseignement supérieur, pour récente et imparfaite qu’elle soit, doit être analysée — d’autant plus qu’elle permet de mettre bien en valeur le rôle majeur des collectivités territoriales. Il me semble que l’action de coopération et de mutualisation que les PRES ont lancée devra être amplifiée si l’on souhaite surpasser l’atomisation actuelle du dispositif français d’enseignement supérieur et de recherche et ainsi faire de la diversité de nos établissements un atout et non une entrave.

– Comment repenser le gouvernement universitaire dans une perspective qui évite tant la dérive bureaucratique, que le repli sur le conservatisme académique ou la vente à la découpe des activités universitaires « nobles et rentables » aux intérêts privés ? Bref est-il possible de mettre au point un pilotage des universités tout à la fois efficace, ouvert aux partenariats, attentifs aux aspirations des personnels, des étudiants et des citoyens?

– Comment envisager une articulation dynamique entre actions volontaristes de promotion de l’excellence (promotion qui est indispensable à la vigueur des activités de formation et de recherche), qui s’appuient sur une démarche de projet strictement évalué, et accompagnement au jour le jour des fonctionnements « ordinaires » dont la qualité n’est pas moins indispensable que l’excellence à forger une réputation universitaire ? Il est facile de comprendre que ce qui fait d’une université comme Harvard une référence, c’est à la fois son excellence la plus spectaculaire et la haute qualité de sa « routine ». En France, tout à notre souci d’opposer artificiellement les deux registres, nous traitons en général mal et l’une et l’autre.

– Comment résoudre la question du premier cycle post-bac et enfin prendre à bras le corps le problème de la trop faible ouverture sociale de notre enseignement supérieur ? A n’en pas douter le modèle classique fondé sur la partition filères sélectives (dont le modèle est la CPGE) et filière non sélective est obsolette. J’aborderai souvent ce point dans ce blog, car il me semble majeur. Mes positions en la matière sont connues : je pense que l’anomalie française des CPGE doit être corrigée. Tous les grands pays du monde savent former les élites sans les soustraire à l’université, serions-nous incapables d’en faire autant? Au passage pourrions-nous en profiter pour améliorer sensiblement la formation offerte au plus grand nombre ?

– Comment engager la révolution des pratiques de formation et d’évaluation qui est indispensable si l’on ne veut pas ringardiser la formation supérieure aux yeux des étudiants ? C’est aussi par cela qu’on pourrait espérer à mon sens de rompre avec l’utilitarisme forcenné actuel qui vise à ne qualifier une formation qu’au regard de sa supposée efficacité à trouver un emploi. Or l’université doit plus que jamais rappeler la part « inutile » de la formation et de l’apprentissage, mais sans discours nostalgique ou rétrograde sur les humanités ou les savoirs fondamentaux. A rebours, il s’agit d’innover au service de la promotion de la connaissance, considérée aussi comme un bien public — ce qui n’empèche pas qu’on la place au service, lorsque la chose est nécessaire, des besoins de la société et de ses acteurs.

Ces questions, il y en a bien d’autres que je n’hésiterai pas à aborder, nécessitent des analyses précises et une réelle capacité à s’inspirer des pratiques françaises mais aussi des expériences étrangères. Et ceci non pour dire que nous devrions nous conforter bêtement à un supposé modèle standard (qui n’existe pas, hors le fait non négligeable que partout l’enseignement supérieur et la recherche sont polarisés par l’université, ce qu’il faudra bien arriver à mettre en œuvre en France), mais simplement pour tirer tout les enseignements de pratiques significatives. Je me propose donc dans ce blog de tenter de contribuer à nourrir l’indispensable réflexion sur l’université et son avenir. Je le ferai à partir de mon expérience d’universitaire et de responsable d’établissement(s ) et en fonction d’un objectif qui n’a jamais cessé d’être le mien : promouvoir l’université, car elle est la meilleure réponse aux défis de notre temps.