Catégories
Philippe de Lara

Ce à quoi nous avons échappé et ce qui nous attend

Il a été peu question de l’université dans la campagne présidentielle et cependant le départ de Nicolas Sarkozy et l’élection de François Hollande seront loin d’être sans conséquences pour les universités. Mais quelles conséquences ?

L’héritage de la LRU tient à la fois du champ de ruines et du champ de mines, ou encore du chantier en panne. La crise de l’enseignement supérieur et la confusion des programmes politiques sont telles qu’il n’est pas évident de s’y retrouver. La rupture annoncée par la gauche est ambiguë, comme le fut son attitude depuis 2007 sur la LRU. J’essaie de clarifier ce à quoi nous avons échappé et ce qui nous attend.

La liste de ce qu’il faudrait réparer est longue :

– mode de scrutin et attribution absurdes qui font des présidents d’université des dictateurs faibles, stratèges de supérette face à une collégialité académique affaiblie (voir mon billet « Plein la bouche » de septembre 2009),

– « nouvelle licence » démagogique et inapplicable,

– désastre de la « mastérisation » qui a fait des universités les complices malgré elles de la dégradation de la formation et des conditions de travail des enseignants,

– « autonomie » en trompe l’œil, dès lors que les universités n’ont pas de ressources propres et guère de moyens d’avoir une politique d’admission quelle qu’elle soit,

– centralisme tatillon des bureaux du MESR qui trahit le peu d’autonomie acquise par un chantage aux ressources (vous êtes autonomes, mais si vous ne faites pas « librement » ce qu’on vous dit — maquettes, taux de réussite, PRES, etc. —, on vous coupe les vivres),

– conception bureaucratique et brouillonne de la promotion de l’excellence, ce que j’aimerais appeler la politique du PRES purée,

– menace d’une évaluation bureaucratique préludant à la modulation des services, et Jean Noubly comme dit un philosophe !

La politique conduite était mauvaise en gros et erratique en détail, de sorte que même les quelques décisions bien intentionnées ont alimenté ce que Marcel Gauchet a appelé le « hooliganisme institutionnel » de la politique de l’enseignement supérieur. Il est fait de brutalité, d’incapacité à écouter, d’un mélange d’opiniâtreté et d’indécision, de préférence pour la démolition comme moyen de changement et, last but not least, de l’insincérité fondamentale d’élites qui ne sont le plus souvent pas passées par l’université et qui hésitent entre la réformer pour de vrai et faire semblant, en l’abandonnant à son déclin, d’où un cocktail d’élitisme bureaucratique (évaluation, machins en -EX de tout poil) et de démagogie égalitaire (nouvelle licence).

Mais il ne suffit pas d’être contre tout cela car il y a plusieurs manières de s’opposer, dont certaines peuvent être plus néfastes que ce qu’elles combattent. Il faut prendre garde que la volonté de rupture ne se traduise  par la continuité sur le pire. Le hooliganisme institutionnel devrait se calmer, mais l’horizon reste plombé par des tendances ruineuses et soutenues par des coalitions étranges mais redoutables.

Les trois clés de voûte du changement

Tous les chantiers sont importants mais il me semble que trois questions sont la clé de voûte du moment car ce sont celles sur lesquelles il est possible d’agir rapidement et qui ont une portée systémique : la gouvernance des universités, la nouvelle licence, la masterisation (avec un « é » ou un « e » ? Ce mot est tellement moche qu’il n’a même pas d’orthographe).

Ce sont je crois des enjeux bien plus cruciaux que l’évaluation quadriennale, qui est certes préoccupante, mais qui avait déjà subi une inflexion significative (obtenue de haute lutte) en étant confiée au CNU plutôt qu’aux DRH locaux. D’autant plus que le CNU élu en 2011 a encore circonscrit les périls. L’usine à gaz devrait s’effondrer toute seule (il faut cependant rester attentif), alors que la gouvernance, la nouvelle licence et la mastérisation doivent mobiliser toutes nos forces.

Gouvernance : La vague d’élections universitaires en cours amplifie les travers des modes de désignation et de fonctionnement du gouvernement des universités : présidents mal élus ou LRUnef, tensions avec les universitaires sur le recrutement, l’allocation des ressources entre facultés. Or des « petites » mesures avisées (mode de scrutin, renforcement du conseil scientifique) pourraient nous rapprocher d’une gouvernance légitime et efficace, fondée sur une saine séparation des pouvoirs académique et gestionnaire.

Nouvelle licence : il est encore temps (tout juste) de revenir sur le décret publié par Laurent Wauquiez en août dernier. A part quelques apparatchiks syndicaux, peu d’étudiants devraient se laisser tromper par cet égalitarisme soviétique, qui oblige les universitaires à distribuer les diplômes sans contrôle et transforme ainsi les titres en chiffons de papier, multiplie des horaires de cours déjà trop chargés… tout en facilitant les moyens de s’en dispenser. Il suffit d’avoir le courage de l’expliquer aux étudiants (j’ai essayé : c’est bien plus facile qu’on ne le croit).

Mastérisation : nous atteignons ici à la catastrophe, immédiatement sanctionnée par la baisse massive du nombre de candidats au CAPES et à l’agrégation : les candidats potentiels fuient en particulier la suppression de l’année de stage post-concours, qui rend encore plus violente l’entrée dans un métier déjà rude. Pour les universités, le désastre n’est pas moindre pour les disciplines concernées (lettres et sciences) : désorganisation des masters, escroquerie d’une année ramenée à un semestre et d’un semestre ramené à rien par le jeu des dates de concours, organisation de l’incompatibilité entre filière d’enseignement et filière de recherche, alors que les humanités reposent en France sur leur articulation.

Il n’est pas très difficile de voir que les concours de recrutement sont, pour les disciplines concernées (lettres et sciences, cela fait du monde tout de même), la mère de toutes les batailles à l’université.

Or les concours nationaux de recrutement de l’enseignement secondaire sont mis en cause de toute part. Les « libéraux » fanatiques (comme l’IFRAP), le SGEN, une bonne partie de la majorité parlementaire UMP (voir le rapport Grosperrin), la Cour des Comptes et quelques autres progressistes s’accordent sur ce mal français que représenteraient les concours de l’enseignement et tout particulièrement le plus prestigieux et le moins soluble dans la dégradation du statut, l’agrégation. Ce serait cocasse, si ce n’était désespérant.

Nicolas Sarkozy proposait benoîtement dans son programme de faire passer l’horaire hebdomadaire des certifiés de 18 h « de cours » à 26 heures « devant les élèves », en échange d’une augmentation du traitement. Cette mesure, qui ressemblait d’ailleurs à une proposition de Mme Royal en 2007, ne lui a gagné la voix d’aucun professeur ou futur professeur. Mais on n’a pas toujours remarqué qu’elle revenait surtout à supprimer l’agrégation sans le dire, du moins en tant que voie d’accès à l’enseignement secondaire, car une telle réforme est impraticable avec les agrégés, qui font 15 h de cours. Il est temps d’en finir s’écrie la meute. Le député UMP Grosperrin — qui est également favorable à la suppression du concours d’agrégation, comme Eva Joly et EELV —­ reconnaît dans son rapport (Assemblée nationale, 2011, voir l’article de Sylvestre Huet) l’échec de la masterisation… et propose de passer à l’étape suivante, la suppression des concours nationaux de recrutement des professeurs, que la mastérisation a rendus impraticables.

Ce dont le concours est le nom

Le lecteur se demande peut-être si je ne me trompe pas de blog depuis trois paragraphes. Non, car le statut des professeurs de l’enseignement secondaire concerne directement les universitaires pour trois raisons.

1) Pour une raison de principe d’abord, parce que la mise en cause par nos « réformateurs » de tous bords de la définition du service en heures de cours menace également les universitaires dont le service, bien que constitué d’enseignement et de recherche, est mesuré en heures de cours. Or ce système est comme la démocratie : c’est peut-être le pire, mais à l’exception de tous les autres. Contrairement à ce que racontent ses détracteurs, il n’interdit nullement la prise en compte, y compris quantifiée, des autres tâches qui incombent aux universitaires. Il favorise en revanche un quantité considérable de travail « gratuit » ou plus exactement surérogatoire de notre part (comme de la part des enseignants du second degré). Nous perdrions beaucoup à un statut « souple » à la merci des DRH, mais les réformateurs avides de contrôle et d’économie budgétaire ne gagneraient rien à une transparence rigidifiante dans laquelle chacun ferait ses heures et rien que ses heures, sinon le fait d’alimenter les joies sadiques des petits chefs.

2) Les universitaires sont eux aussi recrutés par concours et, pour certains d’entre eux, par concours national. Ils sont donc concernés par l’avenir de l’agrégation qui fournit les PRAG dont nos premiers cycles ont et auront de plus en plus besoin, et qui sont en outre dans de nombreuses disciplines le vivier le plus fiable et le plus riche de docteurs capables de devenir des enseignants-chercheurs de qualité.

L’agrégation est donc un enjeu crucial pour tous les universitaires et pas seulement les agrégés ou futurs agrégés.  Pierre Blazevic, professeur à l’Université de Versailles Saint Quentin, se présente à la présidence de la Société des agrégés contre l’équipe sortante. Il représente les sociétaire qui se mobilisent pour le renouvellement de la direction de la vénérable Société des agrégés car ils s’inquiètent du manque de rigueur d’une direction sortante brouillonne et complaisante, qui avait laissé passé par exemple la nouvelle licence ou le rapport de la Cour des comptes cité supra. Les universitaires devraient suivre de près cette élection.

Si je signale cette actualité corporative (je rappelle que je ne suis pas agrégé), c’est que je suis navré et inquiet de voir une partie de la communauté universitaire, qui s’est battue contre la LRU, notamment contre la modulation des services à la discrétion des présidents, contre l’évaluation bureaucratique, enfourcher aujourd’hui l’antienne de la critique des concours en général et de l’agrégation en particulier.

3) Je reviendrai plus longuement sur la question de la valeur des concours nationaux. Je voudrais ici alerter nos collègues sur le danger d’une campagne qui vise directement les agrégations du supérieur (en droit, économie, gestion et science politique) mais a aussi pour cible l’existence de deux corps à l’université et, en fait, le principe du recrutement par concours, au profit d’un improbable corps unique de la maternelle à l’université. Je suis navré de voir des collègues avisés et qui m’ont si souvent éclairé et convaincu être tentés par ce combat douteux. Les trois revendications s’emboîtent en effet selon une logique redoutable : les agrégations du supérieur sont accablées de tous les maux de la terre (je discuterai ce qu’il en est dans mon prochain billet), mais celui qui compte réellement est qu’elles empêchent par leur seule existence la suppression de la distinction entre maître de conférence et professeur. Celle-ci exigerait l’unification du recrutement des universitaires par concours local, qui est aujourd’hui la règle pour les maîtres de conférences et certains professeurs, mais pas pour les professeurs des quatre disciplines à agrégation (la médecine est un cas à part, qui n’entre pas dans le champ de cette discussion). Enfin, l’unification des deux corps d’universitaires est la première étape d’une unification d’ensemble qui, il faut bien le comprendre, malgré les dénégations intéressés de certains militants, implique la mort du principe du concours.

Je n’ai pas de certitudes sur la meilleure façon de réformer la LRU, mais je suis sûr que ce n’est pas celle-là.

Catégories
Philippe de Lara

Une démission exemplaire

Annick Stevens, docteur en philosophie, “chargée de cours” (c’est-à-dire maître de conférences HDR) à l’Université de Liège depuis 2001, a décidé de démissionner de l’université.

Pour les Anciens, les exempla n’étaient pas des modèles à suivre ou des « éléments de langage » pour sermons, mais des récits nous permettant de réfléchir sur la condition humaine et de trouver notre chemin vers le bien. En ce sens le geste d’Annick Stevens est exemplaire. Non pas parce qu’il nous inviterait à faire comme elle, c’est-à-dire à quitter l’université, mais parce que sa décision et l’exposé des motifs qui l’accompagne sont une leçon de morale politique : les démocraties libérales sont menacées de perdre le sens de l’université, et le pire est que, jusqu’à présent, elles ne s’en rendent pas compte.

Pas seulement parce que les universités subissent des politiques néfastes, pas seulement parce que « la société de la connaissance » se traduit par l’asservissement de la connaissance à l’économie, pas seulement parce que l’enseignement supérieur et la recherche sont frappés d’une fièvre managériale et évaluationniste inoculée par des médecins de Molière persuadés de soigner le malade alors qu’ils sont en train de le tuer.

Non, ce n’est pas cela, qui est pourtant grave, qui suffit à justifier la démission d’Annick Stevens. S’y ajoute l’assentiment général et, pire encore, celui de nombre d’universitaires (de sorte que, au passage, l’incrimination du pouvoir économique est partielle et consolatoire, tant les orientations en cause, « néo-libérales » si l’on veut, sont diffuses) : trop d’instances administratives et collégiales dans les universités mettent tout leur zèle à aller au devant de cette pression des bureaucraties européennes, nationales et régionales et des (soi-disant) marchés. Trop de collègues y apportent une complicité active ou résignée, quand ils ne veulent pas voir l’immense atteinte à leur liberté et à leur raison d’être qui se cache derrière ces formulaires dont nous ne pouvons remplir la moitié des cases, derrière le dévoiement de la notion d’excellence, derrière le jargon des compétences, de l’évaluation transversale, de l’insertion dans le champ, etc.

Que dire de ceux qui donnent une allure et une caution scientifiques à des institutions purement bureaucratiques comme la course aux classements ou la labellisation arbitraire des revues ? Malheureusement, une grande part de ce qui se fait sous le nom d’AERES n’est que l’application systématique de cette bureaucratisation de la recherche, et ce malgré les efforts des collègues qui essaient de l’intérieur de freiner le rouleau compresseur. Je m’efforce dans ce blog d’analyser ces évolutions néfastes, de peser ce qui est compatible et ce qui ne l’est pas avec la vocation de l’université. Annick Stevens, elle, a agi. Elle s’explique, sans nostalgie ni outrance, et nous invite à refuser de négocier l’inégociable.

La publication de cette lettre aujourd’hui a son kairos : le CNU récemment renouvelé a commencé son travail et ses sections ont une mission difficile, mettre en place l’évaluation scientifique des universitaires, qui n’avaient lieu qu’à l’occasion de certaines promotions et qui est désormais systématique pour tous les universitaires (je ne dirai plus jamais « enseignant-chercheur »). Les sections du CNU sauront-elles éviter le piège de l’évaluation bureaucratique et l’esprit de secte (les deux font la paire, chacune étant la dupe de l’autre), inventer une évaluation authentiquement académique ? Le geste d’Annick Stevens nous met devant cette responsabilité.


POURQUOI JE DÉMISSIONNE DE L’UNIVERSITÉ APRÈS DIX ANS D’ENSEIGNEMENT

par ANNICK STEVENS

Plus que jamais il est nécessaire de réfléchir au rôle que doivent jouer les universités dans des sociétés en profond bouleversement, sommées de choisir dans l’urgence le type de civilisation dans lequel elles veulent engager l’humanité. L’université est, jusqu’à présent, la seule institution capable de préserver et de transmettre l’ensemble des savoirs humains de tous les temps et de tous les lieux, de produire de nouveaux savoirs en les inscrivant dans les acquis du passé, et de mettre à la disposition des sociétés cette synthèse d’expériences, de méthodes, de connaissances dans tous les domaines, pour les éclairer dans les choix de ce qu’elles veulent faire de la vie humaine. Qu’à chaque époque l’université ait manqué dans une certaine mesure à son projet fondateur, nous le lisons dans les critiques qui lui ont constamment été adressées à juste titre, et il ne s’agit pas de s’accrocher par nostalgie à l’une de ses formes anciennes. Mais jamais elle n’a été aussi complaisante envers la tendance dominante, jamais elle n’a renoncé à ce point à utiliser son potentiel intellectuel pour penser les valeurs et les orientations que cette tendance impose à l’ensemble des populations, y compris aux universités elles-mêmes. D’abord contraintes par les autorités politiques, comme on l’a vu de manière exemplaire avec le processus de Bologne, il semble que ce soit volontairement maintenant que les directions universitaires (à quelques rares exceptions près) imposent la même fuite en avant, aveugle et irréfléchie, vers des savoirs étroitement utilitaristes dominés par l’économisme et le technologisme.

Si ce phénomène repose très clairement sur l’adhésion idéologique de ceux qui exercent le pouvoir institutionnel, il ne se serait pas imposé à l’ensemble des acteurs universitaires si l’on n’avait pas instauré en même temps une série de contraintes destinées à paralyser toute opposition, par la menace de disparition des entités qui ne suivraient pas la course folle de la concurrence mondiale : il faut attirer le « client », le faire réussir quelles que soient ses capacités (« l’université de la réussite » !), lui donner un diplôme qui lui assure une bonne place bien rémunérée, former en le moins de temps possible des chercheurs qui seront hyper productifs selon les standards éditoriaux et entrepreneuriaux, excellents gestionnaires et toujours prêts à siéger dans les multiples commissions et conseils où se prennent les simulacres de décisions — simulacres, puisque tant les budgets que les critères d’attribution et de sélection sont décidés ailleurs. De qualité, de distance critique, de réflexion sur la civilisation, il n’est plus jamais question. La nouvelle notion d’« excellence » ne désigne en rien la meilleure qualité de l’enseignement et de la connaissance, mais la meilleure capacité à engranger de gros budgets, de grosses équipes de fonctionnaires de laboratoire, de gros titres dans des revues de plus en plus sensationnalistes et de moins en moins fiables. La frénésie d’évaluations qui se déploie à tous les niveaux, depuis les commissions internes jusqu’au classement de Shanghaï, ne fait que renforcer l’absurdité de ces critères.

Il en résulte tout le contraire de ce qu’on prétend promouvoir : en une dizaine d’années d’enseignement, j’ai vu la majorité des meilleurs étudiants abandonner l’université avant, pendant ou juste après la thèse, lorsqu’ils ont pris conscience de l’attitude qu’il leur faudrait adopter pour continuer cette carrière ; j’ai vu les autres renoncer à leur profondeur et à leur véritable intérêt intellectuel pour s’adapter aux domaines et aux manières d’agir qui leur offriraient des perspectives. Et bien sûr j’ai vu arriver les arrivistes, à la pensée médiocre et à l’habileté productive, qui savent d’emblée où et avec qui il faut se placer, qui n’ont aucun mal à formater leur écriture pour répondre aux exigences éditoriales, qui peuvent faire vite puisqu’ils ne font rien d’exigeant. Hormis quelques exceptions, quelques personnes qui ont eu la chance d’arriver au bon moment avec la bonne qualification, ce sont ceux-là, les habiles médiocres, qui sont en train de s’installer — et la récente réforme du FNRS [analogue belge du CNRS] vient de supprimer les dernières chances des étudiants qui n’ont que leurs qualités intellectuelles à offrir, par la prépondérance que prend l’évaluation du service d’accueil sur celle de l’individu. Ces dérives présentent des variantes et des degrés divers selon les disciplines et les pays, mais partout des collègues confirment les tendances générales : concurrence fondée sur la seule quantité ; choix des thèmes de recherche déterminé par les organismes financeurs, eux-mêmes au service d’un modèle de société selon lequel le progrès humain se trouve exclusivement dans la croissance économique et dans le développement technique ; inflation des tâches administratives et managériales aux dépens du temps consacré à l’enseignement et à l’amélioration des connaissances. Pour l’illustrer par un exemple, un Darwin, un Einstein, un Kant n’auraient aucune chance d’être sélectionnés par l’application des critères actuels. Quelles conséquences pense-t-on que donnera une telle sélection sur la recherche et les enseignements futurs ? Pense-t-on pouvoir encore longtemps contenter le « client » en lui proposant des enseignants d’envergure aussi étroite ? Même par rapport à sa propre définition de l’excellence, la politique des autorités scientifiques et académiques est tout simplement suicidaire.

Certains diront peut-être que j’exagère, qu’il est toujours possible de concilier quantité et qualité, de produire du bon travail tout en se soumettant aux impératifs de la concurrence. L’expérience dément cet optimisme. Je ne dis pas que tout est mauvais dans l’université actuelle, mais que ce qui s’y fait de bon vient plutôt de la résistance aux nouvelles mesures imposées que de leur application, résistance qui ne pourra que s’affaiblir avec le temps. On constate, en effet, que toutes les disciplines sont en train de s’appauvrir parce que les individus les plus « efficaces » qu’elles sélectionnent sont aussi les moins profonds, les plus étroitement spécialisés c’est-à-dire les plus ignorants, les plus incapables de comprendre les enjeux de leurs propres résultats. Même les disciplines à fort potentiel critique, comme la philosophie ou les sciences sociales, s’accommodent des exigences médiatiques et conservent toujours suffisamment de conformisme pour ne pas être exclues de la bataille productiviste, — sans compter leur incapacité à affronter l’incohérence entre leurs théories critiques et les pratiques que doivent individuellement adopter leurs représentants pour obtenir le poste d’où ils pourront se faire entendre.

Je sais que beaucoup de collègues partagent ce jugement global et tentent héroïquement de sauver quelques meubles, sur un fond de résignation et d’impuissance. On pourrait par conséquent me reprocher de quitter l’université au moment où il faudrait lutter de l’intérieur pour inverser la tendance. Pour avoir fait quelques essais dans ce sens, et malgré mon estime pour ceux qui s’efforcent encore de limiter les dégâts, je pense que la lutte est vaine dans l’état actuel des choses, tant est puissante la convergence entre les intérêts individuels de certains et l’idéologie générale à laquelle adhère l’institution universitaire.

Plutôt que de s’épuiser à nager contre le courant, il est temps d’en sortir pour créer autre chose, pour fonder une tout autre institution capable de reprendre le rôle crucial de transmettre la multiplicité des aspects des civilisations humaines et de stimuler la réflexion indispensable sur les savoirs et les actes qui font grandir l’humanité. Tout est à construire, mais il y a de par le monde de plus en plus de gens qui ont l’intelligence, la culture et la volonté pour le faire. En tous cas, il n’est plus temps de perdre ses forces à lutter contre la décadence annoncée d’une institution qui se saborde en se trompant d’excellence.

Annick Stevens, Docteur en philosophie,

Chargée de cours à l’Université de Liège depuis 2001.

Catégories
Philippe de Lara

Université : une démission exemplaire

Annick Stevens, docteur en philosophie, “chargée de cours” (c’est-à-dire maître de conférences HDR) à l’Université de Liège depuis 2001, a décidé de démissionner de l’université.

Pour les Anciens, les exempla n’étaient pas des modèles à suivre ou des « éléments de langage » pour sermons, mais des récits nous permettant de réfléchir sur la condition humaine et de trouver notre chemin vers le bien. En ce sens le geste d’Annick Stevens est exemplaire. Non pas parce qu’il nous inviterait à faire comme elle, c’est-à-dire à quitter l’université, mais parce que sa décision et l’exposé des motifs qui l’accompagne sont une leçon de morale politique : les démocraties libérales sont menacées de perdre le sens de l’université, et le pire est que, jusqu’à présent, elles ne s’en rendent pas compte.

Pas seulement parce que les universités subissent des politiques néfastes, pas seulement parce que « la société de la connaissance » se traduit par l’asservissement de la connaissance à l’économie, pas seulement parce que l’enseignement supérieur et la recherche sont frappés d’une fièvre managériale et évaluationniste inoculée par des médecins de Molière persuadés de soigner le malade alors qu’ils sont en train de le tuer.

Non, ce n’est pas cela, qui est pourtant grave, qui suffit à justifier la démission d’Annick Stevens. S’y ajoute l’assentiment général et, pire encore, celui de nombre d’universitaires (de sorte que, au passage, l’incrimination du pouvoir économique est partielle et consolatoire, tant les orientations en cause, « néo-libérales » si l’on veut, sont diffuses) : trop d’instances administratives et collégiales dans les universités mettent tout leur zèle à aller au devant de cette pression des bureaucraties européennes, nationales et régionales et des (soi-disant) marchés. Trop de collègues y apportent une complicité active ou résignée, quand ils ne veulent pas voir l’immense atteinte à leur liberté et à leur raison d’être qui se cache derrière ces formulaires dont nous ne pouvons remplir la moitié des cases, derrière le dévoiement de la notion d’excellence, derrière le jargon des compétences, de l’évaluation transversale, de l’insertion dans le champ, etc.

Que dire de ceux qui donnent une allure et une caution scientifiques à des institutions purement bureaucratiques comme la course aux classements ou la labellisation arbitraire des revues ? Malheureusement, une grande part de ce qui se fait sous le nom d’AERES n’est que l’application systématique de cette bureaucratisation de la recherche, et ce malgré les efforts des collègues qui essaient de l’intérieur de freiner le rouleau compresseur. Je m’efforce dans ce blog d’analyser ces évolutions néfastes, de peser ce qui est compatible et ce qui ne l’est pas avec la vocation de l’université. Annick Stevens, elle, a agi. Elle s’explique, sans nostalgie ni outrance, et nous invite à refuser de négocier l’inégociable.

La publication de cette lettre aujourd’hui a son kairos : le CNU récemment renouvelé a commencé son travail et ses sections ont une mission difficile, mettre en place l’évaluation scientifique des universitaires, qui n’avaient lieu qu’à l’occasion de certaines promotions et qui est désormais systématique pour tous les universitaires (je ne dirai plus jamais « enseignant-chercheur »). Les sections du CNU sauront-elles éviter le piège de l’évaluation bureaucratique et l’esprit de secte (les deux font la paire, chacune étant la dupe de l’autre), inventer une évaluation authentiquement académique ? Le geste d’Annick Stevens nous met devant cette responsabilité.


POURQUOI JE DÉMISSIONNE DE L’UNIVERSITÉ APRÈS DIX ANS D’ENSEIGNEMENT

par ANNICK STEVENS

Plus que jamais il est nécessaire de réfléchir au rôle que doivent jouer les universités dans des sociétés en profond bouleversement, sommées de choisir dans l’urgence le type de civilisation dans lequel elles veulent engager l’humanité. L’université est, jusqu’à présent, la seule institution capable de préserver et de transmettre l’ensemble des savoirs humains de tous les temps et de tous les lieux, de produire de nouveaux savoirs en les inscrivant dans les acquis du passé, et de mettre à la disposition des sociétés cette synthèse d’expériences, de méthodes, de connaissances dans tous les domaines, pour les éclairer dans les choix de ce qu’elles veulent faire de la vie humaine. Qu’à chaque époque l’université ait manqué dans une certaine mesure à son projet fondateur, nous le lisons dans les critiques qui lui ont constamment été adressées à juste titre, et il ne s’agit pas de s’accrocher par nostalgie à l’une de ses formes anciennes. Mais jamais elle n’a été aussi complaisante envers la tendance dominante, jamais elle n’a renoncé à ce point à utiliser son potentiel intellectuel pour penser les valeurs et les orientations que cette tendance impose à l’ensemble des populations, y compris aux universités elles-mêmes. D’abord contraintes par les autorités politiques, comme on l’a vu de manière exemplaire avec le processus de Bologne, il semble que ce soit volontairement maintenant que les directions universitaires (à quelques rares exceptions près) imposent la même fuite en avant, aveugle et irréfléchie, vers des savoirs étroitement utilitaristes dominés par l’économisme et le technologisme.

Si ce phénomène repose très clairement sur l’adhésion idéologique de ceux qui exercent le pouvoir institutionnel, il ne se serait pas imposé à l’ensemble des acteurs universitaires si l’on n’avait pas instauré en même temps une série de contraintes destinées à paralyser toute opposition, par la menace de disparition des entités qui ne suivraient pas la course folle de la concurrence mondiale : il faut attirer le « client », le faire réussir quelles que soient ses capacités (« l’université de la réussite » !), lui donner un diplôme qui lui assure une bonne place bien rémunérée, former en le moins de temps possible des chercheurs qui seront hyper productifs selon les standards éditoriaux et entrepreneuriaux, excellents gestionnaires et toujours prêts à siéger dans les multiples commissions et conseils où se prennent les simulacres de décisions — simulacres, puisque tant les budgets que les critères d’attribution et de sélection sont décidés ailleurs. De qualité, de distance critique, de réflexion sur la civilisation, il n’est plus jamais question. La nouvelle notion d’« excellence » ne désigne en rien la meilleure qualité de l’enseignement et de la connaissance, mais la meilleure capacité à engranger de gros budgets, de grosses équipes de fonctionnaires de laboratoire, de gros titres dans des revues de plus en plus sensationnalistes et de moins en moins fiables. La frénésie d’évaluations qui se déploie à tous les niveaux, depuis les commissions internes jusqu’au classement de Shanghaï, ne fait que renforcer l’absurdité de ces critères.

Il en résulte tout le contraire de ce qu’on prétend promouvoir : en une dizaine d’années d’enseignement, j’ai vu la majorité des meilleurs étudiants abandonner l’université avant, pendant ou juste après la thèse, lorsqu’ils ont pris conscience de l’attitude qu’il leur faudrait adopter pour continuer cette carrière ; j’ai vu les autres renoncer à leur profondeur et à leur véritable intérêt intellectuel pour s’adapter aux domaines et aux manières d’agir qui leur offriraient des perspectives. Et bien sûr j’ai vu arriver les arrivistes, à la pensée médiocre et à l’habileté productive, qui savent d’emblée où et avec qui il faut se placer, qui n’ont aucun mal à formater leur écriture pour répondre aux exigences éditoriales, qui peuvent faire vite puisqu’ils ne font rien d’exigeant. Hormis quelques exceptions, quelques personnes qui ont eu la chance d’arriver au bon moment avec la bonne qualification, ce sont ceux-là, les habiles médiocres, qui sont en train de s’installer — et la récente réforme du FNRS [analogue belge du CNRS] vient de supprimer les dernières chances des étudiants qui n’ont que leurs qualités intellectuelles à offrir, par la prépondérance que prend l’évaluation du service d’accueil sur celle de l’individu. Ces dérives présentent des variantes et des degrés divers selon les disciplines et les pays, mais partout des collègues confirment les tendances générales : concurrence fondée sur la seule quantité ; choix des thèmes de recherche déterminé par les organismes financeurs, eux-mêmes au service d’un modèle de société selon lequel le progrès humain se trouve exclusivement dans la croissance économique et dans le développement technique ; inflation des tâches administratives et managériales aux dépens du temps consacré à l’enseignement et à l’amélioration des connaissances. Pour l’illustrer par un exemple, un Darwin, un Einstein, un Kant n’auraient aucune chance d’être sélectionnés par l’application des critères actuels. Quelles conséquences pense-t-on que donnera une telle sélection sur la recherche et les enseignements futurs ? Pense-t-on pouvoir encore longtemps contenter le « client » en lui proposant des enseignants d’envergure aussi étroite ? Même par rapport à sa propre définition de l’excellence, la politique des autorités scientifiques et académiques est tout simplement suicidaire.

Certains diront peut-être que j’exagère, qu’il est toujours possible de concilier quantité et qualité, de produire du bon travail tout en se soumettant aux impératifs de la concurrence. L’expérience dément cet optimisme. Je ne dis pas que tout est mauvais dans l’université actuelle, mais que ce qui s’y fait de bon vient plutôt de la résistance aux nouvelles mesures imposées que de leur application, résistance qui ne pourra que s’affaiblir avec le temps. On constate, en effet, que toutes les disciplines sont en train de s’appauvrir parce que les individus les plus « efficaces » qu’elles sélectionnent sont aussi les moins profonds, les plus étroitement spécialisés c’est-à-dire les plus ignorants, les plus incapables de comprendre les enjeux de leurs propres résultats. Même les disciplines à fort potentiel critique, comme la philosophie ou les sciences sociales, s’accommodent des exigences médiatiques et conservent toujours suffisamment de conformisme pour ne pas être exclues de la bataille productiviste, — sans compter leur incapacité à affronter l’incohérence entre leurs théories critiques et les pratiques que doivent individuellement adopter leurs représentants pour obtenir le poste d’où ils pourront se faire entendre.

Je sais que beaucoup de collègues partagent ce jugement global et tentent héroïquement de sauver quelques meubles, sur un fond de résignation et d’impuissance. On pourrait par conséquent me reprocher de quitter l’université au moment où il faudrait lutter de l’intérieur pour inverser la tendance. Pour avoir fait quelques essais dans ce sens, et malgré mon estime pour ceux qui s’efforcent encore de limiter les dégâts, je pense que la lutte est vaine dans l’état actuel des choses, tant est puissante la convergence entre les intérêts individuels de certains et l’idéologie générale à laquelle adhère l’institution universitaire.

Plutôt que de s’épuiser à nager contre le courant, il est temps d’en sortir pour créer autre chose, pour fonder une tout autre institution capable de reprendre le rôle crucial de transmettre la multiplicité des aspects des civilisations humaines et de stimuler la réflexion indispensable sur les savoirs et les actes qui font grandir l’humanité. Tout est à construire, mais il y a de par le monde de plus en plus de gens qui ont l’intelligence, la culture et la volonté pour le faire. En tous cas, il n’est plus temps de perdre ses forces à lutter contre la décadence annoncée d’une institution qui se saborde en se trompant d’excellence.

Annick Stevens, Docteur en philosophie,

Chargée de cours à l’Université de Liège depuis 2001.

Catégories
Philippe de Lara

une démission exemplaire

Annick Stevens, docteur en philosophie, “chargée de cours” (c’est-à-dire maître de conférences HDR) à l’Université de Liège depuis 2001, a décidé de démissionner de l’université.

Pour les Anciens, les exempla n’était pas des modèles à suivre ou des « éléments de langage » pour sermons, mais des récits nous permettant de réfléchir sur la condition humaine et de trouver notre chemin vers le bien. En ce sens le geste d’Annick Stevens est exemplaire. Non pas parce qu’il nous inviterait à faire comme elle, c’est-à-dire à quitter l’université, mais parce que sa décision et l’exposé des motifs qui l’accompagne sont une leçon de morale politique : les démocraties libérales sont menacées de perdre le sens de l’université, et le pire est que, jusqu’à présent, elles ne s’en rendent pas compte.

Pas seulement parce que les universités subissent des politiques néfastes, pas seulement parce que « la société de la connaissance » se traduit par l’asservissement de la connaissance à l’économie, pas seulement parce que l’enseignement supérieur et la recherche sont frappés d’une fièvre managériale et évaluationniste inoculée par des médecins de Molière persuadés de soigner le malade alors qu’ils sont en train de le tuer.

Non, ce n’est pas cela, qui est pourtant grave, qui suffit à justifier la démission d’Annick Stevens. S’y ajoute l’assentiment général et, pire encore, celui de nombre d’universitaires (de sorte que, au passage, l’incrimination du pouvoir économique est partielle et consolatoire, tant les orientations en cause, « néo-libérales » si l’on veut, sont diffuses) : trop d’instances administratives et collégiales dans les universités mettent tout leur zèle à aller au devant de cette pression des bureaucraties européennes, nationales et régionales et des (soi-disant) marchés. Trop de collègues y apportent une complicité active ou résignée, quand ils ne veulent pas voir l’immense atteinte à leur liberté et à leur raison d’être qui se cache derrière ces formulaires dont nous ne pouvons remplir la moitié des cases, derrière le dévoiement de la notion d’excellence, derrière le jargon des compétences, de l’évaluation transversale, de l’insertion dans le champ, etc. Que dire de ceux qui donnent une allure et une caution scientifiques à des institutions purement bureaucratiques comme la course aux classements ou la labellisation arbitraire des revues ? Malheureusement, une grande part de ce qui se fait sous le nom d’AERES n’est que l’application systématique de cette bureaucratisation de la recherche, et ce malgré les efforts des collègues qui essaient de l’intérieur de freiner le rouleau compresseur. Je m’efforce dans ce blog d’analyser ces évolutions néfastes, de peser ce qui est compatible et ce qui ne l’est pas avec la vocation de l’université. Annick Stevens, elle, a agi. Elle s’explique, sans nostalgie ni outrance, et nous invite à refuser de négocier l’inégociable.

La publication de cette lettre aujourd’hui a son kairos : le CNU récemment renouvelé a commencé son travail et ses sections ont une mission difficile, mettre en place l’évaluation scientifique des universitaires, qui n’avaient lieu qu’à l’occasion de certaines promotions et qui est désormais systématique pour tous les universitaires (je ne dirai plus jamais « enseignant-chercheur »). Les sections du CNU sauront-elles éviter le piège de l’évaluation bureaucratique et l’esprit de secte (les deux font la paire, chacune étant la dupe de l’autre), inventer une évaluation authentiquement académique ? Le geste d’Annick Stevens nous met devant cette responsabilité.


POURQUOI JE DÉMISSIONNE DE L’UNIVERSITÉ APRÈS DIX ANS D’ENSEIGNEMENT

par ANNICK STEVENS

Plus que jamais il est nécessaire de réfléchir au rôle que doivent jouer les universités dans des sociétés en profond bouleversement, sommées de choisir dans l’urgence le type de civilisation dans lequel elles veulent engager l’humanité. L’université est, jusqu’à présent, la seule institution capable de préserver et de transmettre l’ensemble des savoirs humains de tous les temps et de tous les lieux, de produire de nouveaux savoirs en les inscrivant dans les acquis du passé, et de mettre à la disposition des sociétés cette synthèse d’expériences, de méthodes, de connaissances dans tous les domaines, pour les éclairer dans les choix de ce qu’elles veulent faire de la vie humaine. Qu’à chaque époque l’université ait manqué dans une certaine mesure à son projet fondateur, nous le lisons dans les critiques qui lui ont constamment été adressées à juste titre, et il ne s’agit pas de s’accrocher par nostalgie à l’une de ses formes anciennes. Mais jamais elle n’a été aussi complaisante envers la tendance dominante, jamais elle n’a renoncé à ce point à utiliser son potentiel intellectuel pour penser les valeurs et les orientations que cette tendance impose à l’ensemble des populations, y compris aux universités elles-mêmes. D’abord contraintes par les autorités politiques, comme on l’a vu de manière exemplaire avec le processus de Bologne, il semble que ce soit volontairement maintenant que les directions universitaires (à quelques rares exceptions près) imposent la même fuite en avant, aveugle et irréfléchie, vers des savoirs étroitement utilitaristes dominés par l’économisme et le technologisme.

Si ce phénomène repose très clairement sur l’adhésion idéologique de ceux qui exercent le pouvoir institutionnel, il ne se serait pas imposé à l’ensemble des acteurs universitaires si l’on n’avait pas instauré en même temps une série de contraintes destinées à paralyser toute opposition, par la menace de disparition des entités qui ne suivraient pas la course folle de la concurrence mondiale : il faut attirer le « client », le faire réussir quelles que soient ses capacités (« l’université de la réussite » !), lui donner un diplôme qui lui assure une bonne place bien rémunérée, former en le moins de temps possible des chercheurs qui seront hyper productifs selon les standards éditoriaux et entrepreneuriaux, excellents gestionnaires et toujours prêts à siéger dans les multiples commissions et conseils où se prennent les simulacres de décisions — simulacres, puisque tant les budgets que les critères d’attribution et de sélection sont décidés ailleurs. De qualité, de distance critique, de réflexion sur la civilisation, il n’est plus jamais question. La nouvelle notion d’« excellence » ne désigne en rien la meilleure qualité de l’enseignement et de la connaissance, mais la meilleure capacité à engranger de gros budgets, de grosses équipes de fonctionnaires de laboratoire, de gros titres dans des revues de plus en plus sensationnalistes et de moins en moins fiables. La frénésie d’évaluations qui se déploie à tous les niveaux, depuis les commissions internes jusqu’au classement de Shanghaï, ne fait que renforcer l’absurdité de ces critères.

Il en résulte tout le contraire de ce qu’on prétend promouvoir : en une dizaine d’années d’enseignement, j’ai vu la majorité des meilleurs étudiants abandonner l’université avant, pendant ou juste après la thèse, lorsqu’ils ont pris conscience de l’attitude qu’il leur faudrait adopter pour continuer cette carrière ; j’ai vu les autres renoncer à leur profondeur et à leur véritable intérêt intellectuel pour s’adapter aux domaines et aux manières d’agir qui leur offriraient des perspectives. Et bien sûr j’ai vu arriver les arrivistes, à la pensée médiocre et à l’habileté productive, qui savent d’emblée où et avec qui il faut se placer, qui n’ont aucun mal à formater leur écriture pour répondre aux exigences éditoriales, qui peuvent faire vite puisqu’ils ne font rien d’exigeant. Hormis quelques exceptions, quelques personnes qui ont eu la chance d’arriver au bon moment avec la bonne qualification, ce sont ceux-là, les habiles médiocres, qui sont en train de s’installer — et la récente réforme du FNRS [analogue belge du CNRS] vient de supprimer les dernières chances des étudiants qui n’ont que leurs qualités intellectuelles à offrir, par la prépondérance que prend l’évaluation du service d’accueil sur celle de l’individu. Ces dérives présentent des variantes et des degrés divers selon les disciplines et les pays, mais partout des collègues confirment les tendances générales : concurrence fondée sur la seule quantité ; choix des thèmes de recherche déterminé par les organismes financeurs, eux-mêmes au service d’un modèle de société selon lequel le progrès humain se trouve exclusivement dans la croissance économique et dans le développement technique ; inflation des tâches administratives et managériales aux dépens du temps consacré à l’enseignement et à l’amélioration des connaissances. Pour l’illustrer par un exemple, un Darwin, un Einstein, un Kant n’auraient aucune chance d’être sélectionnés par l’application des critères actuels. Quelles conséquences pense-t-on que donnera une telle sélection sur la recherche et les enseignements futurs ? Pense-t-on pouvoir encore longtemps contenter le « client » en lui proposant des enseignants d’envergure aussi étroite ? Même par rapport à sa propre définition de l’excellence, la politique des autorités scientifiques et académiques est tout simplement suicidaire.

Certains diront peut-être que j’exagère, qu’il est toujours possible de concilier quantité et qualité, de produire du bon travail tout en se soumettant aux impératifs de la concurrence. L’expérience dément cet optimisme. Je ne dis pas que tout est mauvais dans l’université actuelle, mais que ce qui s’y fait de bon vient plutôt de la résistance aux nouvelles mesures imposées que de leur application, résistance qui ne pourra que s’affaiblir avec le temps. On constate, en effet, que toutes les disciplines sont en train de s’appauvrir parce que les individus les plus « efficaces » qu’elles sélectionnent sont aussi les moins profonds, les plus étroitement spécialisés c’est-à-dire les plus ignorants, les plus incapables de comprendre les enjeux de leurs propres résultats. Même les disciplines à fort potentiel critique, comme la philosophie ou les sciences sociales, s’accommodent des exigences médiatiques et conservent toujours suffisamment de conformisme pour ne pas être exclues de la bataille productiviste, — sans compter leur incapacité à affronter l’incohérence entre leurs théories critiques et les pratiques que doivent individuellement adopter leurs représentants pour obtenir le poste d’où ils pourront se faire entendre.

Je sais que beaucoup de collègues partagent ce jugement global et tentent héroïquement de sauver quelques meubles, sur un fond de résignation et d’impuissance. On pourrait par conséquent me reprocher de quitter l’université au moment où il faudrait lutter de l’intérieur pour inverser la tendance. Pour avoir fait quelques essais dans ce sens, et malgré mon estime pour ceux qui s’efforcent encore de limiter les dégâts, je pense que la lutte est vaine dans l’état actuel des choses, tant est puissante la convergence entre les intérêts individuels de certains et l’idéologie générale à laquelle adhère l’institution universitaire.

Plutôt que de s’épuiser à nager contre le courant, il est temps d’en sortir pour créer autre chose, pour fonder une tout autre institution capable de reprendre le rôle crucial de transmettre la multiplicité des aspects des civilisations humaines et de stimuler la réflexion indispensable sur les savoirs et les actes qui font grandir l’humanité. Tout est à construire, mais il y a de par le monde de plus en plus de gens qui ont l’intelligence, la culture et la volonté pour le faire. En tous cas, il n’est plus temps de perdre ses forces à lutter contre la décadence annoncée d’une institution qui se saborde en se trompant d’excellence.

Annick Stevens, Docteur en philosophie,

Chargée de cours à l’Université de Liège depuis 2001.

Catégories
Philippe de Lara

Assez de “l’autonomie” !

Je ne crois pas être le seul universitaire à être agacé et même franchement inquiet du consensus des trois principaux partis politiques de notre pays sur la soi-disant « autonomie des universités » : l’UMP et le président sortant, le PS et son candidat, et enfin les journalistes, tous s’accordent pour citer l’autonomie des universités (en précisant immanquablement : « attendue-depuis-20-ans-par-la-communauté-universitaire ») comme LA réforme réussie du quinquennat : indispensable, consensuelle, ayant déjà porté ses fruits. « L’autonomie des université ça me va ! » ajoute (si l’on peut dire) François Hollande, tandis que ses conseillers se battent les flans pour avoir l’air de proposer une autre politique. La majorité présidentielle, jouant sur la magie du mot « autonomie » (il est vrai qu’il n’en faut pas plus pour séduire le parti des médias) finit par se persuader que, là au moins, elle a réussi. Les seules critiques qui atteignent le seuil de visibilité sont la demande de moyens et les larmes de crocodile versées sur l’injustice du dualisme entre les écoles qui sélectionnent et les universités qui ne le peuvent pas. Les mêmes qui s’acharnent sur les Prépas ne feront rien pour permettre aux universités de mieux encadrer les jeunes à la sortie du bac. C’est à peu près tout ce qui a été retenu (ce qui ne veut pas dire compris) du « manifeste des refondateurs », auquel j’avais participé : on est très loin de la vue d’ensemble du système d’enseignement supérieur à laquelle nous appelions.

Ce consensus des satisfaits, des hypocrites et des indifférents sur « l’autonomie » est peu glorieux. Il n’y a pas d’autonomie des universités. Tout au plus peut-on dire que les présidents ont acquis quelques marges de manœuvre supplémentaires, mais, sur tout ce qui mériterait le nom d’autonomie, rien, et même une régression. Pour aller à l’essentiel : rien n’a changé dans les conditions sine qua non de l’autonomie, à savoir l’existence de ressources propres et la maîtrise du recrutement. Les universités sont toujours dans l’impossibilité de choisir leurs étudiants, de dissuader ceux qui vont à l’échec de s’engager dans des filières où ils n’ont aucune chance et où ils ne font que chasser ceux qui y auraient leur place.

Il était parfaitement possible de préserver la quasi mission de service public d’accueil de tous les bacheliers incombant aux universités, et même de l’améliorer par une réforme des premiers cycles, tout en autorisant les universités à développer des filières sélectives et des procédures d’orientation plus contraignantes. Or les initiatives en ce sens en sont toujours au même point. Ce qui se fait pouvait déjà se faire sans la LRU. Les DU sélectifs à côté des diplômes nationaux, les filières spéciales à numerus clausus comme les doubles licences continuent de se développer dans une semi clandestinité, sans moyens et à la merci d’administrations pusillanimes, comme cette université qui, par trouille des réactions de l’UNEF, a empêché ses professeurs de sélectionner sur dossier les inscrits à une double licence originale, de sorte qu’après avoir décidé la création d’une filière d’excellence, on oblige les enseignants à prendre les étudiants par ordre d’inscription sur APB ! Une administration centrale intelligente aurait très probablement été plus accueillante à ces initiatives autonomes qu’un manager local mal élu.

Mais je rêve à parler d’administration intelligente : à peine octroyée cette autonomie en trompe l’œil, le ministère de l’enseignement supérieur n’a rien trouvé de mieux pour s’occuper que de la fouler aux pieds en bricolant une « nouvelle licence » absurde mais ficelée jusqu’aux moindres détails. Au nom de l’autonomie sans doute, les universitaires se voient imposés des modes de notation, d’organisation des examens, de validation des diplômes, des « référentiels », irréalisables (ne serait-ce qu’en raison des volumes horaires prévus) mais où tout est prévu jusqu’au moindre bouton de guêtre. Autrement dit, l’autonomie, c’est encore plus de bureaucratisation, de centralisation. Sous la logorrhée des « compétences » et de la « professionnalisation », le but avoué de la nouvelle licence est de donner le diplôme à tout le monde, en autorisant toutes les compensations entre semestres et entre disciplines (voir la tribune d’universitaires publiées enfin par Le Monde le 19 janvier). Double absurdité : 1) c’est transformer les diplômes en chiffon de papier (que de bonnes âmes proposent du coup de compléter par un « livret de compétences » qui permettrait aux employeurs de se renseigner les candidats, puisque le diplôme ne signifiera plus rien) tout en escomptant réduire le chômage en augmentant le nombre de diplômés (un bel exemple de pensée magique). 2) En admettant per impossibile que cet « assouplissement » de la validation ait quelque vertu, c’est aux universités autonomes de décider de mettre en pratique, et non à une bureaucratie irréelle, qui déplore le « taux d’échec » dont elle entretient les causes.

Qui peut lire le décret nouvelle licence et les documents de travail sur les référentiels des nouvelles licences générales sans partir d’un grand éclat de rire et perdre tout respect pour cette administration et les « experts » qui l’inspirent ?

L’association QSF a publié une analyse de ces référentiels. Voici en attendant un échantillon :

« c’est l’étudiant et non plus l’enseignant qui doit être au centre du système » [je croyais que c’était plutôt le savoir, mais j’ai dû me tromper]

« Les examens doivent donc vérifier non seulement que les connaissances sont acquises, mais aussi que les résultats attendus ont bien été atteints. C’est à partir des résultats d’apprentissage, et non pas des connaissances, que peuvent être identifiées les compétences acquises » [italiques ajoutés]

Le DGP (directeur général de la Palice) définit ainsi les « RDA » (Résultats d’apprentissage attendus : mais oui, ils l’ont fait ! j’en suis tout stasi) d’un cours d’histoire de L3 sur la religion grecque :

« 1. Connaître les principales caractéristiques de la religion grecque

2. Être capable d’analyser dans ses grandes lignes un récit mythique

3. Être capable de décrire les principaux monuments d’un sanctuaire et leur fonction

4. Être capable de comprendre la place et la fonction du sacré dans les sociétés

5. Être capable de replacer la religion grecque dans l’histoire des religions occidentales

6. Être capable de réunir une documentation appropriée, tant au niveau des sources primaires que de la bibliographie

7. S’exprimer dans une langue écrite et orale correcte. »

Portes ouvertes soigneusement enfoncées me direz-vous, mais là ne s’arrête pas l’audace référentielle : il est précisé que l’évaluation des RDA 1 et 3 seront évalués par QCM, tandis que 4, 5, 6 et 7 seront évalués par une dissertation ou, mieux, un exposé préparé en groupe. « Les R.A. 1 à 3 sont proprement disciplinaires ; les R.A 6 et 7 son typiquement transversaux ; les R.A. 4 et 5 sont mixtes. ».

Le référentiel précise les « Compétences transversales ou génériques induites » par cet enseignement :

– esprit d’analyse et de synthèse (R.A 2, 4 et 5)

– capacité de travail en groupe ( les exposés doivent être préparés en groupe )

– goût et aptitude à la recherche (R.A 6)

– aptitude à rassembler et analyser des informations provenant de sources différentes (RA 6)

– intérêt pour le culturellement différent (R.A 1, 4 et 5)

– engagement éthique : tolérance, respect des opinions d’autrui (R.A. 4 et 5)

– capacité à communiquer (R.A 7)

Tout est prévu donc au pays des RDA, et l’imagination pédagogique n’a qu’à bien se tenir.

Un esprit chagrin dirait que la messe est dite, que cette sollicitude en trompe l’œil pour l’université est l’alibi d’élites qui ont désormais d’autres valeurs que celles du savoir et de la culture, et qui n’imaginent pas envoyer leurs enfants à l’université. Mais ce n’est pas mon genre. S’il y a aujourd’hui des raisons puissantes au consensus sur l’abandon de l’université, elles ne sont ni éternelles ni partagées par tous. Des exemples étrangers et des « signaux forts » venus du corps électoral pourraient un jour ou l’autre ébranler ce conformisme.

Je traiterai un jour prochain de la professionnalisation, la vraie, pas celle du décret nouvelle licence, et de la façon dont on s’efforce sournoisement de supprimer les concours de l’enseignement en rendant impossible leur préparation et répulsive l’entrée dans le métier. Qui veut noyer son chien…

Catégories
Philippe de Lara

Assez de “l’autonomie” !

Je ne crois pas être le seul universitaire à être agacé et même franchement inquiet du consensus des trois principaux partis politiques de notre pays sur la soi-disant « autonomie des universités » : l’UMP et le président sortant, le PS et son candidat, et enfin les journalistes, tous s’accordent pour citer l’autonomie des universités (en précisant immanquablement : « attendue-depuis-20-ans-par-la-communauté-universitaire ») comme LA réforme réussie du quinquennat : indispensable, consensuelle, ayant déjà porté ses fruits. « L’autonomie des université ça me va ! » ajoute (si l’on peut dire) François Hollande, tandis que ses conseillers se battent les flans pour avoir l’air de proposer une autre politique. La majorité présidentielle, jouant sur la magie du mot « autonomie » (il est vrai qu’il n’en faut pas plus pour séduire le parti des médias) finit par se persuader que, là au moins, elle a réussi. Les seules critiques qui atteignent le seuil de visibilité sont la demande de moyens et les larmes de crocodile versées sur l’injustice du dualisme entre les écoles qui sélectionnent et les universités qui ne le peuvent pas. Les mêmes qui s’acharnent sur les Prépas ne feront rien pour permettre aux universités de mieux encadrer les jeunes à la sortie du bac. C’est à peu près tout ce qui a été retenu (ce qui ne veut pas dire compris) du « manifeste des refondateurs », auquel j’avais participé : on est très loin de la vue d’ensemble du système d’enseignement supérieur à laquelle nous appelions.

Ce consensus des satisfaits, des hypocrites et des indifférents sur « l’autonomie » est peu glorieux. Il n’y a pas d’autonomie des universités. Tout au plus peut-on dire que les présidents ont acquis quelques marges de manœuvre supplémentaires, mais, sur tout ce qui mériterait le nom d’autonomie, rien, et même une régression. Pour aller à l’essentiel : rien na changé sur les conditions sine qua non de l’autonomie, à savoir l’existence de ressources propres et la maîtrise du recrutement. Les universités sont toujours dans l’impossibilité de choisir leurs étudiants, de dissuader ceux qui vont à l’échec de s’engager dans des filières où ils n’ont aucune chance et où ils ne font que chasser ceux qui y auraient leur place.

Il était parfaitement possible de préserver la quasi mission de service public d’accueil de tous les bacheliers incombant aux universités, et même de l’améliorer par une réforme des premiers cycles, tout en autorisant les universités à développer des filières sélectives et des procédures d’orientations plus contraignantes. Or les initiatives en ce sens en sont toujours au même point. Ce qui se fait pouvait déjà se faire sans la LRU. Les DU sélectifs à côté des diplômes nationaux, les filières spéciales à numerus clausus comme les doubles licences continuent de se développer dans une semi clandestinité, sans moyens et à la merci d’administrations pusillanimes, comme cette université qui, par trouille des réactions de l’UNEF, a empêché ses professeurs de sélectionner sur dossier les inscrits à une double licence originale, de sorte qu’après avoir décidé la création d’une filière d’excellence, on oblige les enseignants à prendre les étudiants par ordre d’inscription sur APB ! Une administration centrale intelligente aurait très probablement été plus accueillante à ces initiatives autonomes qu’un manager local mal élu.

Mais je rêve à parler d’administration intelligente : à peine octroyée cette autonomie en trompe l’œil, le ministère de l’enseignement supérieur n’a rien trouvé de mieux pour s’occuper que de la fouler aux pieds en bricolant une « nouvelle licence » absurde mais ficelée jusqu’aux moindres détails. Au nom de l’autonomie sans doute, les universitaires se voient imposés des modes de notation, d’organisation des examens, de validation des diplômes, des « référentiels », irréalisables (ne serait-ce qu’en raison des volumes horaires prévus) mais où tout est prévu jusqu’au moindre bouton de guêtre. Autrement dit, l’autonomie, c’est encore plus de bureaucratisation, de centralisation. Sous la logorrhée des « compétences » et de la « professionnalisation », le but avoué de la nouvelle licence est de donner le diplôme à tout le monde, en autorisant toutes les compensations entre semestres et entre disciplines (voir la tribune d’universitaires publiées enfin par Le Monde le 19 janvier). Double absurdité : 1) c’est transformer les diplômes en chiffon de papier (que de bonnes âmes proposent du coup de compléter par un « livret de compétences » qui permettrait aux employeurs de se renseigner les candidats, puisque le diplôme ne signifiera plus rien) tout en escomptant réduire le chômage en augmentant le nombre de diplômés (un bel exemple de pensée magique). 2) En admettant per impossibile que cet « assouplissement » de la validation ait quelque vertu, c’est aux universités autonomes de décider de mettre en pratique, et non à une bureaucratie irréelle, qui déplore le « taux d’échec » dont elle entretient les causes.

Qui peut lire le décret nouvelle licence et les documents de travail sur les référentiels des nouvelles licences générales sans partir d’un grand éclat de rire et perdre tout respect pour cette administration et les « experts » qui l’inspirent ?

L’association QSF publiera bientôt une analyse de ces référentiels. Voici en attendant un échantillon :

« c’est l’étudiant et non plus l’enseignant qui doit être au centre du système » [je croyais que c’était plutôt le savoir, mais j’ai dû me tromper]

« Les examens doivent donc vérifier non seulement que les connaissances sont acquises, mais aussi que les résultats attendus ont bien été atteints. C’est à partir des résultats d’apprentissage, et non pas des connaissances, que peuvent être identifiées les compétences acquises » [italiques ajoutés]

Le DGP (directeur général de la Palice) définit ainsi les « RDA » (Résultats d’apprentissage attendus : mais oui, ils l’ont fait ! j’en suis tout stasi) d’un cours d’histoire de L3 sur la religion grecque :

« 1. Connaître les principales caractéristiques de la religion grecque

2. Être capable d’analyser dans ses grandes lignes un récit mythique

3. Être capable de décrire les principaux monuments d’un sanctuaire et leur fonction

4. Être capable de comprendre la place et la fonction du sacré dans les sociétés

5. Être capable de replacer la religion grecque dans l’histoire des religions occidentales

6. Être capable de réunir une documentation appropriée, tant au niveau des sources primaires que de la bibliographie

7. S’exprimer dans une langue écrite et orale correcte. »

Portes ouvertes soigneusement enfoncées me direz-vous, mais là ne s’arrête pas l’audace référentielle : il est précisé que l’évaluation des RDA 1 et 3 seront évalués par QCM, tandis que 4, 5, 6 et 7 seront évalués par une dissertation ou, mieux, un exposé préparé en groupe. « Les R.A. 1 à 3 sont proprement disciplinaires ; les R.A 6 et 7 son typiquement transversaux ; les R.A. 4 et 5 sont mixtes. ».

Le référentiel précise les « Compétences transversales ou génériques induites » par cet enseignement :

– esprit d’analyse et de synthèse (R.A 2, 4 et 5)

– capacité de travail en groupe ( les exposés doivent être préparés en groupe )

– goût et aptitude à la recherche (R.A 6)

– aptitude à rassembler et analyser des informations provenant de sources différentes (RA 6)

– intérêt pour le culturellement différent (R.A 1, 4 et 5)

– engagement éthique : tolérance, respect des opinions d’autrui (R.A. 4 et 5)

– capacité à communiquer (R.A 7)

Tout est prévu donc au pays des RDA, et l’imagination pédagogique n’a qu’à bien se tenir.

Un esprit chagrin dirait que la messe est dite, que cette sollicitude en trompe l’œil pour l’université est l’alibi d’élites qui ont désormais d’autres valeurs que celles du savoir et de la culture, et qui n’imaginent pas envoyer leurs enfants à l’université. Mais ce n’est pas mon genre. S’il y a aujourd’hui des raisons puissantes au consensus sur l’abandon de l’université, elles ne sont ni éternelles ni partagées par tous. Des exemples étrangers et des « signaux forts » venus du corps électoral pourraient un jour ou l’autre ébranler ce conformisme.

Je traiterai un jour prochain de la professionnalisation, la vraie, pas celle du décret nouvelle licence, et de la façon dont on s’efforce sournoisement de supprimer les concours de l’enseignement en rendant impossible leur préparation et répulsive l’entrée dans le métier. Qui veut noyer son chien…

Catégories
Philippe de Lara

La banalité de la fraude

Les fuites du bac ne sont pour rien dans ce qui suit : cela fait plusieurs mois que je songeais à ce billet sur la fraude, depuis que j’ai été personnellement confronté à la banalisation de cette pratique à l’université, avec un pic en 2009-2010. J’ai laissé passer le temps, laissé mon collègue Pierre Dubois traiter — fort bien — du plagiat dans la recherche, qui n’est pas le même sujet. Banalisation, “banalité de la fraude” oserai-je dire en parodiant une expression fameuse : il ne s’agit pas seulement de la fréquence croissante de la fraude, mais de la perte du sens  de la gravité de cette pratique, du mal que se font à eux-mêmes les étudiants, qu’ils font à leurs camarades et à l’institution en fraudant.

Mon expérience n’a pas de valeur statistique, mais elle m’a fait quelque chose, à moi, et peut-être dit-elle quelque chose de général. En 2008-2009, j’ai été confronté à un cas de fraude sur un exercice de contrôle continu dans un groupe de plus de 50 étudiants de Master en science politique. En 2009-2010, malgré un fléchissement des effectifs (ils sont assez fluctuants dans cette filière) la fraude, elle, a prospéré : 6 cas (détectés!) sur 35 étudiants.

Peut-être s’agit-il d’un phénomène transitoire. On me dit que les instruments anti-fraude mis en place en Amérique du Nord et qui arrivent chez nous sont très efficaces : tous les travaux écrits doivent être présentés sous forme électronique et après avoir passé le fichier au détecteur de copier-coller, un logiciel coûteux mais très efficace, plus que la vérification manuelle du professeur armé de sa seule intuition et d’un moteur de recherche. Ouf !

Il n’empêche : partout où elle se développe, la délinquance technologique entraîne une course à la sophistication des moyens dans laquelle le bien ne triomphe pas toujours du mal. Et surtout, surtout, le mal est fait. Lorsque j’ai pris la main dans le sac trois étudiants qui avaient recopié le même fichier (payant !) pour un exercice de contrôle continu comptant pour 1/3 d’une note représentant elle-même à peu près pour 1/15 d’une année de master 1, mon monde a changé, j’ai perdu mes repères comme disent les moralistes. Quelques réflexions reconstructrices :

Ils ne se rendent pas compte

A part un étudiant qui a avoué franchement son forfait et reconnu qu’il avait été pris par le temps etc., je n’ai eu droit qu’à des explications embarrassées et autres mensonges sincères : “j’ai pris beaucoup de notes et me suis mélangé les pinceaux”, “j’ai oublié les guillemets”, “je savais pas”, jusqu’au déni complet mais qui, le plus souvent, n’exprimait pas le toupet du fraudeur endurci mais l’innocence de l’inconscience : puisqu’il ne s’agit que d’un ou deux clics, où est le mal ?

Dans ce nouveau monde, la différence entre une capacité humaine : savoir quelque chose, et un fait physique : de l’information est déposée dans tel objet, cette différence constitutive de notre idée de l’esprit humain a en quelque sorte disparu. Est-ce cela la morale de la société-de-la-connaissance, traiter l’esprit humain comme un tas de bits ? Il y a en tout cas un mystère dans cette banalisation d’un comportement pourtant à haut risque, même lorsque le gain est tellement négligeable qu’une explication rationnelle ordinaire (par l’intérêt) ne peut être invoquée. J’ai dit à ces étudiants : vous êtes non seulement des tricheurs mais des imbéciles. La secousse a été salutaire et a sauvé l’institution… jusqu’à la fin du semestre.

Détruire l’institution

Le pire s’est manifesté sous la forme du vécu : jusqu’à il y a peu, c’était un joie pour un enseignant, l’une des plus grande peut-être de ce métier, de découvrir une copie remarquable, un savoir maîtrisé, une exposition brillante. Aujourd’hui, cela génère le soupçon, la corvée de googliser le texte pour vérifier si… De sorte que cette petite fraude banale au contrôle continu est en réalité la destruction de l’institution, plus encore que le plagiat dans la recherche, qui est une plaie mais, pardon Pierre, n’empêche pas la science de cheminer (et les délinquants de se faire prendre… tôt ou tard). C’est pourquoi je suis en colère contre les intermittents de la conscience morale: ils détruisent mon métier, pire, le bonheur de l’exercer.

Apprivoiser l’internet

L’internet est un fabuleux dispositif de mise à disposition de l’information et de la connaissance. Il change notre vie et notre culture : nous pouvons instantanément retrouver la distribution d’un film d’Alfred Hitchcock, la date de la mort de Simone Weil ou l’auteur de cette citation latine qui nous trottait dans la tête. Comment faire en sorte que ce pouvoir ne se retourne pas en son contraire, que la mémoire mécanique ne vide pas les mémoires vivantes ? Un principe simple : l’internet, c’est fait pour les gens déjà cultivés, pas pour se cultiver. D’où la proposition que la parade la plus essentielle à la fraude électronique, c’est de mettre le livre et la lecture au centre de l’enseignement universitaire. J’enfonce là une porte ouverte, mais je crains qu’elle ne soit en train de se refermer peu à peu à coup de fiches, de photocopies d’extraits, de « Monsieur on ne va pas lire tout ça ! », alors qu’il faut l’ouvrir grand pour que notre enseignement réponde aux conditions inédites de la surdisponibilité de l’information.

Bonnes vacances, avec de bons livres.

Catégories
Philippe de Lara

PISA : un pis-aller ?

Oui, je sais, elle n’est pas très bonne. J’avais pensé également à « Le PISA nouveau est arrivé ! ». Le Beaujolais nouveau à en effet ceci de commun avec le rapport PISA 2009 d’être un événement mondial sur lequel plein de gens ont un avis. Mais avec le Beaujolais au moins, ceux qui en parlent l’ont goûté. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas avec le PISA, une vaste enquête de l’OCDE sur les « acquis scolaires » des élèves âgés 15 ans dans 75 pays (les 34 membres de l’OCDE et 41 autres). Il faut dire que cette étude énorme, qui intègre à chaque édition (tous les trois ans) un nombre croissant de pays (avec désormais des données régionales — on parle beaucoup des résultats spectaculaires de la ville de Shanghai, qui écrase le reste du monde dans toutes les matières) et un nombre croissant de thèmes traités, atteint aujourd’hui plus de 1200 pages (1209 pour les cinq volumes parus en décembre, un 6ème est attendu en juin 2011).

Bien sûr, il y a une synthèse par volume et une synthèse des synthèses, mais c’est là que le bât blesse. La sophistication des méthodes, le souci des biais statistiques, l’invention d’outils permettant de mesurer des choses de plus en plus nombreuses, tout cela est impressionnant. On était même rassuré, aux débuts du programme du moins[1], de voir que les tâtonnements inductifs ont joué un grand rôle dans l’élaboration et l’évolution du système d’enquête : ce devrait être un gage de modestie et de bon sens. Mais de cela, il ne reste rien dans les synthèses 2009 : plus les résultats devraient inciter à la prudence, à expliciter les partis pris, la fragilité du lien entre les données et leur interprétation, plus les synthèses sont péremptoires, pour ne pas dire arrogantes, sous l’apparence feutrée et prudente du langage expertocratique : voici des faits indiscutables, des préconisations incontournables. Hélas, les commentaires dans la presse en rajoutent le plus souvent dans la simplification dogmatique des synthèses de l’OCDE.

La maladie de l’évaluation atteint ici le stade terminal, l’information devient l’outil de la méconnaissance, pis, du refus de savoir. Pas d’idée, juste votre rang ! C’est d’autant plus préoccupant que l’écho médiatique du PISA est à la mesure l’impact croissant des classements internationaux en tout genre sur l’action des gouvernants. Leur devise semble être aujourd’hui : le monde est trop compliqué pour être transformé, il s’agit seulement de s’y classer (appelons ça la 11ème thèse sur la réforme[2]). Améliorer la transmission des savoirs, ouvrir les jeunes à la culture, les préparer à la vie d’adultes ? Trop compliqué ! Plutôt que d’avoir une politique éducative, forcément complexe, forcément disputée, contentons-nous de grimper dans le classement au PISA. On pourrait croire que les études comme PISA améliorent la rationalité de l’action publique, mais elles ne font que la décerveler. Les experts de l’OCDE, enivrés de l’influence qu’ils ont acquise à la faveur de cette mode du benchmarking, ne peuvent plus s’arrêter. De trois ans en trois ans, PISA élève ses prétentions toujours plus haut, recommande à tout va, avec une certitude de plus en plus inébranlable : puisque les chiffres vous le disent ! Alors que les concepteurs de PISA avouaient pratiquement qu’ils ne savaient pas ce qu’ils mesuraient, ni un niveau scolaire, ni un potentiel académique, ni des compétences transdisciplinaires, ni des capacités concrètes (« dans les situations de la vie réelle »), mais une sorte de mélange de tout cela, le progrès bureaucratique a transformé l’imprécision en certitude universelle, non seulement sur les acquis scolaires, mais aussi sur la réduction des inégalités sociales, la motivation des élèves, la qualité des professeurs, et l’âge du proviseur.

C’est dommage, car le PISA recèle une mine d’informations : l’augmentation du pourcentage d’élèves en grande difficulté en France mais aussi celui des élèves au dessus de la moyenne ; le tassement des différences entre les systèmes scolaires massifiés depuis longtemps, de plus en plus agglomérés autour de la moyenne et la montée spectaculaire des performances des pays dont la massification scolaire est plus récente, en particulier en Asie ; l’accentuation du « gender gap », c’est-à-dire de la supériorité des filles sur les garçons en compréhension de l’écrit et en moyenne générale (mais pas en mathématiques), phénomène universel. Je tâcherai d’y revenir, quand j’aurai tout lu (je ne ferai semblant que c’est le cas).

Mais pire que les évaluateurs, il y a ceux qui les écoutent, et qui sont incapables de faire la différence entre les vraies découvertes, les truismes (« Dans tous les pays, les élèves qui prennent plaisir le plus à lire devancent largement ce qui prennent le moins »… sans commentaire), les extravagances, et les énoncés tellement abstraits et décontextualisés qu’ils sont dépourvus de sens, comme : « Les systèmes d’éducation les plus performants accordent une plus grande autonomie individuelle aux établissements dans l’élaboration des programmes et des politiques d’évaluation, sans toutefois permettre nécessairement la concurrence des établissements dans le même bassin scolaire. ».

La phrase rituelle « Même si les critères des enquêteurs de l’OCDE sont contestables » (ou ceux du classement de Shanghai, ou ceux du jury de Miss monde, etc.) a la vertu magique de faire semblant de soulever le problème et de n’en tenir aucun compte. Le tour est joué, le classement a remplacé la pensée. [3]

Encore un fois, je ne conteste pas l’utilité de l’enquête elle-même (du moins les parties I à III, car la partie IV, sur les politiques qui font les écoles de la réussite, est surtout un mélange de préjugés, de tautologies projectives, et de banalité indécidables). C’est sa présentation par l’OCDE et sa réception médiatique qui sont dangereuses.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce qu’il y a dans les rapports PISA, mais je veux aussi parler de ce qui n’y est pas, et dont tout l’art des auteurs est de nous faire oublier que ça n’y est pas : ainsi les contenus d’enseignement. Voici un PISA qui aborde longuement le plaisir de lire (voir la perle citée plus haut), les différences de lectures entre les filles et les garçons, etc., mais où la nature de ces lectures n’apparaît nulle part : s’agit-il de L’Équipe ou de Shakespeare ? Rien non plus sur le contenu de l’enseignement, ce qui est transmis, car le dada de l’OCDE, c’est le management, les structures de commandement. Quand un patron ne sait pas quoi faire, il centralise ou il décentralise, il autonomise les « unités de base », ou il crée des « contrôles transversaux », blablabla. Ces considérations sur les structures pourraient avoir un peu de sens si elles étaient contextualisées, c’est-à-dire rapportées à l’histoire et à la culture du pays, à l’esprit des lois. On pourrait ainsi distinguer entre l’autonomie authentique et celle du petit chef caporalisé, du « patron » de supérette qui n’a que le pouvoir de sadiser ses caissières et de subir la tutelle de la maison mère. Bref, la décentralisation au profit des chefs d’établissement peut être tout et son contraire et ce que raconte le rapport à ce sujet du vent de la bouche (qui souffle cependant dans une direction déterminée : plus de décentralisation).

Autre éléphant blanc du PISA, la question des temporalités de l’apprentissage. Que veulent dire les notion de compétences, de capacités, de résolution de problème « à 15 ans ». Il ne faut pas confondre ce qu’un adolescent sait faire et ce qu’il saura faire : l’éducation est un phénomène dans le temps. Dans beaucoup de disciplines, on peut aller plus vite au début mais caler plus tard, pour avoir court-circuité certaines bases. Il y a des apprentissages « inutiles » pour résoudre un « problème » sur le moment mais qui deviennent très utiles en différé, de façon parfois prévisible (faire des gammes pour jouer Liszt proprement), parfois inattendue (faire du latin m’a permis d’apprendre plus facilement l’anglais et l’italien). La technique principale de l’enquête consistant à mesurer des compétences de résolution de problème « dans la vie réelle » répond à des contraintes (de comparabilité entre des pays et des systèmes scolaires très différents) et n’est certainement pas dénuée de pertinence, mais elle entraîne des biais dont celui-ci : il y a un droit à l’enfance, encore en vigueur à 15 ans, droit d’être autre chose qu’un adulte en miniature, et l’un des aspects de ce droit, c’est celui de ne pas être forcément capable de résoudre des problèmes de la vie réelle car on a autre chose à apprendre et à rêver, et que c’est l’inutile et le rêve dans l’enfance qui prépare les talents les plus opérationnels plus tard. Je ne reproche pas à PISA de laisser échapper cette dimension humaine, on ne saurait tout mesurer, une coupe instantané est par définition aveugle sur la durée. Je lui reproche d’ôter au lecteur jusqu’au sens que ces choses, qui sont le tissu de la vie humaine, existent, et, a fortiori, ont la moindre importance pour les politiques de l’éducation.

Classer n’est pas comparer. Comparer est difficile, mais utile, classer facile et trompeur. Il est temps d’en finir avec la maladie de l’évaluation, de reconnaître avec lucidité que ce que nous apprenons dans ce genre d’études vaut bien moins que ce que nous perdons de vue à cause d’elles. L’évaluation repose plus souvent sur le principe aveugle : « qui veut noyer son chien l’accuse de la rage » (ou son homologue positif « tout confirme l’analyse du précédent comité central ») que sur le principe : « voyons ce qu’il en est ». Les politiques qui ont soif d’évaluation, de scientométrie et autres « outils » me font penser à ces banquiers qui ont cru grâce aux nouveaux produits financiers (titrisation, etc.) pouvoir faire leur métier en se passant de ce qui en est le cœur : l’appréciation du risque réel des entreprises réelles. On sait ce qu’il en advint.


[1] Voir le remarquable article de Nathalie Bulle, « L’imaginaire réformateur. PISA et les politiques de l’école », Le Débat, n° 159, mars-avril 2010.

[2] Les CSP bac + 12 de plus 50 ans auront reconnu un pastiche de la 11ème thèse sur Feuerbach de Marx (« jusqu’à présent, les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de la transformer »).

[3] La phrase citée, une version parmi cent autres de cette clause stéréotypée, est d’Eric Zemmour, phénix du bas clergé médiatique, officiant dans le cas au Figaro Magazine. Il est savoureux de le voir tirer du classement médiocre de la France par PISA des conclusions exactement inverses de celles d’un autre clerc médiatique, celui-là évêque consacré de l’expertise pédagogique, Gérard Courtois, militant au journal Le Monde. Pour le premier, c’est la fin de l’école républicaine qui est coupable, le laxisme égalitariste, pour l’autre c’est au contraire, l’école républicaine, la sélection élitiste. Chacun projette ses certitudes. Un « expert » chacun le sait, c’est quelqu’un qui a un avsi et docn n’a pas besoin d’en changer. Les commentaires les plus sensés sont à ma connaissance ceux de Natacha Poloni dans Le Figaro.

Catégories
Philippe de Lara

Conditions de l’éducation[1]

Mercredi 27 octobre, j’écoute une émission de radio sur le mouvement social en cours. C’est France Culture à son meilleur : le temps de la réflexion, un plateau de spécialistes du travail et de l’emploi, une discussion très éclairante, sur le sens vécu du mouvement au-delà de la question des retraites, mais aussi sur la mesure de l’inégalité entre générations dans l’accès aux carrières professionnelles : tout se passe comme si les baby-boomers gardaient jalousement les places, empêchant les générations suivantes d’y accéder, sinon à un âge de plus en plus tardif. Analyses intéressantes, sûrement discutables, en tout cas documentées et stimulantes. Et puis, brusquement, l’émission bascule : « tout ça, c’est la faute de l’école ». Les élites seraient fermées, en France plus qu’ailleurs, parce que l’école serait entièrement focalisée sur la sélection des meilleurs élèves, et laisserait tomber les autres. « Je l’ai bien vu quand j’étais parent d’élève », assène l’un des experts. Tout le monde semble approuver. La croyance dogmatique a étouffé l’esprit de l’enquête.

L’école républicaine naissante était en effet très sélective, son universalité s’arrêtait à l’enseignement primaire, seule une petite fraction des élèves allait au-delà du Certificat d’études. En revanche, après 1945, l’école s’est massifiée et démocratisée. Depuis quarante ans, du « collège unique » à l’explosion du nombre d’étudiants, les politiques scolaires qui se sont efforcées d’amplifier le mouvement ont toutes été fondées sur le pari de l’égalité contre la méritocratie : « socle commun », suppression des filières, haro sur les redoublements, réussite scolaire conçue comme un droit, etc. On attend d’abord de l’école qu’elle soit « juste ». Et si c’était justement ce pari qui avait dégradé les conditions de l’égalité, entravé l’accès des enfants d’origine modeste aux Grandes écoles, et accentué par là la fermeture de milieux dirigeants qui tendent en effet à se renouveler sur une base de plus en plus étroite ? Et si la vulgate critique de l’école de la reproduction et de l’élitisme — qui va parfois jusqu’à stigmatiser les bons élèves, comme si c’était tous des exploiteurs du CAC 40 en puissance —, n’était qu’un discours inconsistant, déplorant les effets dont il vénère l’école ? Et si la sélection réinventée, une sélection qui classe et oriente, et non une sélection qui exclut, faisait partie de la solution de la crise scolaire ?

Je ne prétends surtout pas ériger cette analyse en nouvelle vulgate, en faire une clé universelle, bien illusoire alors que les problèmes complexes n’ont jamais de solution unique. Je remarque simplement avec tristesse que, sur les conditions de l’éducation, un biais, toujours le même, préempte la réflexion, alors que sur d’autres problèmes collectifs, la discussion est ouverte. Voyez par exemple les travaux des think tank politiques. La Fondation Jean Jaurès (je choisis un exemple qui a ma sympathie) a produit des travaux très stimulants, avec des propositions qui sont généralement assorties, d’alternatives, d’opinions dissidentes afin d’ouvrir le débat, que ce soit sur l’économie ou la filiation, mais pas sur l’école : là, pas d’alternatives, on ressort les mêmes clichés usés, la même scie indéfiniment reconfirmée par une sociologie circulaire (les sciences sociales peuvent faire ça très bien, souvenez-vous : « tout confirme l’analyse du précédent comité central »). L’égalitarisme a délégitimé la méritocratie. La démocratie est une promesse d’inclusion impérieuse. Il faut la repenser de façon que cette exigence ne revienne pas à détruire les conditions de l’éducation. Pas facile quand les inégalités explosent et que l’école fournit un bouc émissaire irrésistible.

Je ne dis pas que j’ai la solution, qu’il suffit d’être contre cette théorie de la « justice » scolaire pour résoudre les difficultés de l’école, je soutiens simplement que le débat devrait être ouvert sur les conditions de l’éducation et qu’il ne l’est pas.

Revenons à l’université : n’est-il pas navrant que la sélection et l’orientation des étudiants à l’entrée des universités soit toujours un sujet tabou, alors que, dans le même temps, les universités multiplient (discrètement) les filières sélectives (« collèges », « doubles licences », et autres DU) ? Elles font preuve par là d’une inventivité pragmatique prometteuse, qui montre comment échapper au couple infernal des grandes écoles pour le (trop) petit nombre et de l’université voiture-balai.

Ces innovations et d’autres doivent être appuyées par un discours politique sur la valeur du mérite du point de vue de l’égalité. L’enseignement supérieur doit être inclusif et sélectif en chacun de ses points et non sélectif ici et inclusif là. Un point délicat certes, sur lequel le livre de mes amis « refondateurs », Refonder l’université, indispensable et éclairant sur bien des sujets, me semble un peu frileux et trop concéder au tabou de la sélection.


Ce titre est un clin d’œil en hommage au livre excellent de Marie-Claude BLAIS, Marcel GAUCHET, et Dominique OTTAVI, Conditions de l’éducation, Stock, 2008.

Catégories
Philippe de Lara

Les enseignants et les professeurs font-ils le même métier ?

Merci à L’étudiant de m’inciter à reprendre ces réflexions inactuelles (intempestives) autour de l’idée de culture universitaire et de l’articulation du secondaire et du supérieur. Rassurez-vous, elles rejoindront vite l’actualité, si ce n’est déjà fait…

Thème récurrent d’inquiétudes chez les professeurs : les disciplines enseignées dans l’enseignement secondaire et leurs homologues universitaires s’éloigneraient de plus en plus les unes des autres, à cause de la divergence des programmes et des méthodes, de l’affaiblissement des « bases » chez les élèves, de la vitesse croissante de la recherche qui ferait que la culture scolaire n’arrive plus à suivre, etc.

Faut-il renoncer à raccrocher les wagons, laisser les disciplines devenir schizophrènes, l’enseignement élémentaire et le « vrai » enseignement ne communiquant plus ? De ce point de vue, il y a un malaise dans les humanités (et peut-être aussi dans les sciences, si j’en crois certains de mes collègues) : les universitaires critiquent souvent la formation élémentaire (ou son absence) de leurs étudiants, mais ils ne s’intéressent pas toujours comme ils le devraient aux programmes de l’enseignement secondaire et aux réformes qui les malaxent régulièrement. L’association « Sauvez les lettres » est une exception salutaire. Regroupant enseignants et universitaires, elle incarne la solidarité concrète entre l’enseignement élémentaire et le destin des disciplines au niveau le plus avancé. Mais qu’en est-il des autres disciplines ? Il me semble — je serais heureux de me tromper — que l’échange et la communauté de culture et de préoccupations entre les « enseignants » et les « professeurs » ne sont guère tangibles dans les disciplines concernées. Les universitaires parlent peu de l’école, ou ils le font comme s’ils n’avaient rien à voir dans la qualité de l’enseignement et la pertinence des programmes. Or il revient à tous, enseignants, professeurs, syndicats, sociétés savantes, éditeurs, corps d’inspection, d’entretenir le lien vivant et fragile entre l’enseignement élémentaire et la recherche, entre la culture scolaire et le savoir se faisant. Se résigner à leur séparation, c’est scier la branche sur laquelle les disciplines sont assises, c’est se priver d’un flux d’échanges indispensable à tous.

Exemples: l’école française d’études grecques et latines tiendra-t-elle son rang mondial après l’euthanasie des langues anciennes dans le secondaire ? L’histoire française du communisme, aujourd’hui de premier plan, survivra-t-elle à la disparition du russe au collège et à l’aberration de programmes qui survolent l’histoire universelle au point de la rendre inintelligible (par exemple, l’histoire du XXème siècle, en 3ème, c’est 5 minutes pour Lénine, 5 minutes pour Hitler, pour parodier une formule célèbre !). Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans une communauté intellectuelle où des Inspecteurs de l’éducation nationale peuvent défendre une doctrine curieuse relative à l’enseignement sur le génocide juif, qui ne devrait pas utiliser le mot « Shoah », alors que celui-ci est passé non seulement dans la langue commune mais aussi, et depuis assez longtemps, dans le lexique des chercheurs et des institutions de la recherche, et cela pour de bonnes raisons.

Ce n’est pas une loi universelle, puisque les pays anglo-saxons vivent bien sans, mais, en France, le lien entre l’enseignement scolaire et l’université est une clé de la valeur de l’un et de l’autre. Ce n’est pas le moindre mérite des concours, et singulièrement de l’agrégation, que d’organiser concrètement ce lien, via la préparation à ces concours dans les universités et la présence d’universitaires dans leurs jurys. Un des très grands historiens de l’école des Annales me disait récemment qu’en histoire, il valait mieux recruter un agrégé qu’un PhD car, du premier au moins, on pouvait escompter qu’il connaisse autre chose que son sujet de thèse. Je sais bien qu’il est de bon ton de critiquer les épreuves ou les programmes des concours, trop vastes et ringards, le décalage entre leurs exigences et celles de la recherche de pointe. Maîtres de la transmission et « publiants » de compétition ont souvent du mal à s’estimer et à s’entendre. Mais le jour où ils n’auront vraiment plus rien à se dire, la science française sera bien mal en point.

Bref, les « enseignants » et les « enseignants-chercheurs » font, en un sens important, le même métier.

C’est un aspect à ne pas oublier dans nos débats sur la concurrence entre universités et CPGE, ou encore sur la meilleure façon de rendre féconde la tension structurelle dans l’université d’aujourd’hui entre le point de vue des disciplines et celui de la professionnalisation. Ce sera pour de prochains billets.

Catégories
Philippe de Lara

À propos des droits d’inscription

Les réactions suscitées par les politiques tarifaires de SciencePo et de l’université Paris-Dauphine remettent à l’ordre du jour la question des droits d’inscription à l’université. C’est une question importante pour les ressources des universités. Elle met en jeu le problème de la concurrence inéquitable entre les universités (droits faibles et réglementés) et les autres établissements d’enseignement supérieur (droits fixés librement, le plus souvent largement supérieurs à ceux des universités), mais aussi la qualité de la relation entre les étudiants et « leur » université.. Mais les cas spectaculaires de SciencePo et de Dauphine ne doivent pas être l’arbre qui cache la forêt.

Pour commencer, il ne faut pas perdre du vue de vue qu’il y a une grande marge entre la quasi gratuité et les tarifs à 5 chiffres que certains établissements pratiquent ou essaient de pratiquer sur des niches captives (du type devenir trader en 12 ECTS). Les universités devraient pourvoir fixer si elles le souhaitent les droits à un niveau significatif (avec un ajustement des bourses approprié). De nombreux arguments peuvent être mobilisés dans ce débat, mais deux raisons de principe l’emportent selon moi :

1) ce qui est gratuit ne vaut rien;

2) il n’y a pas d’autonomie sans ressources propres.

On peut ajouter des arguments secondaires : par exemple, sur les fraudeurs à la sécurité sociale, ou sur les effets contre redistributeurs du faible niveau des droits, qui revient à faire financer les étudiants par les impôts et taxes de ceux qui ne font pas d’études supérieures, mais ces deux raisons de principe me semblent suffisantes. Des droits substantiels (sans être exorbitants) seraient une ressource plus saine que des contrats et autres partenariats qui ne peuvent concerner que des segments très étroits de la recherche. De sorte que leur redistribution dans l’université aux disciplines « pauvres », si même elle a lieu, fera et fait déjà l’objet de chantages présidentiels inévitables, en l’état désastreux de la gouvernance universitaire (je sais, je dis toujours la même chose, mais c’est parce que c’est toujours la même chose). A quand des deals du genre: je rendrai leurs locaux aux langues anciennes, mais il me faudra un rapport sur les nanostructures chez Cicéron?

Augmenter les droits, ce n’est pas seulement fournir des ressources propres (dans les deux sens du terme !) aux universités, c’est améliorer le lien entre les étudiants et leur université, lui donner  toute sa dimension d’engagement et de devoirs réciproques, aujourd’hui en péril, à cause de la faiblesses des droits et donc des moyens pédagogiques… et à cause des conditions de l’orientation des étudiants (désorientation serait un terme plus approprié), ce qui nous amène au thème du billet suivant.

Catégories
Philippe de Lara

sélection : le diable est dans les détails

On parle beaucoup de Science Po. Son sémillant directeur est à la tête d’une révolution permanente dont il faut reconnaître l’ambition : créer à Paris une université généraliste (donc très au-delà des sciences politiques) de type nouveau, qui paraît s’éloigner plus chaque jour du modèle des universités françaises « normales ». Il y a ce qui plaît : le dynamisme, la combinaison entre sélection et ouverture, la référence à une tradition prestigieuse, même si on ne sait trop ce qui en est conservé et ce qui change, l’attention aux étudiants, choyés bien qu’entassés dans des locaux qui croissent moins vite que les effectifs. Et il y a ce qui plaît moins : un management autoritaire, qui fait peu de cas de la liberté académique, un projet intellectuel incertain, qui parle beaucoup des « humanités » mais s’évertue à singer l’innovationnisme creux qui n’est pas le meilleur des grandes écoles d’ingénieurs et de commerce.

Je ne chercherai pas aujourd’hui donner une évaluation globale de cette entreprise en devenir. Je me contenterai d’évoquer quelques traits du nouveau Science Po, qui intéressent tout le monde car, sous la férule fébrile de Richard Descoings, Science Po est en fait un laboratoire, sinon un miroir, des transformations des universités françaises. C’est notamment le cas pour le premier cycle, rebaptisé « Collège universitaire » (Undergraduate program). Ce n’est pas qu’un changement étiquette : comme dans les universités américaines, il y a désormais une différenciation nette entre le « Collège », pluridisciplinaire, très encadré, attentif au développement personnel des élèves, et les cursus « post-gradués » qui lui succèdent, spécialisés, professionnalisés (une quinzaine de « Masters »), plus attentifs au développement de la recherche. Cela suppose une structure pédagogique différenciée entre Collège d’une part, masters et doctorats d’autre part, et à terme, des profils et donc des statuts d’enseignants également différenciés.

Richard Descoings présente le Collège comme une « hybridation des collèges d’arts libéraux anglo-saxons et des classes préparatoires françaises ». Ce qui veut dire trois choses :

1) la sélection, certes ouverte, visant à trouver une place pour tous les bacheliers et non à exclure, mais sélection tout de même ;

2) une pédagogie plus encadrée, qui tienne compte de la néoténie de l’espèce, et ne peut donc plus se satisfaire, même pour les meilleurs étudiants, de la pédagogie basée sur l’autonomie adulte qu’offre l’université classique ;

3) une formation pluridisciplinaire, qui permet de compléter une culture générale qu’on ne peut plus réputer acquise au lycée, et de donner aux jeunes les connaissances de base à toute formation spécialisée et les moyens de choisir leur voie, avec les meilleurs chances de réussite. Il est en effet devenu prématuré dans beaucoup de cas de demander à un jeune homme ou une jeune fille de choisir sa voie après le bac et on doit pourvoir leur offrir un premier cycle utile et formateur mais sans être étroitement déterminant.

Bien entendu, le droit et la médecine font exception et sont moins concernées par cette évolution.

C’est sans doute dans cette direction qu’il faut aller, mais comment faire ? Parlons de la sélection ou, pour ceux qui préfèrent éviter le mot, dont je ne suis pas, de parcours différenciés. Je voudrais soulever une dificulté, non pour accabler Science Po, mais parce que son exemple a le mérite d’être le cas unique d’une université pratiquant la sélection à grande échelle, sans être une Grande école. Il s’agit des modalités de la sélection.

Après avoir beaucoup varié au fil des ans, Science Po s’est fixé sur un recrutement dès la sortie du bac et sur la base d’un concours d’entrée très précoce, puisqu’il a lieu désormais en mai, avant même le bac (alors qu’il se déroulait auparavant après le bac). Il existe en outre une voie plus restreinte pour les lauréats de la Mention très bien au bac mais qui n’auraient pas passé le concours (je laisse ici l’accès particulier par convention avec les lycées en ZEP, qui pose des problèmes spécifiques). Que se passe-t-il ? Des établissements privés ou publics ont créé des « prépas science po » dont les élèves de Terminales peuvent suivre les cours EN PLUS de leur emploi du temps normal. Ces cours ont lieu le plus souvent le samedi et même le dimanche, et de plus en plus de d’enseignants et de familles s’inquiètent de la surcharge et du parasitage que la prépa science po introduit dans l’année du baccalauréat. Certains enfants perdent la proie et l’ombre, gâchant leur année de Terminale pour avoir trop misé sur le concours de Science Po. Comme les lycéens japonais et coréens, comme demain les candidats au CAPES et à l’Agrégation « mastérisés », les lycéens visant Science po doivent s’astreindre à faire deux plein temps en un. Est-ce une bonne chose ?

Bref ce système n’est pas sans inconvénient. L’université a un autre moyen : celui de faire comme les prépas, c’est-à-dire d’utiliser le bac (éventuellement complété par le dossier scolaire) comme critère de sélection. C’est ce que fait par exemple mon université, qui a ouvert il y a deux ans un parcours sélectif où l’on entre par ses résultats au bac.

Tout cela, me direz vous, est un point de détail de la politique universitaire, qui ne mérite pas ce long billet, même sur un site dédié à l’enseignement supérieur. D’autant plus qu’il y aurait bien d’autres choses à dire sur Science Po. Et bien non, il y a une morale importante à tirer de ce petit « détail » de procédure sélective. D’abord, en matière d’éducation, le diable est dans les détails. Plus Science Po se développera (et on le lui souhaite) et sera imité, plus ces problèmes de parasitage, de surdose de préparation toucheront un grand nombre d’enfants et contribueront à gâcher leurs chances et à dégrader leur formation, en cette année charnière si précieuse, ne serait-ce que parce que c’est celle de la philosophie. Cela risque de constituer un facteur supplémentaire de déstabilisation de l’enseignement secondaire et de conflit entre secondaire et supérieur, alors que tout nous incite à travailler sur la continuité de l’éducation, la qualité du passage du lycée à l’enseignement supérieur (c’est et ce sera un des axes de ce blog). Et c’est bien ce que font les prépas, d’où leur succès, et ce que s’efforcent de faire les dispositifs du type collège universitaire. Nous avons le baccalauréat, profitons-en, au lieu de le marginaliser pour des usines à gaz, qui profiteront surtout aux officines spécialisées et éditeurs de guides.

C’est déjà beaucoup, mais ce n’est pas tout. Il y a deux philosophies de la sélection, celle du couperet et celle de la multiplication des chances. L’histoire a enfermé les grandes écoles dans celle du couperet : on est sélectionné une fois pour toutes, par un concours qui décide une fois pour toute la vie, à peine modulé par le classement de sortie dans quelques établissements. La croyance implicite de cette institution est qu’avec des épreuves bien conçues, on doit pouvoir identifier les meilleurs, tous les meilleurs, rien que les meilleurs. Tant pis pour les perdants, mais aussi tant pis pour la société qui devra subir les gagnants par erreur ! Or l’université, si elle s’engage comme elle le doit dans le développement de filières sélectives, a la faculté de faire autrement, de bâtir une sélection souple et ouverte, où l’on peut entrer (et sortir) des parcours sélectifs à plusieurs moments, et selon des itinéraires variés. Tout enseignant de Master 1, dans les humanités en particulier mais aussi dans les autres disciplines, fait l’expérience de la diversité extraordinaire des parcours étudiants, dont bien souvent une minorité seulement a effectué le parcours disciplinaire normal qui est censé aboutir à cet enseignement.

L’université, ne serait-ce que par sa taille (quand elle est normale, c’est-à-dire grande) peut offrir cette diversité de parcours beaucoup plus facilement que les grandes écoles… qui sont très petites, elle doit inventer des modalités de sélection qui préservent et même renforcent cette diversité : il est plus facile de faire confiance aux capacités de reconversion moyennant remise à niveau, par exemple, de la biologie au droit d’un étudiant qui a suivi un parcours sélectif, qu’à celle d’un étudiant dont on sait seulement qu’il a été inscrit en fac de sciences. Pardon de mettre en avant à nouveau mon université : à Paris 2, on peut être conduit à quitter la filière sélective, par choix ou à la suite d’un échec, et on peut y entrer sur dossier à tout moment et pas seulement à l’entrée du cursus en première année.

Inventer une nouvelle manière de sélectionner, et le faire en articulation avec le parcours secondaire, couronné par le baccalauréat, et non contre lui, ce n’est pas mal pour un point de détail.

Catégories
Philippe de Lara

Qu’est-ce que la culture universitaire ?

Je procèderai en trois temps : dégager tout d’abord le type idéal de la « culture universitaire », puis examiner dans quelle mesure les transformations liées à la massification, à la diversification des fonctions et, il faut bien le dire, la crise de l’université ont affecté ce type idéal. Il s’agira alors d’apprécier ce qui est inévitable, ce qui est inacceptable, et ce qui est souhaitable dans l’évolution, l’adaptation du modèle.

Je partirai d’une observation triviale, mais dont on peut tirer des conséquences qui ne le sont pas : à l’université, il n’y a pas de programmes. À l’inverse, l’enseignement secondaire est fondé sur des programmes très précis et mûrement pensés. D’où la différence entre le principe de la liberté pédagogique qui s’attache au statut de professeur de l’enseignement secondaire, et celui de la liberté académique qui définit l’exercice du métier d’universitaire.

Les programmes du secondaire sont élaborés et régulièrement refondus par des commissions d’experts. Ce travail est suivi de près par les professeurs et les sociétés savantes concernés, et il fait souvent l’objet d’âpres débats. Ainsi un nouveau programme de philosophie instauré en 2001 fut retiré au bout de deux ans à la suite d’un rejet motivé de la part de la majorité des professeurs et le ministre dut nommer d’autres experts, qui établirent un nouveau programme, toujours en vigueur. Ce type de débat public n’est pas propre à la philosophie, il a lieu dans toutes les disciplines. Voir, par exemple, le remarquable travail de critique et de proposition de l’association « Sauver les lettres » sur les programmes des écoles, collèges et lycées. Ceux qui estiment que ces péripéties sont des lubies franco-françaises devraient se renseigner, par exemple, sur le conflit qui oppose en Finlande, ce supposé Paradis de l’éducation moderne, pédagogues et mathématiciens sur le rétablissement ou non d’exigences théoriques dans les programmes de maths, aujourd’hui conçus exclusivement en termes d’aptitudes pratiques.* Cette centralité des programmes se comprend sans peine : pour définir la nature et les buts d’un enseignement élémentaire, il faut déterminer le contenu des savoirs et des aptitudes à acquérir. C’est une norme pédagogique qui s’impose aux enseignants.

Rien de comparable à l’université : 1) ce sont les universitaires eux-mêmes, par faculté ou par département, qui conçoivent le contenu des enseignements, leur progressivité par cycle, etc. ; 2) les exigences qui orientent la conception de l’offre de cours sont avant tout l’idéal encyclopédique et l’articulation à la libre recherche. Tout département vise, d’une part, à couvrir l’ensemble du champ de la discipline concernée (on n’imagine pas un département de droit faisant l’impasse sur le droit administratif, ou un département de philosophie ignorant la philosophie grecque), et, d’autre part, à s’assurer le concours des meilleurs chercheurs, avec, sur ce plan, une certaine spécialisation, qui dépend de la politique scientifique locale et du jugement des pairs dans la discipline sur les domaines prometteurs ou prioritaires de la recherche. C’est pourquoi on ne recrute pratiquement jamais un biologiste ou un juriste tout court, mais, par exemple, un embryologiste ou un spécialiste du droit communautaire.

Il y a bien sûr d’autres aspects de la culture universitaire dont j’essaie de définir l’idéal-type, mais ce sont ces deux-là qui me paraissent cruciaux : la définition encyclopédique des savoirs et des disciplines, l’articulation étroite de l’offre d’enseignement avec les programmes de recherche. Le critère du rapport à la recherche se comprend aisément, il me faut en revanche expliquer ce que j’entends par encyclopédie : je veux dire que l’enseignement universitaire vise (ou devrait viser) la totalisation du savoir dans une discipline donnée, non pas au sens où les universitaires seraient supposés tout savoir, ni au sens où l’offre de cours devrait couvrir exhaustivement tous les savoir d’une discipline donnée, mais au sens où cette totalisation doit être l’horizon de la communauté universitaire prise comme un tout, c’est-à-dire de la somme des compétences de ses membres. C’est à travers cette visée encyclopédique de totalisation des savoirs que la formation par la recherche, qui est le propre de l’enseignement universitaire, peut fonctionner effectivement comme transmission-reproduction, c’est-à-dire telle que l’étudiant d’aujourd’hui sera, à travers la thèse, le chercheur de demain.

Ici, vos sourcils sont en train de froncer : cette conception de la science vaut-elle pour tous les cursus universitaires et, pire encore, n’est-elle pas incohérente, dans la mesure où l’encyclopédisme et la spécialisation semblent à première vue incompatibles ? (on pourrait ajouter une troisième objection : je définis la culture universitaire par son contraste avec la culture scolaire, alors que j’ai placé ce blog sous le signe de l’unité de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur, il faudrait savoir !) Patience cher lecteur, je vais répondre à ces questions légitimes. Je le fais brièvement aujourd’hui et j’y reviendrai dans de prochains billets.

Ce modèle académique correspond évidemment mieux aux disciplines… académiques qu’aux cursus professionnalisés et aux disciplines nouvelles qui forment une part croissante de l’enseignement supérieur. De plus, quand toute une classe d’âge aspire à (et a besoin de) suivre des études supérieures, il paraît à première vue absurde de continuer à faire comme si l’université servait exclusivement à reproduire la communauté des savants. Je soutiens que ce modèle est néanmoins valide et universalisable, même s’il doit bien sûr être modulé selon les cursus et les publics : il devrait en particulier gouverner 1) le recrutement des universitaires, dont l’excellence devrait être appréciée à partir de leur participation à l’encyclopédie et de leur potentiel de recherche, et 2) la conception des enseignements qui, même dans les cursus professionnalisés, devraient toujours comporter cette dimension réflexive qui est le propre de l’université, et qui fait qu’on n’y apprend pas seulement à entrer dans un métier ou une corporation, mais aussi à penser de façon critique ce métier, sa fonction sociale et ses conditions de bon exercice.

En matière de professionnalisation, au lieu de partir du préjugé qu’il faut innover, rompre avec les disciplines traditionnelles, etc., pourquoi ne pas s’inspirer au contraire de l’expérience et de l’acquis des disciplines qui ont par tradition, réalisé depuis longtemps la synthèse de la recherche et de la formation professionnelle, à savoir le droit et la médecine ?

Quant au conflit entre encyclopédie et spécialisation, je soutiens que l’hyper-spécialisation des savoirs aujourd’hui n’est pas un bien (ou un mal) nécessaire, mais une dérive qui n’a rien d’inévitable. L’intérêt bien compris de la recherche de pointe, y compris appliquée, est de retrouver le sens de la connaissance encyclopédique, d’éviter de n’avoir plus que des spécialistes étroits, incapables de féconder un problème par un autre, de voir l’imprévu, et last but not least, incapables de transmettre un savoir trop parcellisé. Autrement dit, le culture universitaire consiste dans une synthèse entre la totalisation encyclopédique et la singularité de la recherche en train de se faire. Ce trait éclaire d’ailleurs les vicissitudes de l’histoire de l’université, en France ou ailleurs, quand une interprétation fermée de la somme des savoir reconnus conduit à ignorer voire à réprimer certaines novations scientifiques (voir l’exemple classique de la physique relativiste et quantique en France). Mais la perte du sens du tout et la résignation à l’éclatement des savoirs ne sont pas moins ruineuses.

* très performant pour être bien classé par l’OCDE et faire rêver les finlandolâtres, moins performant comme formation de l’esprit…

Catégories
Philippe de Lara

un colloque à suivre

Je me sens un peu coupable de n’avoir pas “alimenté” mon blog depuis quelques temps. Un peu seulement, car l’objet de ce blog n’est pas d’abord d’intervenir dans l’actualité mais de mener une réflexion au long cours, ce qui autorise et même exige des moments de silence. Alors c’est promis, je publierai très prochainement un nouveau billet sur la culture universitaire.

En attendant, je signale un colloque international à l’université de Franche-Comté (Besançon) sur la politique universitaire, les 22 et 23 octobre prochains. Des personnalités de tous horizons y participeront, de la ministre aux universitaires les plus critiques de sa politique. Il porte un beau titre, “Université, universités”, qui va dans le vif du sujet: l’université en Europe est soumise à la fois à une homogénéisation parfois pesante (dite processus de Bologne) et à la réalité d’une différenciation compétitive, qui doit trouver son équilibre et sa légitimité. Comment être à la fois universel et différencié? Cela passe selon moi par la possibilité pour des universités de style et de vocation différents d’exister et de prospérer, répondant des besoins divers, sans être brimées par les préjugés et une tutelle tatillonne déguisée en “contrats”. La question est compliquée et conflictuelle, espérons que ce colloque y contribuera utilement.

Colloque Université, universités