Résumé d’ouvrage avec apports personnels en italique.
Cela ne surprendra personne de dire que les Ecoles de Management en France ne s’intéressent que modestement à l’histoire de leur discipline. Et pourtant un peu d’épistémologie ne nuirait pas à la compréhension, et surtout à l’évolution de ce champ des sciences sociales.
Un historien américain, Robert Locke, peu connu, peu traduit et donc peu lu, fait référence en la matière.
Il a publié en 1984 et 1989 deux ouvrages : The end of the practical man, Jai Press, et Management and higher education since 1940, Cambridge University Press, qui retracent l’apparition et le développement de cet enseignement dans différents pays: Angleterre, Allemagne, Japon, France, USA.
Il est intervenu, à ma proposition dans les années 1990 à la Conférence des Grandes Ecoles, et à l’European Foundation for Management Education (EFMD) pour expliquer les différentes approches des dispositifs d’enseignement supérieur en Europe, et leurs filiations et fondements spécifiques. Pour faire simple, approche très théorique en Allemagne (basée sur macro et microéconomie) et Japon, très pragmatique en France, orientée étude de cas, et plutôt par discipline technique en Angleterre et USA.
Les directeurs d’institution pourraient en faire leur miel, car il n’est pas de saine évolution sans connaître son histoire.
En 2011, assisté de J-C Spender (Professeur et Doyen d’école de Management en Europe, Lund, et ESADE) Robert Locke nous a proposé un ouvrage complémentaire sur le Managerialisme : Confronting Managerialism , Locke, Spender, ZED Books.
Le sous-titre de l’ouvrage est : « Comment l’élite managériale et ses écoles ont déséquilibré nos vies ». Tout un programme de réflexion sur les excès, manques et dérives de l’enseignement du management, un livre qui devrait lui aussi enrichir le débat sur le futur des écoles de management.
Comment définir le « Managérialisme » ? Locke lui-même le définissait en 2009 de la façon suivante :
« C’est ce qui arrive quand un groupe dit de management, se réfugie systématiquement dans une forme d’organisation et subtilise aux propriétaires et salariés leur pouvoir de décision (y compris sur la distribution des rémunérations), et justifie cette mainmise par leur propre formation (sous-entendu Business School), leur maitrise exclusive d’un corpus de codes, d’un savoir, et d’un savoir-faire, spécifique à ce groupe managérial, nécessaire à la gestion efficace de l’organisation ».
Et bien évidemment lorsqu’un tel mécanisme se met en place, après quelques succès, les excès apparaissent, et chacun pourra les observer dans les organisations qu’il fréquente.
Ce mouvement au départ, qui était doté d’excellentes intentions qui consistaient à améliorer les performances de l’entreprise par la mise en place d’un corps d’experts dédiés à cette tâche, a porté ses fruits.
Mais l’enfer, comme l’on sait, est pavé de bonnes intentions. Dans les années 80 les managers ont commencé à « mettre leur propre intérêt au-dessus de ceux du pays et des autres parties prenantes en se basant sur les présupposés favorables et partagés « du libéralisme et du fonctionnement des marchés ».
Le premier exemple sur lequel la critique de nos auteurs se porte est celui des difficultés de l’industrie automobile américaine face à la concurrence japonaise. Pendant de longues années, tant l’industrie elle-même que les Business Schools américaines n’ont pas su analyser et répondre à cette approche nouvelle. Enfermés dans leur dogme managérialiste, les dirigeants comme les chercheurs n’ont pas su répondre avec pertinence. A leur manière, ces deux populations ont continué à creuser le même sillon : recherche de la performance financière et taylorisation pour les premiers, investissements dans encore plus de recherches disciplinaires de plus en plus détaillées dans l’objectif de nourrir la promotion des carrières académiques et ce, de plus en plus éloignées des préoccupations des entreprises.
La réponse des entreprises face à ces dérives académiques a démontré le peu d’intérêt qu’elles portaient à ces travaux académiques. Les auteurs parlent même d’un « suspicion profondément enracinée ». Ils ne sont d’ailleurs pas lus par les chefs d’entreprise.
Un professeur américain H .Thomas Johnson, professeur de comptabilité a vécu personnellement le changement de paradigme en devenant professeur de Management de la Qualité (1978).
Quelques années plus tard, travaillant chez Renault, (1996), j’ai constaté personnellement que quand les ingénieurs parlaient de management, ils signifiaient en fait Management de la Qualité. C’était après le passage de Raymond Lévy (1987-1992) qui avait eu le courage d’arrêter la production et la sortie de la R19 pour mettre tous les ingénieurs de l’entreprise à des stages de Qualité Totale, façon japonaise.
Sans réellement exagérer, on peut dire que la plupart des Business Schools n’ont pas pris en compte cette réalité. Elles ont laissé le Management de la Qualité aux Ecoles d’Ingénieur, et ont continué à enseigner le management comme avant, prises elle-même dans leur propre managérialisme et dans les logiques de réseaux académiques « publish or perish ».
Le deuxième exemple mis en avant concerne l’histoire des start-up technologiques de la Silicon Valley.
Pratiquement aucun des entrepreneurs fondateurs des années 70 ne sont issus des Business Schools, et ces dernières n’ont aucunement contribué à leur développement. Quand on voit comment sont traités les cours de Système d’information et de technologie par les étudiants de ces écoles ont comprend.
L’exemple de John Sculley, ex CEO de Pespico, à la tête d’Apple démontre l’impossibilité de transférer un modèle managérialiste dans une culture technologique sous-tendue par l’innovation constante plus que par l’optimisation des résultats financiers.
Quelques institutions, aux Etats-Unis, en Allemagne, en France, cependant réussissent au travers d’un parcours pédagogique très exigeant le pari de marier la double compétence technologique et management. Leurs diplômés ont des opportunités exceptionnelles dans les entreprises de technologie, ou dans les entreprises de services basées sur la technologie. Mais généralement les palmarès académiques ne les distinguent pas, car elles ne sont pas dans le modèle dominant.
A ces lacunes caractéristiques, on ajoutera la double préoccupation éthique et gouvernantielle, affectant tant les entreprises du modèle américain que leurs Business Schools.
Tout modèle de management doit se fonder sur un jeu de valeurs éthiques, au risque sinon de ne pas trouver son soutien social. Chaque grande civilisation/religion/philosophie a un rapport particulier à l’argent et au travail. Que ce soit l’Islam, le Confucianisme, ou le Christianisme, un point commun ressort. Une forme de recherche d’équilibre et d’harmonie collective basée sur le respect et l’aide aux moins lotis.
Un pouvoir trop fort crée une forme de déséquilibre. La confiscation du pouvoir de décision par quelques-uns peut engendrer des catastrophes. C’est sans doute ce qui a prévalu à la création de la Mitbestimmung en Allemagne après-guerre. Aux Etats-Unis, cette codétermination a eu très mauvaise presse et nombre de sommités ont déconseillé aux entreprises américaines d’investir en Allemagne. La démocratie n’avait pas sa place dans l’entreprise, selon ces personnes, et il n’était pas question de « prendre le pouvoir aux actionnaires », ce qui pouvait alors être considéré comme une basse manœuvre socialiste.
Mais « qui ne rend compte ne se rend pas compte », c’est tout le bénéfice des bonnes gouvernances. Plus on rend compte aux parties prenantes, plus on intègre leurs préoccupations, plus l’acceptation sociale du projet de l’entreprise est facilitée. A négliger ce respect de l’environnement social les risques de dérive apparaissent. Après 1980 la désindustrialisation des Etats-Unis, par suite des délocalisations massives, a amené une forme de collusion entre les actionnaires et les managers pour protéger leurs avantages au détriment de ceux qui avaient déjà perdu leur travail, accroissant encore l’écart de création de richesse pendant les 30 années qui ont suivi.
Historiquement la tradition de l’enseignement supérieur dans les pays européens était de former des « civil servants », des fonctionnaires, des militaires de qualité, dédiés au service de la nation, avec une haute valeur de leur engagement et de leurs responsabilités. Telle n’est pas ou n’est plus l’enjeu éducatif des Business Schools.
Soulignons au passage que l’enseignement généraliste des « humanités » n’est plus au programme de ces institutions. Certes le mot humanité semble bien dépassé. On pourrait parler simplement d’anthropologie. Tous ces futurs diplômés vont à leur sortie travailler dans des organisations, qui ont une histoire, une culture propre, des processus et des valeurs spécifiques. Savent-ils, ces futurs managers, analyser ces éléments, les décoder, les comprendre, s’insérer, les faire évoluer, ou leur apprend-on simplement des techniques pour optimiser leurs performances individuelles parfois au détriment de leur voisin de bureau ?
Mais selon nos auteurs ce jeu concurrentiel à but lucratif (Greed is good !) affecte même les universités :
« le concept même d’argent apparaît être la clé secrète du prestige et du pouvoir dans le monde académique américain » (Bellah,2000,6).
Il apparaît dès lors que le débat n’est plus entre les sciences et les humanités, dans l’enseignement supérieur, mais plutôt entre d’un côté sciences/humanités et argent/managérialisme.
L’absence d’enseignement d’éthique transforme les diplômés en mercenaires, la filmographie américaine est riche de ces images (Wall Street,The company men, The big short, Margin call, Le loup de Wall Street).
Quelle gouvernance équilibrée, et quelle type d’organisation saine peut-on attendre de ce genre de pratique ?
Comment ne pas penser dès lors que les Business Schools ont une part de la responsabilité dans la crise financière des subprimes et sa répercussion sur la vie de millions de gens.
Encore une fois les auteurs mettent en avant le modèle de capitalisme rhénan basé sur les valeurs wébériennes de l’engagement et de la responsabilité, du long terme plutôt que du court terme, de la confiance plutôt que de la concurrence, du respect de l’environnement, de la transparence, de la convention d’effort avec l’ensemble des partenaires, du mieux travailler ensemble, d’une véritable synergie entre l’entreprise et le monde de l’éducation, car l’entreprise est aussi un endroit où se crée la connaissance (Nonaka et Takeuchi, The Knowledge creating company,1995). On comprend alors pourquoi le modèle de la Business School s’est moins développé en Allemagne.
A la lecture de cet ouvrage on pourra conclure que les Business schools ont un long chemin à faire pour revoir leur curriculum certes, mais avant revoir surtout leur mission, leurs croyances, leurs valeurs.
Sont-elles là pour créer des riches, ou créer de la richesse ? Des managers ou des techniciens de la finance et du marketing ? Les diplômés servent-ils, ou se servent-ils ?
A repenser à une époque plus lointaine, ou le pouvoir et les richesses étaient entre les mains d’une caste, on se dit qu’une réforme ne serait pas de trop. Mais l’establishment le supportera-t-il ? La tension financière qui est aux portes de certaines institutions peut en être le déclencheur.