Daphnée Kohler et les acteurs

Souvenir d’ESCP Europe. Visite de Daphné Kohler, la co-fondatrice de Coursera, au printemps 2014. Rendez-vous à trois autour d’Edouard Husson, alors directeur général de la grande école, pour discuter de la candidature de l’établissement à proposer des cours sur la plateforme américaine.
La discussion s’engage par un argumentaire assez bien exécuté (malgré la fatigue d’un vol transatlantique depuis le Brésil) de l’ancienne professeur de Standford. Ceux qui ont déjà entendu Daphné peuvent très bien se l’imaginer : Coursera, la plateforme de référence, le moyen d’atteindre des millions de gens, dont la (désormais fameuse) jeune femme isolée qui voulait créer son entreprise et qui grâce aux MOOC a développé son business et qui aujourd’hui fait vivre sa famille… les fantastiques possibilités… etc… etc…
Le jeu commence : nous d’un côté, convaincus a priori (non pas tellement pour les qualités de la plateforme, mais pour des raisons de communication : les meilleures « marques » internationales sont sur Coursera à l’époque) mais désireux de négocier. De l’autre, quelqu’un qui sait que nous n’avons pas vraiment le choix mais qu’il faut faire semblant de nous courtiser.
Et puis, un moment imprévu : Edouard Husson décide d’écourter l’entretien (pourquoi perdre davantage de temps ?), ce qui est mal interprété par Daphné Kohler : elle pense que l’affaire ne se fera pas. Le ton change, l’orgueil fait surface : comment ? Vous pourriez nous préférer quelqu’un d’autre ? Mais qui ? Amusés, nous sourions. Je lui fais remarquer que d’autres plateformes existent qui proposent de meilleures conditions. Elle balaye l’argument : mieux vaut 30% de 1 000 que 40 % ou 50% de 10, sous-entendant que personne n’a son audience. Elle s’agace : qui propose un meilleur projet qu’elle ? Je lui indique qu’elle a des concurrents, que nous sommes intéressés par de nouvelles approches, notamment celle de Future Learning (que nous venions de rencontrer au European MOOC Summit à l’EPFL). Le nouveau patron de cette plateforme, un ancien de la BBC, entend faire entrer les techniques de la télévision et du cinéma dans l’univers des MOOC et de l’enseignement supérieur. Une nouvelle fois, l’argument est rejeté : elle ne croit pas à l’edu-entertainement.
La discussion s’anime et je me permets d’argumenter : pourquoi ne pas recruter des acteurs, mieux au fait des effets de captation du public, pour « jouer » certains cours, pourquoi ne pas recruter des scénaristes pour essayer de créer du suspense et rendre le prochain « épisode » de cours indispensable comme pour les séries ? Je suis allé trop loin : son visage se ferme. Pour elle, il y a un lien indissoluble entre le professeur et son cours. J’insiste un peu : Einstein était sans doute le meilleur enseignant de la théorie de la relativité, mais il est mort… (hélas). Edouard Husson intervient, il a senti que la discussion pouvait s’envenimer, il la rassure. Fin de la discussion.
Depuis, le discours de Daphné Kohler ne résonne plus pour moi de la même façon et je reste persuadé que l’avenir appartient à ceux qui sauront choisir les meilleurs enseignants et les faire travailler avec les techniques issues des industries qui savent capter l’attention : le cinéma, la télévision et le jeu vidéo aujourd’hui.
Les enseignants chercheurs ne sont pas forcément les meilleurs vecteurs de diffusion de leurs enseignements et pour ceux qui peuvent l’être (il y en a beaucoup), la formation et/ou l’aide de professionnels apportera énormément. Les grandes universités doivent investir pour devenir des industries de production de savoir numérique. En quelques mots : la filière doit se professionnaliser, pour l’instant, nous en sommes encore au bricolage. Pourquoi laisser à d’autres la possibilité de capter la valeur créée ?

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