Le jeudi 21 septembre 2017, le petit monde des bibliothèques avait rendez-vous au Centre Pompidou pour le lancement de la mission confiée par Madame la Ministre de la Culture et de la Communication à Erik Orsenna. Une mission centrée sur la question des horaires d’ouverture, mais dont le périmètre ne peut évidemment qu’être plus large. Erik Orsenna l’a du reste lui-même relevé, en conclusion de la première table ronde, qu’il animait : l’élargissement des horaires des bibliothèques, s’il est un objectif très souhaitable, ne saurait suffire. Car ce qui garantit que la bibliothèque remplisse pleinement sa mission de médiation, culturelle, scientifique, sociale, c’est la présence.
Humaine.
Celle des bibliothécaires.
Je me suis dit : « Chic ! C’est exactement ce dont j’espère pouvoir parler, si l’occasion de prendre la parole est donnée à la salle ».
Mal m’en a pris.
L’après-midi, nouvelle table ronde, qui ne manque pas, tout le monde s’y attendait, à ce que soit évoquée la situation parisienne, et la très médiatique queue du dimanche devant la Bibliothèque publique d’information (BPI).
Chères lectrices et chers lecteurs des régions, ne m’en voulez pas et continuez à lire. Hors Paris, je sais que les acteurs ont souvent démontré qu’ils étaient capables, par-delà les partitions institutionnelles, de collaborer dans l’intérêt des usagers (Strasbourg en est un exemple emblématique, loin d’être isolé).
Mais c’est un fait : nous héritons de quelques siècles d’absolutisme et de jacobinisme qui ont concentré à Paris les principales institutions culturelles et scientifiques de France, partant, leurs bibliothèques. D’où un paysage d’une très grande complexité.
Mon propos ne se limitera pas au microcosme parisien, comme vous verrez si vous voulez bien poursuivre. Simplement il faut bien partir de ce qui inévitablement revient. Je le crois, comme un symptôme. Ça insiste toujours, les symptômes.
J’ai eu une riche idée : me lancer dans une comparaison entre la BPI et une bibliothèque universitaire que je connais bien puisqu’elle fait partie du réseau de BU que je dirige, la bibliothèque des Grands Moulins. Et il est vrai que je me suis pris les pieds dans le tapis : n’étant pas parvenu à télécharger le rapport d’activité de la BPI (je n’y parviens du reste toujours pas…), je me suis fondé sur un ouï-dire pour avancer qu’elle comptait 1 300 places assises, sensiblement la même chose donc que la bibliothèque des Grands Moulins (1 400 places).
Aussitôt, protestations en provenance du premier rang (la BPI compte plus de 2 200 places), et plaintes : non seulement aucune BU parisienne n’est ouverte le dimanche, mais de surcroît, toutes les tentatives, nombreuses, auxquelles on a procédé pour tenter de nouer un dialogue avec le monde universitaire afin de faire évoluer cette situation se sont soldées par un échec. Bref, les BU parisiennes font preuve de mauvaise volonté, et se défaussent de leurs responsabilités sur la première bibliothèque de lecture publique de France.
J’aurais pu aisément argumenter, en corrigeant mes données pour les hisser à la bonne échelle : en effet, prises toutes ensembles, les BU qui composent le service que je dirige (outre celle des Grands Moulins, 4 bibliothèques de santé) totalisent plus de 2 300 places.
Je n’en ai rien fait. Car manifestement, j’avais commis plus qu’une erreur : une faute de goût, et même un crime.
Un crime de lèse-BPI. Comment pouvais-je avoir l’impudence de prétendre comparer le joyau des bibliothèques de lecture publique avec de vulgaires bibliothèques universitaires ? Cela n’avait rien à voir ! Comment pouvais-je oser ?!!!
J’ose. Car les faits sont têtus :
– 2 200 places assises à la BPI – 2 300 dans mon université
– 1 260 000 entrées à la BPI en 2016 – 1 350 000 dans mon université
– 62 heures d’ouverture par semaine, – 61 heures (77h30 en BU médecine),
6 jours sur 7 (fermeture le mardi) 6 jours sur 7 (fermeture le dimanche)
– 230 agents – 97,5 ETP, CDD étudiants compris
Alors oui, cela n’a pas été dit mais c’est à prendre en compte, la BPI est un établissement public et à ce titre, elle nécessite des fonctions support qui dans mon université sont mutualisées au niveau des services centraux, pas de mes bibliothèques.
Alors oui, cela, ça a été dit, la BPI est ouverte toute l’année, jours fériés compris, ce qui n’est pas le cas des bibliothèques universitaires que je dirige, dépendantes de l’ouverture administrative des campus où elles sont implantées (mais cela ne fait jamais que 5 semaines de fermeture dans l’année).
Alors oui, cela a également été souligné, la BPI est en charge de missions nationales importantes pour l’ensemble du réseau de lecture publique (mais les BU ont d’autres missions à remplir, en sus de l’accueil des usagers : la formation à la maîtrise informationnelle, le dépôt légal des thèses de leur établissement, et toute une série de services à la recherche en plein développement : dans une université de recherche intensive comme la mienne, qui compte près de 90 laboratoires dans tous les secteurs – sciences humaines et sociales, sciences dites dures, santé – ce n’est pas rien).
Mais même cumulées, toutes ces observations, fort justes, ne sauraient expliquer un tel écart en termes de moyens humains. Écart que je relève mais qui, et je l’ai souligné dans mon intervention, ne vise pas à suggérer que la BPI serait surdotée. Mais bien, et c’est un fait, corroboré par les comparatifs internationaux, que les BU françaises manquent de personnel. Celle des Grands Moulins par exemple ne recourt pas seulement à l’emploi étudiant pour ouvrir en soirée ou le samedi. Mais aussi tout simplement pour ouvrir en journée.
Tout cela explique pour une large part qu’elles ne soient généralement pas ouvertes le dimanche (pas du tout à Paris), et pas assez le soir (l’ouverture plus tardive en soirée, du reste, et nombre d’enquêtes effectuées en BU le disent, étant souvent le souhait premier des étudiants en matière d’extension d’horaires, bien avant le dimanche).
Malgré leurs effectifs insuffisants, les BU de l’enseignement supérieur et de la recherche ont totalisé en 2015 à Paris plus de 9 millions d’entrées. Il y a en 4 000 en moyenne chaque dimanche à la BPI. Même à supposer que l’ensemble de ces visiteurs soient des étudiants, nous parlons donc à l’année de 200 000 lecteurs contraints de faire la queue le dimanche pour entrer à la BPI. Quelque médiatisé que soit le phénomène, et il l’est, on comprend mieux que cela puisse relativement peu émouvoir les décideurs du monde académique, confrontés à bien d’autres difficultés de fonctionnement.
Pourtant, ce qui d’un certain point de vue ne saurait qu’être regardé comme un épiphénomène me semble devoir être considéré avec attention. Car la queue du dimanche à la BPI, et la manière dont elle est généralement dénoncée constitue à mes yeux un formidable révélateur, et le moyen commode d’éviter de soulever certaines questions pourtant tout à fait centrales. En ce sens, je le redis, elle est symptomatique.
Et tout d’abord du mépris de certaines élites (parisiennes, c’est fort différent en régions) pour l’université. Où elles n’ont généralement jamais mis les pieds. J’ai ainsi pu entendre le 21 septembre cette idée qui traîne souvent que les étudiants auraient surtout besoin de chaises, de tables, de WiFi, et d’un peu de lumière et de chauffage, et qu’il y aurait donc à s’interroger sur le fait que le meilleur moyen de fournir ce service soit bien la bibliothèque universitaire, inutilement coûteuse pour atteindre cet objectif. Un peu comme si l’on disait qu’il n’est nul besoin de postes informatiques à la BPI, puisqu’il y a des cybercafés.
On peut attendre un peu mieux en termes de réflexion de professionnels de la culture et du savoir.
En effet, les BU n’ont pas vocation, notamment en soirée, à offrir aux usagers l’ensemble de la gamme de services disponible. C’est du reste ainsi, en modulant leur offre selon les périodes de la journée, de la semaine, de l’année, que fonctionnent les BU nord-américaines dont on ne manque jamais de nous rappeler qu’elles sont bien plus ouvertes qu’en France (jetez un coup d’œil aux effectifs dont elles disposent, c’est très instructif).
En effet, les étudiants ont avant tout besoin d’espaces de travail, individuels et collectifs, et ils plébiscitent les équipements qui leur en fournissent.
Mais cela ne signifie pas qu’ils n’aient besoin que de cela.
La journée du 21 septembre a en effet été maintes fois l’occasion de rappeler, notamment lors de la table ronde inaugurale, que les bibliothèques de lecture publique étaient avant tout des lieux de vie.
Cela vaut aussi pour les bibliothèques universitaires !
Du moins lorsqu’on leur en donne les moyens…
Il serait aisé d’imaginer que les soirées et dimanches des BU françaises puissent permettre d’offrir, non seulement aux étudiants, mais à l’ensemble de la société, l’occasion de dialoguer avec ses chercheurs, ou de présenter de bonnes expositions de vulgarisation scientifique, et toute une série d’animations autour.
Une poignée de BU seulement ont les moyens de cette ambition.
Ce serait pourtant un formidable moyen d’ouvrir l’université sur la ville, et de nourrir, sur bien des sujets de société, le débat citoyen. En même temps que de proposer au public étudiant d’aller plus loin que le travail prescrit minimum nécessaire à l’obtention de ses examens.
Les BU ne sont pas moins chargées, dans leur secteur, de cette mission de médiation culturelle et scientifique que les bibliothèques de lecture publique. C’est même inscrit dans la loi.
Mais elles la sacrifient souvent, faute de moyens.
Pointer la responsabilité des bibliothèques universitaires dans les heures d’attente dominicales à l’entrée de la BPI, c’est également s’exonérer un peu facilement de la question de la place du public étudiant en bibliothèque de lecture publique, ou plus exactement, de la place qu’on lui fait. S’il est perçu avant tout comme consommateur d’espaces et de connexions, c’est peut-être aussi qu’on ne lui propose rien d’autre, contrairement à la BnF par exemple, qui réfléchit depuis plusieurs années à la question, et a revu récemment son offre de services en Haut-de-Jardin : manifestement, à la Bibliothèque nationale de France, le public étudiant est un public légitime.
Enfin, ce qu’occultent et révèlent en même temps les émois réguliers autour de la queue dominicale à l’entrée de la BPI, c’est la question de la lecture étudiante. Une question difficile, mais cruciale aujourd’hui.
Comment invite-t-on cette population spécifique à sortir de l’utilitarisme qui trop souvent caractérise son rapport à l’écrit (ne lire que ce qui est indispensable à l’obtention de son examen) ? Comment l’incite-t-on à la curiosité ?
Les enseignant.e.s font ce qu’ils/elles peuvent dans les amphis et les salles de cours.
En dehors, la BU a un rôle central à jouer.
Qui en a vraiment les moyens ? Les BU peinent déjà, faute encore de personnel, à généraliser les formations à la maîtrise de l’information qui font partie de leurs missions réglementaires. Il s’agit pourtant d’une de leurs fonctions les plus essentielles, face au déluge informationnel ambiant : former à l’esprit critique, interroger les sources, ne pas recevoir sans recul toute information que l’on déniche, que ce soit dans un livre, un documentaire, ou sur la Toile.
Depuis le fameux rapport Miquel de 1989, les BU françaises ont accompli un saut quantitatif et qualitatif considérable : grâce aux plans Université 2000 et U3M, les conditions de travail des étudiants se sont considérablement améliorées ; dans le même temps, la moyenne d’ouverture hebdomadaire des équipements est passée de 40 heures à 62 heures, très près des 65 heures qui constituent la moyenne européenne.
Il ne sera toutefois pas possible d’aller plus loin sans moyens supplémentaires : lorsque le numérique a fait irruption dans les bibliothèques universitaires, des futurologues soi-disant avertis ont prophétisé, affolés ou enthousiastes, la disparition rapide de l’imprimé, à rebours de tout ce que nous enseigne l’histoire du livre et des médias. Résultat : on n’a pas créé sensiblement de nouveaux postes dans les BU, qui aujourd’hui, avec peu ou prou les mêmes effectifs, ont à mettre à disposition de leurs usagers des documents tant physiques qu’électroniques, ces derniers augmentant de manière exponentielle, en nombre et en complexité.
Les mêmes futurologues inspirés, ou d’autres, prédisaient également la désertification des BU : elles n’ont jamais été aussi fréquentées qu’à l’ère du numérique.
Mais leurs usages ont évolué et bien des équipements construits il y a 15 ou 20 ans nécessitent extension, rénovation, ou adaptation de leurs locaux.
Il y a donc un plan national ambitieux à mettre en œuvre pour les bibliothèques universitaires. Il ne sera pas besoin pour y réussir de doubler les effectifs des BU ni d’y consacrer des investissements aussi massifs que lors des plans Université 2000 et U3M.
Mais incontestablement, il y faut des moyens.
Un volet de ce plan doit être consacré à la situation parisienne, très spécifique du fait de l’histoire et de la multiplicité des acteurs concernés. Ce qui plaide pour que ce volet, comme le reste du plan, soit impulsé et piloté au plus haut niveau de l’État. Voilà la 2e raison pour laquelle la queue à l’entrée de la BPI perdure, malgré les efforts pour prendre langue avec les acteurs du monde académiques : c’est que la question des bibliothèques parisiennes excède largement le périmètre de chacun des acteurs concernés, quelle que soit leur bonne volonté.
La mission confiée à Erik Orsenna a d’ores et déjà été l’occasion d’échanges entre la ministre de la Culture et de la Communication et son homologue de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. C’est un bon début, et l’occasion de former un double vœu : que cette mission contribue à décloisonner les périmètres, au profit de l’ensemble des usagers des territoires ; et que la question des horaires d’ouverture des bibliothèques ne soit pas, une fois de plus, l’arbre qui cache la forêt.