Des moments abracadantesques en plein milieu parlementaire ont eu lieu aussi (et déjà) dans le passé ! Et le feu vert donné par une large majorité de députés libéraux à la création d’un corps d’inspecteurs primaires d’Etat il y a tout juste 180 ans (les 26 et 27 février 1835) n’est certainement pas le moindre.
On le sait, les libéraux sont sur le plan doctrinal (en principe et par principe) pour le moins d’Etat possible. Sous la Restauration, ils s’en remettent pour l’essentiel aux initiatives locales et particulières en matière d’enseignement primaire, et à la »surveillance » des écoles par des »comités locaux ».
Pour comprendre comment une Chambre des députés libérale a pu voter l’instauration d’un service public d’enseignement public centralisé dans le primaire, il convient de ne pas perdre de vue quelle est la conjoncture : les séditions républicaines et sociales, parisiennes et lyonnaises ( celle des Canuts ) des années 1831 et 1832 .
Comme le dit très explicitement le ministre de l’Instruction publique François Guizot, « Quand le gouvernement a pris soin de propager, à la faveur de l’éducation nationale, sous les rapports de la religion, de la morale, de la politique, les doctrines qui conviennent à sa nature et à sa direction, ces doctrines acquièrent bientôt une puissance contre laquelle viennent échouer les écarts de la liberté d’esprit et toutes les tentatives séditieuses ». L’Etat central se fait éducateur pour que l’ordre – son ordre – règne. Il doit donc, se faisant, se subordonner le local, le ‘’remettre à sa place’’.
Comme le dit, là encore, très explicitement François Guizot dans sa célèbre « Lettre aux instituteurs » du 16 juillet 1833 où il précise ce qu’il attend de sa loi de juin 1833 organisant l’enseignement primaire public: « Ce n’est pas pour la commune et dans un intérêt purement local que la loi veut que tous les Français acquièrent les connaissances sans lesquelles l’intelligence languit et quelquefois s’abrutit : c’est aussi pour l’Etat lui-même et dans l’intérêt public. L’instruction primaire universelle est désormais en effet une des garanties de l’ordre et de la stabilité sociale ».
Mais il est tout aussi caractéristique (du temps et des mœurs parlementaires…) que le ministre de l’Instruction publique François Guizot n’a pu mettre dans sa célèbre loi de juin 1833 le dispositif des inspecteurs primaires d’Etat qui heurtait de façon trop flagrante la »doxa » libérale.
François Guizot est conduit à agir latéralement, subrepticement : les parlementaires libéraux consentiront à »fermer les yeux » (compte-tenu de la conjoncture des séditions républicaines et sociales du début des années 1830) en laissant faire cet accroissement de pouvoir de l’Etat (sans l’endosser eux-mêmes »urbi et orbi »…)
C’est à la faveur du projet de budget de 1835 (et donc par une voie quelque peu détournée et à remettre en chantier chaque année) que Guizot fait inscrire et voter des sommes destinées à rémunérer des… « inspecteurs ». Guizot ne perd pas de temps. La loi de finance est promulguée le 23 mai 1834. Dès le 9 novembre, les six premiers inspecteurs sont nommés. Progressivement, en moins d’un an, tous les départements sont pourvus.
Entre temps, les députés ont eu à examiner le projet de budget pour 1836 ; et ils ont autorisé à nouveau des crédits pour des « inspecteurs ».
Fort de cet aval plus ou moins tacite renouvelé, le ministre de l’Instruction publique François Guizot peut donc faire signer au Roi (Louis-Philippe) le 26 février 1835 une ordonnance qui stipule qu’il y aura un inspecteur par département et qui fixe les conditions de leur recrutement. Et dès le lendemain, le 27 février, François Guizot contre-signe le « Règlement relatif aux Inspections des Ecoles » qui fixe les tâches des inspecteurs : observer l’état matériel et la tenue générale de l’école, la moralité et l’enseignement du maître, la nature des livres utilisés. Et le tour est joué. Pour deux siècles ?