On peut reprendre la tribune que j’avais publiée dans »Le Monde » en vue des »Etats généraux de la sécurité à l’école » organisés en avril 2010 par le ministre de l’Education nationale Luc Chatel ( et son DGESCO Jean-Michel Blanquer)
Il faudrait une révolution copernicienne pour réussir les Etats généraux, par Claude Lelièvre
LE MONDE | 02.04.2010 à 13h51 • Mis à jour le 02.04.2010 à 13h51.Enseignants et élèves sont confrontés à des situations de plus en plus tendues dans les établissements scolaires. Le ministère de l’éducation réunit les 7 et 8 avril des états généraux pour tenter de trouver des remèdes à ce fléau.
« Pour que l’on ait de véritables Etats généraux de la sécurité à l’école, il faudrait sans doute que soient rédigés par tous les intéressés des « cahiers de doléances », et que l’on aboutisse à une « révolution copernicienne » dans le traitement du problème. La guerre, dit-on, est chose trop sérieuse pour la laisser entre les mains des militaires ; il serait fâcheux de laisser les violences scolaires uniquement entre celles des experts. Il apparaît d’ailleurs que le premier d’entre eux, Eric Debarbieux, président du conseil scientifique installé par le ministre de l’éducation nationale, convient que les intéressés doivent prendre la parole.
On peut donc envisager en premier lieu la rédaction de cahiers de doléances dans les établissements dits « sensibles », avec le concours des principaux acteurs (les parents d’élèves, et les élèves eux-mêmes pour les plus âgés ; les enseignants et les équipes administratives et éducatives).
Mais il ne faudrait pas non plus que ces états généraux (et la rédaction de cahiers de doléances) soient limités aux établissements dits « sensibles », sous peine d’entériner une représentation commune mais fausse, à savoir que les violences scolaires seraient à la « marge » de l’école et le fait de « marginaux ».
Toute l’enquête historique que j’ai menée pour le livre paru chez Fayard en 2007 (Histoires vraies des violences à l’école, écrit avec Me Francis Lec, l’avocat-conseil national des Autonomes de solidarité laïque, une mutuelle qui aide les enseignants lorsqu’ils doivent faire face aux « risques du métier ») montre que la violence scolaire date de longtemps, et qu’elle a été présente toujours et partout (y compris dans les établissements les plus huppés), même si elle peut prendre des formes et des intensités quelque peu variables dans le temps et selon les secteurs scolaires, et surtout avoir des fréquences diverses. Tous les protagonistes de l’école sont concernés, même si tous ne sont pas touchés, ou de la même façon.
Ces Etats généraux de la sécurité à l’école pourraient donc être l’occasion d’une véritable « révolution copernicienne » dans l’appréhension et le traitement du problème de la violence à l’école. Un problème non pas à la « marge » ou le fait de « marginaux », mais « général », par-delà les dénégations séculaires et persistantes de l’institution scolaire. Peut-on enfin le poser ouvertement, en toute connaissance de cause, et « collectivement » (ce qui est une condition sine qua non pour que la violence scolaire soit non pas « éradiquée » – tâche sans doute impossible – mais maîtrisée au mieux, et au moins limitée).
Il s’agirait de progresser dans les sécurisations effectives. Et surtout pas son contraire : jouer – à bon compte – le jeu des peurs, des angoisses voire des fantasmes. Il est bien sûr plus facile de lancer des mots d’ordre péremptoires et hyperboliques du genre « tolérance zéro » que de mettre en oeuvre, pour l’ensemble des personnels de l’école, une ample formation initiale et continue à la prévention et à la gestion des conflits. Il est plus facile de disserter sur un retour au « sanctuaire scolaire », qui n’a jamais existé, plutôt que de partir de la réalité et de la généralité (dans le temps et dans l’espace) de la violence à l’école et de mettre, par exemple, en place un réseau dense de personnes chargées spécifiquement de prendre en charge les victimes.
Cette prise en charge (très aléatoire) des victimes est en effet très caractéristique de cette « marginalisation » de fait du problème des violences scolaires, puisqu’elle reste centrée sur l’individu victime qui doit trop souvent encore être le centre d’initiative de sa sauvegarde (comme si cela était toujours perçu avant tout comme un phénomène d’ordre individuel, voire qui n’arrive qu’à certains individus), sans prise en compte collective et effective du contexte professionnel dans lequel cela se produit.
La psychologue Anne Joly a bien situé le problème posé : « A travers l’agression d’un enseignant, l’élève attaque la partie professionnelle de l’individu : son engagement, son image, ses desseins, ses croyances, ses valeurs. Pour cette raison, à l’approche clinique du sujet traumatisé doit s’adjoindre une clinique du professionnel. » Or la médecine du travail n’existe pratiquement pas dans le monde scolaire. Et cela en dit long, finalement, sur la façon dont l’employeur dénie la nécessité de prendre en compte sous tous ses aspects l’existence des violences à l’école, en particulier dans leurs conséquences concrètes sur ses personnels.
En tout état de cause, il faut en finir avec la « loi du silence » (et son corollaire, le sentiment de « honte »), qui isole, affaiblit, fait retomber sur chacun (dans la solitude) ce qui devrait être assumé et traité ouvertement et collectivement. Les violences scolaires ne sont pas une maladie contagieuse, et encore moins honteuse. Ces Etats généraux sur la sécurité à l’école ne peuvent avoir quelque utilité et quelque effet sensible que s’ils contribuent à libérer un espace de parole pour que ce sujet soit enfin débattu et traité effectivement, non pas dans le sensationnalisme de mauvais aloi ou la discrétion bureaucratique, mais ouvertement et collectivement, dans toute sa généralité et ses facettes. Une « révolution copernicienne », à vrai dire.
Claude Lelièvre est professeur émérite d’histoire de l’éducation à l’université Paris-V.