Il n’est pas banal qu’un ex-directeur des éditions Retz spécialisées dans les manuels et ouvrages de références pour le primaire (Philippe Champy) s’en prenne en particulier aux atteintes à la liberté pédagogique des enseignants soumis à des injonctions ministérielles de plus en plus fortes et dénonce une main-mise qui lui apparaît préoccupante: « Vers une nouvelle guerre scolaire, quand les technocrates et les neuroscientifiques mettent la main sur l’Education nationale »
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cet ouvrage qui vient de paraître aux éditions »La Découverte » n’est pas un court pamphlet de plus (comme il y en a tant à chaque rentrée scolaire) mais un livre de 320 pages très documenté.
Il convient en l’occurrence de se souvenir que les deux grandes premières »guerres scolaires » qui sont restées dans les mémoires (celle du »moment ferryste » d’instauration d’une école publique laïque et celle de la décennie d’avant-guerre suivant l’interdiction d’enseigner faite aux congrégations) ont été surtout des »guerres de manuels scolaires », la hiérarchie de l’Eglise catholique mettant à l’index certains manuels scolaires (la plupart d’histoire, de morale ou d’éducation civique). D’où sans doute le »clin d’oeil » du début du titre de l’ouvrage: « Vers une nouvelle guerre scolaire »
Il est remarquable que si l’Eglise catholique essayait ainsi de peser de facto sur les enseignements donnés dans les écoles communales, le ministère de l’Instruction publique, lui, ne tentait pas alors d’imposer quoi que ce soit aux enseignants de l’Ecole publique laïque en matière de choix des manuels (même en pleine bagarre pour son existence et son indépendance).
Philippe Champy consacre tout un chapitre, fort bien documenté et argumenté, sur ce qu’a été la doctrine de l’Ecole républicaine et laïque en la matière; et c’est précieux par les temps qui courent…
Le 6 novembre 1879, le Directeur de l’Enseignement primaire Ferdinand Buisson (dans une note adressée au nouveau ministre de l’Instruction publique Jules Ferry) indique en effet qu’ « il y aurait de graves inconvénients à imposer aux maîtres leurs instruments d’enseignement » et qu’ « il n’y en a aucun à leur laisser librement indiquer ce qu’ils préfèrent ».
En conséquence, le ministre de l’Instruction publique Jules Ferry signe le 16 juin 1880 un arrêté qui fait largement appel au concours des enseignants. « Art 1 : Il est dressé chaque année et dans chaque département une liste des livres reconnus propres à être pris en charge dans les écoles primaires publiques. Art 2 : A cet effet, les instituteurs et institutrices titulaires de chaque canton réunis en conférence spéciale, établissent une liste des livres qu’ils jugent propres à être mis en usage dans les écoles primaires publiques. Art 3 : Une commission composée des inspecteurs primaires, du directeur et de la directrice des écoles normales et des maîtres-adjoints de ces établissements révise les listes cantonales et arrête le catalogue pour le département »
Dans sa circulaire du 7 octobre suivant, Jules Ferry ne fait pas mystère de ce qu’il a en vue en indiquant que « cet examen en commun deviendra un des moyens les plus efficaces pour former l’esprit pédagogique des enseignants, pour développer leur jugement, pour les façonner à la discussion sérieuse, pour les accoutumer, surtout, à prendre eux-mêmes l’initiative, la responsabilité et la direction des réformes dont leur enseignement est susceptible »
A comparer avec la situation actuelle et les mises en cause ad hoc. Philippe Champy s’y emploie activement dans son ouvrage et dresse un long réquisitoire que l’on peut sans doute discuter , mais qui mérite d’être lu car il est dûment informé et clairement mené.
« Vers une nouvelle guerre scolaire, quand les technocrates et les neuroscientifiques mettent la main sur l’Education nationale« , Philippe Champy, La Découverte, 320 pages, 20 euros.