Tribune de Dr Marc Lavastrou, docteur en allemand et membre du collectif SavoirsCom1
Si aujourd’hui les digital humanities sont au centre de nombreuses réflexions en SHS-ALL qui se concrétisent parfois par des journées d’étude, des séminaires ou des programmes ANR comme les e-diasporas, qu’en est-il de la thèse, exercice universitaire incontournable et extrêmement codé ?

Affiche #DHUTM13
Avant de tenter d’analyser comment le champ des humanités numériques, nous permet de renouveler nos champs de recherche et nos pratiques scientifiques au niveau du doctorat, il est indispensable de définir ce que regroupe ce champ. Les points 1,2 et 3 du « manifeste des digital humanites » rédigé dans le cadre de la non-conférence en humanités numériques le THATCamp des 18 et 19 mai 2010 donnent une définition large des digital humanities. Ils sont donc à considérer comme un point de départ intéressant. Selon nous, le champ des humanités numériques engloberait d’une part l’étude des technologies numériques comme sujet de recherche, et d’autre part, l’utilisation de ces mêmes technologies comme le support à un possible renouvellement des pratiques de recherche, mais aussi de valorisation et de diffusion de nos savoirs et de nos productions scientifiques ou artistiques.
Au sujet du premier aspect de cette définition – l’étude des technologies comme sujet de recherche – l’ensemble des disciplines de SHS-ALL est concerné. On peut aisément imaginer quelques sujets de recherche peut-être déjà en cours ou à venir comme : la sociologie ou l’anthropologie du Troll et son « éthique », l’étude genrée des jeux vidéos, l’histoire du partage sur internet, l’étude des pathologies liées aux identités numériques. Certes, ces sujets doivent prendre en compte l’aspect mouvant et éphémère du numérique, mais pour autant les approches théoriques et conceptuelles ne s’en trouvent pas véritablement modifiées. Depuis déjà de nombreuses années, conservateurs, juristes et informaticiens collaborent étroitement afin d’archiver le numérique et de le rendre exploitable par le monde de la recherche. Les problématiques liées à l’obsolescence des formats et supports doivent désormais être intégrées par les scientifiques de SHS-ALL, afin de mieux cerner les difficultés inhérentes à ce type de travaux universitaires.
Cela peut paraître étonnant mais les rapports entre le numérique et les SHS-ALL sont déjà très anciens. Dès 1949, Roberta Busa fit un voyage aux États-Unis dans le but d’exploiter la technique de la concordance automatique – sur l’œuvre de Thomas d’Aquin – grâce à des fiches perforées qui lui donna de nouveaux moyens d’analyses. D’autres programmes de recherche ont ainsi vu le jour durant les années 1960 et 1970 comme par exemple le programme d’identification automatique de l’auteur d’un texte dont l’application a été mise en place à la fin des années 1960. Aujourd’hui, ce type de travail, ces études sur les occurrences ou les structures grammaticales sont réalisables en quelques minutes avec une simple liseuse ou un fichier numérique. Les évolutions technologiques renouvelleraient donc nos pratiques et faciliteraient parfois la recherche en SHS-ALL. Autour de ces pratiques qui ne concernent pas uniquement les études littéraires, les numérisations par des bibliothèques nationales – parfois très discutables d’un point de vue juridique – ou encore la numérisation – elle aussi très polémique – effectuée par Google nous offrent la possibilité d’élargir nos corpus, de les analyser de manière différente et d’avoir accès à des livres rares et fragiles.
À l’heure actuelle, l’élaboration d’une base de données ou d’autres outils d’analyses numériques sont des travaux réalisés par bon nombre de doctorants dans le cadre de leur recherche. De l’archéologie à la sociologie, de l’histoire de l’art aux sciences de l’information et de la communication, des Sciences du langage aux études ibériques, l’ensemble des doctorants en SHS-ALL peuvent potentiellement être amenés à élaborer un outil numérique, leur permettant de mettre en connexion et d’établir des recoupements qui n’auraient pas pu être effectués sans cette assistance informatique. Pour autant, ce n’est pas l’utilisation d’un ordinateur et de plusieurs logiciels qui permettent à une recherche de s’intégrer au champ de digital humanities.
Le doctorat demeure, en effet, un exercice extrêmement codé. Le mémoire, support d’’évaluation exclut de fait toutes les innovations numériques mises en pratique durant la recherche. Bien souvent, ces outils d’analyse mises en place pendant la doctorat ne sont plus exploités par le jeune docteur ou son laboratoire. Ses réalisations numériques demeurent trop souvent isolées, interdisant la constitution de communauté autour de ces outils d’analyses et de ces données. Or la constitution de groupes autour d’infrastructures numériques est l’une des exigences du manifeste des Digital Humanities, cela permettrait de mettre en place des collaborations fructueuses et stimulantes. Par ailleurs, ces regroupements en équipes pourraient être également un facteur valorisation de compétences traverses au doctorat comme la maîtrise de logiciels informatiques à haute technicité ou l’élaboration de démarches innovantes.
Enfin, le champ des Digital Humanities traite également de la problématique de la valorisation et de la diffusion de la production scientifique – notamment les points 9 et 10. On ne peut plus considérer la culture ou la science dans un relation unilatérale descendant des producteurs, génies artistiques extérieurs au monde quotidien, vers des lecteurs qui seraient réduits à recevoir la culture [1]. De la sorte, les blogs peuvent être envisagés comme la concrétisation et la matérialisation d’échanges entre auteurs et lecteurs. Ces interactions peuvent également être l’occasion de répondre à l’urgence de l’actualité comme l’ont fait Antonio Cassili et Paola Tubaro lors des émeutes de Londres en juillet 2011. De même, l’association d’universitaires Le champ libre aux sciences sociales appelle, dans un manifeste récemment publié, à une plus grande visibilité de la recherche au sein des sphères publiques afin de participer et de faire évoluer les débats.
Par ailleurs, en prônant la libre circulation et la libre diffusion des résultats de la recherche, le manifeste des digital humanities s’inscrit dans la continuité de l‘initiative de Budapest pour l’Accès Ouvert à la connaissance. Dès lors, le développement de plateforme Open Access tel que HAL et celles de revues en libre en accès comme Cairn, Persée ou encore revues.org répondent à un usage non commercial de la diffusion de la production scientifique. Les politiques ont également pris position. En juillet 2012, la Commission européenne a affirmé vouloir parvenir dans les meilleurs délais à un accès total de l’ensemble des résultats de la recherche financée sur fonds publics. Le 24 janvier 2013, Geneviève Foriaso, lors des 5èmes journées Open Acess, déclarait que « l’information scientifique est un bien commun qui doit être disponible pour tous ».
En considérant l’information scientifique comme un bien commun, l’Université s’offre une opportunité unique, celle de renouer avec la cité, car la démarche du libre accès de la recherche scientifique est une démarche avant tout citoyenne. Œuvrer pour le libre accès des biens communs de la connaissance qui sont les productions scientifique, c’est œuvrer pour des richesses autre qu’économiques, comme par le exemple le bien-être collectif.
Le champ de Digital Humanities ouvre à la constitution d’une véritable transdiscipline dépassant largement les frontières des SHS-ALL pour s’ouvrir au droit, à l’informatique ou encore aux mathématiques. Le manifeste appelle à repenser les formes et les structures de travail qui pourraient possiblement prendre exemple sur les FabLab mais aussi à réfléchir sur des modes de diffusion de la recherche différents comme le blog, les vidéos ou encore les BarCamp. On peut également imaginer d’autres formes d’écritures, solliciter le roman, la nouvelle, le dispositif du storytelling pour mieux diffuser certaines résultats de la recherche. C’est le cas par exemple d’Olivier Le Deuff [2]. Ce renouvellement des pratiques et des questionnements rappelle l’importance des formations doctorales au cours de la thèse. Elles permettent aux étudiants d’acquérir des compétences transverses – maîtrise de logiciels informatiques à haut niveau de technicité, maîtrise des questions économiques et juridiques – indispensable à leurs insertions professionnelles tant à l’Université, que dans les administrations ou le secteur privé.
P.S : A l’heure où cet article a été rédigé d’autres conférences ont également souligné la difficulté de mettre en œuvre les préceptes des humanités numériques au niveau du doctorat. Je pense notamment aux deux journées qui se sont déroulées à l’institut d’histoire allemand de Paris les 10 et 11 juin dernier. Nous avons repéré des articles sur notre revue de presse du 17 juin 2013.
[1] Mélanie DULONG DE ROSNAY et Hervé LE CROSNIER (sous la dir.), Propriété intellectuelle ; géopolitique et mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2013, coll. Les Essentiels d’Hermès, p.48.
[2] Olivier le Deuff est actuellement Maître de conférence à l’Université de Bordeaux 3, il est l’auteur des plusieurs ouvrages : Du tag au like ; La pratique des folksonomies pour améliorer ses méthodes d’organisation de l’information, La formation aux cultures numériques, de romans La Désindéxée et Print Brain Technology et l’auteur du blog Le guide des égarés
Cette tribune est un résumé de l’intervention « La thèse à l’heure du numérique : retour d’une expérience sur le doctorat », lors de la journée d’études Les Digital Humanities : Un renouvellement des questionnements et des pratiques en SHS-ALL ?, coordonnée par Agathe Roby, Étienne Février et Marc Lavastrou, pour les élus doctorants des trois Écoles Doctorales (ALLPH@, CLESCO et TESC) et l’Université Toulouse 2 – Le Mirail, le mardi 28 mai 2013.
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