Pour aider à animer cette rentrée, nous proposons de revenir sur une polémique qui a eu lieu cet été dans la communauté des chercheurs à propos des jurys d’admission et d’admissibilité qui permettent de se faire recruter. Dans un contexte de pénurie de postes, le jury d’admission du concours CR2 n° 36/04 ouvert à l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS a décidé, lors de sa réunion du 6 juin 2017, d’éliminer 4 candidats parmi les 6 classés par la section 36 du Comité national de la recherche scientifique (CoNRS) siégeant en jury d’admissibilité, soit la totalité des sociologues classés. Ces éliminations ont également eu pour effet que seuls 2 des 3 postes mis au concours seront finalement pourvus.
De nombreuses autres modifications de classement ont été effectuées dans les sections relevant de l’InSHS et ce type de modifications existent ailleurs. Mais, quoique conformes à la règle du concours, elles constituent un important désaveu du travail du jury d’admissibilité. Il s’en ait suivi de nombreuses réactions :
– une AG a été organisée le jeudi 15 juin à 18H en salle de conférence du 59-61 rue Pouchet à Paris,
– nous avons nous-mêmes fait part de cette affaire sur Facebook le 15 juin,
– la Section 39 du CoNRS a réagi 16 juin, – une lettre signée par de nombreux chercheurs a été publiée le 20 juin,
– une pétition du Syndicat national des chercheurs scientifiques (SNCS) intitulée « Concours CNRS 2017 : la sociologie déclassée, l’autonomie scientifique remise en cause » signée par 3 353 personnes (à la date du 27 juillet),
– une « enquête » faite par Stéphane Beaud, Valérie Boussard, Romain Pudal, Christian Topalov et publiée le 3 juillet sur le blog Zilsel « L’élimination des sociologues au concours du CNRS, symptôme du management autoritaire de la recherche en sciences sociales »,
– un article le 7 juillet intitulé « L’affaire des sociologues au CNRS: épilogue ? » du journaliste du Monde Sylvestre Huet…
Le directeur de l’InSHS, Patrice Bourdelais, que nous avions interviewé dans un autre contexte et qui est maintenant à la retraite, a été particulièrement mis en cause.
Mais ce qui nous a intéressé davantage dans cette affaire est la réaction d’une chercheuse en sociologie qui a choisi un pseudonyme – Ines Barrino – pour des raisons évidentes. Dans un mail daté du 6 juillet, elle va au-delà de ce cas particulier du 6 juin pour remettre en cause le fonctionnement des jurys. Avec son autorisation nous le publions ici :
Bonjour,
« L’affaire des déclassements » préoccupe fortement une partie de la communauté scientifique mais il semble que dans cette mobilisation certaines questions, pourtant essentielles, passent à la trappe.
Les déclassements ayant eu lieu (notamment) en section 36 ont alerté, et fait réagir, une partie de la communauté scientifique concernant les modalités d’action du jury d’admission de l’INSHS. Depuis, la section 36 est présentée comme « désavouée » et dénonce un jury d’admission qui opère sur des critères d’évaluation opaques et discutables. C’est effectivement extrêmement inquiétant que les classements aient été ainsi revus et incompréhensible qu’en période de pénurie de postes un emploi de chargé de recherche ait été perdu.
Si cette « affaire » révèle les graves dysfonctionnements du jury d’admission, elle révèle aussi ceux du jury d’admissibilité. S’il est essentiel de dénoncer l’opacité, la discutabilité et la rapidité des procédures d’évaluation par le jury d’admission, on ne peut pas ne pas rappeler l’opacité des procédures d’évaluation des dossiers par les jurys d’admissibilité, section 36 comprise.
La commission de la section 36, regrouperait, dixit la pétition qui a circulé, « une vingtaine de sociologues (2/3) et de juristes (1/3), élu·e·s et nommé·e·s pour cinq ans pour évaluer et classer par ordre de mérite scientifique ». Je suis sûre, par exemple, que les candidats qui n’ont pas été auditionnés cette année (pour certains a contrario de l’année dernière) aimeraient connaître sur quels critères le classement par ordre de mérite scientifique se fait. Le temps écoulé, entre la soutenance de la thèse et le passage du concours, en est-il un ? Les chercheurs avec qui ils collaborent, les laboratoires d’où ils viennent en seraient-ils d’autres tout comme les approches qu’ils mobilisent ?
Le jury d’admissibilité s’émeut du fait que le comportement du jury d’admission remette en cause le principe fondamental de l’évaluation par les pairs. Il met-là le doigt sur un aspect fondamental : des candidats auditionnés pour le concours 2016 ne l’ont pas été pour le concours 2017, y compris certains classés en 2016. Les goûts et les couleurs changeraient-ils avec les pairs ?
Dans un récent papier (https://zilsel.hypotheses.org/2857), quelques membres de la commission 36 rappellent qu’ils ont dû se transformer en « Sherlock Homes » pour percer le mystère des délibérations du jury d’admission. Faut-il s’en émouvoir alors que c’est la routine pour les candidats aux concours. Les membres de la commission semblent oublier que les candidats doivent aussi jouer au même jeu à leur égard pour percer le mystère de leurs délibérations. Pire, les candidats n’ont, en général, jamais aucun retour sur leur dossier, qu’ils aient été auditionnés ou pas. Comme l’a répondu le responsable du service des concours à l’un d’entre eux qui souhaitait avoir un retour sur son dossier afin d’en « identifier les points faibles » et « pouvoir l’améliorer » : « aucune disposition législative ou réglementaire n’oblige un jury à communiquer ses appréciations aux candidats. Les appréciations existantes demeurent internes au jury qui est, en ce qui concerne l’évaluation de la valeur scientifique des candidats, souverain et indépendant de l’administration. Matériellement, ces appréciations ne sont pas des documents administratifs et, de ce fait, elles ne sont pas communicables ».
Dans ce contexte, jury d’admission et jury d’admissibilité semblent bien partager quelques pratiques.
Les membres de la section 36 se demandent : « Que s’est-il vraiment passé lors de cette funeste séance du jury d’admission ? Difficile de le dire : nous n’y étions pas, le système est opaque, entièrement protégé par le secret des délibérations et les membres de ce jury d’admission ne parlent pas. Faute de témoignages de première main, nous ne pouvons procéder que par recoupements d’informations et par la constitution d’un faisceau d’indices. » Les candidats pourraient leur retourner la description. C’est exactement la même chose pour le jury d’admissibilité.
Dans ce contexte, il semble un peu « facile » de taper sur seulement l’un des acteurs (le jury d’admission) de ces procédures de sélection, qu’il faudrait une bonne fois pour toutes reconnaître comme éminemment opaques et discutables.
D’autant plus que, quiconque regarde de près les résultats des concours, peut se poser la question suivante : quel est vraiment le point commun des candidats classés ?
Les membres de la commission avancent que « ce qui fait leur point commun, c’est une prise en compte des rapports sociaux et des inégalités ». Un autre point commun ressort : Stéphane Beaud. Sur les 4 sociologues classés : 2 ont eu Stéphane Beaud dans leur jury de thèse. 1 a fait sa thèse sous la direction d’Annie Collovald qui a succédé à Stéphane Beaud à la direction du CENS, tandis que l’un des membres de jury de la thèse avait Stéphane Beaud dans son jury d’HDR. 1 a soutenu sa thèse sous la direction de Florence Weber, co-auteure avec Stéphane Beaud du « guide de l’enquête de terrain », avec un jury dont le président était Olivier Schwartz qui a pour habitude de solliciter… Stéphane Beaud pour siéger dans les jurys de thèse de ses doctorants.
La situation semble donc loin de révéler seulement le dysfonctionnement du jury d’admission. Les critères d’évaluation de la section 36 posent également question. L’ « affaire des déclassements » est, certes, le signe du management autoritaire de l’INSHS, mais aussi celui de critères « d’excellence » et d’évaluation mal placés aussi bien du côté du jury d’admission que du côté du jury d’admissibilité. C’est donc l’ensemble de la procédure de sélection par voie de concours des chercheurs au CNRS qui interroge.
Par ailleurs, le plus important et préoccupant reste bien le mépris avec lequel les « classés », comme l’ensemble des candidats, sont traités. Ils sont malheureusement victimes des enjeux de pouvoir et d’écoles entre des individus qui semblent défendre leurs intérêts.
Une telle situation est donc effectivement inquiétante pour la sociologie.
Ines Barrino
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