La thèse : les causes collectives d’une « épreuve personnelle » par Luc Sigalo Santos et Vincent Lebrou

Place de la precarite Sorbonne

Une épreuve personnelle, des causes collectives

 

Le 9 septembre 2019, le quotidien La Croix publiait un article de Raphaël Baldos intitulé « La thèse, l’épuisant marathon des doctorants ». Partant de la baisse du nombre d’étudiant.e.s inscrit.e.s en doctorat depuis 2009, le journaliste y met l’accent sur la thèse comme « épreuve personnelle », évoquant le tiraillement entre le statut d’étudiant et celui de travailleur, la difficulté de concilier cette activité chronophage avec sa vie personnelle, mais aussi l’isolement ressenti par beaucoup de doctorant.e.s – notamment en sciences humaines et sociales (SHS)[1]. L’article passe en revanche très rapidement sur la précarité structurelle des doctorant.e.s et les enjeux liés à leur encadrement, qui peuvent eux aussi expliquer la baisse d’attractivité du doctorat.

 

Dans un registre proche, le magazine Sciences Humaines publiait quatre ans plus tôt un article d’Héloïse Lhérété, intitulé « La solitude du thésard de fond ». La journaliste note que les « obstacles » à la réalisation d’une thèse sont « nombreux », mettant en avant « l’inconfort moral », « la déprime » et « l’angoisse », ainsi qu’« une flemme persistante, des pannes d’oreiller à répétition, un téléphone qui sonne trop souvent, une addiction à Internet ». Elle conclut, certes sur le mode de la parole rapportée, que « cette solitude fait partie de l’apprentissage ». En revanche, là encore, l’idée selon laquelle « l’université française ne brille pas par ses capacités d’encadrement » est mentionnée sans être approfondie.

 

Ces articles, outre qu’ils tendent à oublier que le travail doctoral peut être épanouissant, ont pour principal inconvénient de véhiculer une conception très individualisante de la thèse, qui peut conduire à culpabiliser les doctorant.e.s comme on culpabilise les chômeurs.ses et les allocataires du RSA[2]. À l’inverse, nous voulons ici rappeler que cette « épreuve personnelle » a bien des causes collectives. À partir de notre position de « jeunes » maîtres de conférences en science politique[3], nous souhaitons mettre l’accent sur trois d’entre elles, sans prétendre à l’exhaustivité et en parlant plus particulièrement de notre discipline[4]. Cette tribune a pour objectif de (re)lancer une réflexion collective sur de tels enjeux.

 

 

Pauvreté et insertion incertaine : une précarité structurelle

 

La première cause collective qui fait de la thèse une épreuve est connue au-delà du milieu universitaire : c’est la précarité structurelle de l’emploi académique. Ainsi, en science politique, il manquait en 2016 près de 84 postes d’enseignants-chercheurs titulaires, soit 30 % du nombre d’enseignants-chercheurs titulaires actuellement en poste dans la discipline[5]. Cela rend l’insertion professionnelle des jeunes docteur.e.s d’autant plus incertaine. En cause : l’augmentation du nombre de postes de titulaires[6] a été inférieure à celle du nombre d’étudiant.e.s et d’heures dispensées[7], de sorte que les effectifs ne sont pas à la hauteur des besoins. En témoigne le recours accru et massif aux vacations d’enseignement : celles-ci sont souvent assurées par des docteur.e.s sans poste, du fait du manque de places de titulaires, et par des doctorant.e.s sans contrat, du fait de financements de thèse insuffisants par leur nombre et leur durée (trois ans, alors qu’une thèse en science politique dure en moyenne entre six et sept ans). Ces vacataires sont souvent payés dans des délais très longs[8], une situation que dénonce de longue date l’Association nationale des candidats aux métiers de la science politique (ANCMSP). De surcroît, ces vacataires sont souvent isolés car ils ont rarement accès à un espace de travail. Si la participation à des collectifs de précaires[9] compense pour partie cet isolement, les perspectives moroses d’emploi académique[10] produisent des effets de démobilisation et alimentent entre eux une dynamique concurrentielle. Si celle-ci peut émuler certains doctorant.e.s professionnalisé.e.s, elle peut aussi inhiber les autres, notamment celles et ceux qui sont contraint.e.s de travailler à côté de leur thèse, renforçant ainsi les inégalités préexistantes à l’entrée en doctorat[11]. Le directeur ou la directrice de thèse joue ici un rôle non négligeable : en fonction de son capital symbolique et de sa position institutionnelle, il.elle dispose de marges de manœuvre variables pour intégrer ses doctorant.e.s et les aider à décrocher un emploi académique stable.

 

 

Faire tout, et faire vite : des injonctions difficilement conciliables

 

La deuxième cause collective qui fait de la thèse une épreuve est connue dans le milieu universitaire, mais assez peu au-delà : c’est la difficulté des doctorant.e.s de concilier des injonctions institutionnelles parfois contradictoires. D’un côté, il est admis que la professionnalisation passe par l’enseignement, sous la forme d’une mission d’enseignement associée à un contrat doctoral (64h de TD), d’un poste d’ATER à temps complet ou partiel (192h ou 96h de TD), mais aussi de vacations. L’enseignement, auquel les doctorant.e.s ne sont pas ou peu formés, s’avère très chronophage : au temps de présence s’ajoute la préparation des cours, la correction des copies, les échanges avec les étudiant.e.s et l’administration, etc. Côté recherche, la professionnalisation consiste pour les doctorant.e.s à communiquer sur leurs travaux en cours, et surtout à publier des articles dans des revues académiques. Outre ces deux injonctions chronophages à enseigner et à publier, la thèse s’apparente dans le même temps à une course contre la montre : les écoles doctorales imposent aux doctorant.e.s des durées de thèse de plus en plus courtes, certaines allant jusqu’à refuser de réinscrire les « retardataires » quitte à les priver d’accès aux bibliothèques universitaires et à les isoler davantage. Cette situation est d’autant plus problématique qu’une thèse courte n’est pas toujours jugée compatible avec les critères de qualité scientifique nécessaires pour être qualifié, puis recruté dans la discipline. Contrairement à l’idée selon laquelle la thèse est l’unique tâche du.de la doctorant.e, le parcours doctoral consiste en réalité à faire tenir ensemble des injonctions parfois contradictoires formulées par des instances (laboratoires, écoles doctorales, CNU, etc.) où les doctorant.e.s peinent à faire entendre leur voix. Le niveau de concurrence très élevé entre jeunes chercheur.e.s renforce le poids de ces injonctions, de telle sorte qu’il faut « cocher toutes les cases » pour espérer embrasser une carrière académique.

 

 

Des relais parfois inexistants : un sous-encadrement chronique

 

La troisième cause collective qui fait de la thèse une épreuve est connue dans le milieu universitaire, mais elle s’apparente à un tabou professionnel : c’est le sous-encadrement auquel sont confronté.e.s de trop nombreux.ses doctorant.e.s, de la part de leurs laboratoires, qui ne prévoient pas toujours un accompagnement adapté, mais aussi de leur directeur.rice de thèse. Ce dernier est le.la principal.e encadrant.e du doctorant.e, sans toutefois être son employeur – a fortiori lorsque le.la doctorant.e n’est pas sous contrat faute de financement. Cette relation est atypique dans le monde du travail : elle place le.la doctorant dans une position ambiguë, entre celles d’étudiant.e en formation et de travailleur.se professionnel.le. Si cette relation d’autorité est parfois euphémisée (par le recours au tutoiement, par exemple), elle demeure très asymétrique notamment parce que le.la directeur.trice a le pouvoir, certes partagé avec d’autres collègues, de faire soutenir une thèse et d’aider ses doctorant.e.s à s’insérer des réseaux académiques. Figure intellectuelle plus ou moins tutélaire, le.la directeur.trice est censé.e conseiller ses.doctorant.e.s en matière d’enseignement et de publication, mais surtout les aider à mener à bien leur thèse, de la conception à l’écriture. Et c’est souvent là que le bât blesse : bien que le bon dosage entre encadrement et autonomie varie selon les profils de doctorant.e.s, trop nombreux sont ceux.celles qui s’estiment peu ou mal suivis, voire pas suivis du tout. On ne compte plus les récits de doctorant.e.s blasé.e.s de devoir envoyer un énième mail pour espérer qu’un chapitre de leur thèse soit relu, voire juste de décrocher un rendez-vous. De ce point de vue, les « comités de suivi » mis en place par décret en 2016, qui prennent des formes très variables selon les établissements[12], sont loin de résoudre toutes les difficultés[13]. Celles-ci sont de fait partagées par les doctorant.e.s les plus socialisé.e.s, mais aussi vécu individuellement par les plus isolé.e.s. Parmi ces dernier.e.s, combien abandonnent leur thèse en partie pour ces raisons[14] ? Aussi, il ne s’agit pas seulement de « savoir terminer une thèse », comme se l’entendent dire les doctorant.e.s. Il faut aussi savoir l’encadrer. Or, de nouveau, cette compétence ne fait que très rarement l’objet d’une formation[15]. Si les difficultés d’encadrement tiennent aussi à la situation de plus en plus tendue dans laquelle l’ensemble des chercheurs.ses et enseignant.e.s-chercheurs.ses exercent leur métier[16], il reste à mener sur ce point une réflexion collective d’ampleur[17] à laquelle il faut associer les responsables d’écoles doctorales et de laboratoires de recherche.

chercheur precaires

 

*

 

En définitive, la situation des doctorant.e.s ne doit plus être pensée indépendamment du contexte universitaire actuel et des relations d’encadrement dans lesquelles elle prend place. La dimension ascétique souvent associée à la thèse ne peut être vue uniquement comme le fruit d’une « vocation » qui justifierait les sacrifices – réels – relatés dans la presse. Elle repose aussi sur une conception solitaire du parcours doctoral, largement intériorisée par les doctorant.e.s et par leurs encadrant.e.s. Pourtant, la thèse est bien une affaire collective et il importe de rappeler que des causes structurales – institutionnelles et politiques – nuisent à son bon déroulement. Sortir d’une conception individualisante et concurrentielle[18] est un préalable indispensable pour réfléchir ensemble aux conditions de réalisation de la thèse. C’est également une façon de soutenir les collègues non titulaires, non seulement dans leur lutte contre la précarité[19], mais aussi vis-à-vis de autres difficultés qu’ils rencontrent.

 

 

 

Biographie des auteurs

 

Luc Sigalo Santos est maître de conférences en science politique à l’université Aix-Marseille depuis novembre 2018, membre du Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST, UMR CNRS 7317).

 

Vincent Lebrou est maître de conférences en science politique à l’université de Franche-Comté depuis septembre 2019, membre du Centre de recherches juridiques de l’université de Franche-Comté (CRJFC, EA 3225).

[1] Selon une enquête de l’organisme Generation PhD, 65 % des répondants s’estiment trop isolés, notamment en SHS.

[2] L’analogie n’est pas anodine : en SHS, il est courant de terminer sa thèse au chômage, voire au RSA.

[3] Recrutés cette année et l’an passé comme titulaires, notre expérience de thèse est proche et beaucoup de nos ami.e.s et/ou collègues sont doctorant.e.s. Cette position nous permet de dire des choses que les non-titulaires ne peuvent pas toujours exprimer, bien qu’il ne s’agisse pas de parler en leur nom. Elle nous incite aussi à engager dès à présent une réflexion sur des pratiques d’encadrement auxquelles nous serons vraisemblablement confrontés dans les années à venir.

[4] Bien que le propos s’applique sans doute à des disciplines connexes des SHS, telles que la sociologie et l’histoire.

[5] Selon une estimation conjointe de l’ANCMSP, de l’AFSP et du CNU 04. Toutes disciplines confondues, cette estimation est portée à 13 000 postes d’EC manquants, soit 20 % du nombre actuel d’EC titulaires.

[6] On recensait 273 EC titulaires en 1998, contre 318 en 2003, et 390 en 2018. Au CNRS, le nombre de postes de chargé de recherches en section 40 a diminué de 10 % entre 2000 et 2013, passant de 215 à 194.

[7] Pour citer un exemple local, le nombre d’enseignants titulaires à l’université de Strasbourg est en baisse de 5,2 % sur la période 2010-2018, alors que le nombre d’étudiants a augmenté de plus de 20 % sur la même période.

[8] On trouve ici un aperçu de cette situation. Ajoutons qu’à Nantes, l’Université a récemment exigé des vacataires qu’ils remboursent les quelques euros perçus en trop à cause d’une erreur informatique du ministère des Finances.

[9] Plusieurs collectifs locaux se sont regroupés en 2016 au sein du Collectif national des travailleur·e·s précaires de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.

[10] Par ailleurs, le doctorat en SHS reste mal (re)connu dans le secteur privé et la Fonction publique : cf. Collectif des docteur.e.s sans poste, « Avoir un doctorat, mais pas d’emploi ! », Le Monde, 18 mai 2017.

[11] S. Nicourd, « Les processus de désengagement dans le cadre du travail doctoral », SocioLogos, n° 10, 2015.

[12] Discussion scientifique de « fond » ou échange sur les conditions matérielles de la thèse ; présence ou non du directeur.rice de thèse et de ses collègues proches, ce qui contraint de fait la liberté de parole du.de la doctorant.e, etc.

[13] Celles-ci, qui vont de l’absence d’encadrement au harcèlement, sont exposées dans l’un des rares articles de presse consacrés au sujet : A. Raybaud, « Quand la relation avec son directeur de thèse vire au cauchemar », Le Monde, 15 janvier 2019. Signalons à ce propos l’action du Collectif de lutte contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur (CLASCHES).

[14] Selon l’une des rares études sur le sujet (Céreq, « Les déterminants de l’abandon en thèse », 1998), le taux d’abandon avoisine les 65 % en SHS, contre 60 % en lettres, et seulement 10 % en chimie. Parmi les autres déterminants figurent le fait d’être plus âgé, d’être en couple avec enfant et d’exercer une activité en parallèle.

[15] Des initiatives récentes ont émergé, comme ici à l’université Paris-Sorbonne.

[16] D. Larousserie, « Le blues des chercheurs français », Le Monde, 14 octobre 2019.

[17] Il existe quelques réflexions individuelles de directeurs.trices de thèse : F. Buton, « Diriger des thèses science politique. Entretien avec Michel Offerlé », Palaestra, 2005, p.22-33 ; M. de Saint-Martin, « Que faire des conseils (ou de l’absence de conseils) de son directeur de thèse ? », dans M. Hunsmann et S. Kapp (dirs.), Devenir chercheur. Écrire une thèse en sciences sociales, 2013, p. 64-79. Par ailleurs, une sociologie de l’encadrement reste à mener, selon F. Buton et V. Dubois : « Directeur de thèse », dans H. Michel, S. Levêque, J.-G. Contamin (dirs.), Rencontres avec Michel Offerlé, Éd. du Croquant, 2018, p. 141-149.

[18] Reproduite dans une certaine mesure à l’échelle des titulaires par la course à l’excellence individuelle.

[19] Voir l’Appel solennel aux enseignantes-chercheuses et enseignants-chercheurs, chercheuses et chercheurs titulaires de la fonction publique daté de juin 2019.

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