Bonjour à tous et à toutes,
Recruté l’année dernière au CNRS et en poste depuis le 1er octobre, je me permets de prendre la parole pour évoquer certains problèmes relatifs à la situation actuelle de l’enseignement supérieur et de la recherche, en particulier ceux relatifs à la précarité grandissante qui y sévit.
Sociologise-moi : homme, cisgenre, je n’ai pas de stigmate associé à ma naissance. Je suis français et ai eu le privilège de ne pas avoir à penser à la couleur de ma peau. J’ai grandi en province dans un milieu doté en capital économique (père pédiatre, mère pharmacienne à l’hôpital). Je disposais a priori de tous les attributs censés vous mettre bien dans la compétition pour les postes : normalien, diplômé de Sciences Po Paris, lecteur à Cambridge, boursier Fulbright. Durant la thèse, j’ai dû changer d’école doctorale et d’établissement d’inscription – je n’avais pas de bons rapports avec mon premier directeur – mais ceci n’est qu’une péripétie par rapport à un facteur souvent déterminant lorsqu’on regarde les statistiques des recrutements en France et en SHS : le fait que je sois docteur d’une université francilienne.
J’ai été recruté à 38 ans, trois ans et demi après avoir soutenu ma thèse. Je n’ai jamais été au chômage puisque j’ai successivement été doctorant contractuel, ATER puis post-doc. J’ai fait quatre campagnes MCF et ai été recruté au CNRS à ma quatrième tentative. Si les trois années et demie qui se sont écoulées entre ma soutenance et ma réussite au concours m’ont subjectivement semblé très longues et très pénibles, elles sont dans la norme actuelle et ne pèsent pas grand-chose face à la persévérance de certain·e·s collègues qui attendent un poste depuis parfois plus de dix ans. Bref, je suppose que j’incarne, aux yeux des autres, « l’excellence », au sens où l’on entend actuellement ce terme dans le gouvernement de la science. Mon dossier comporte des aspérités sur lesquelles je passe, le plus important étant – je l’espère – que tout le monde comprenne que si je dévoile ici les grandes lignes de mon parcours, ce n’est pas par ego trip ou par désir d’exposition narcissique, mais, dans la mesure où je prends la parole publiquement, pour m’objectiver et donner à voir l’origine de mon point de vue sur le monde social.
Ce que je viens d’expliquer sur moi-même et sur mon récent recrutement fait que je pourrais être très heureux du monde social tel qu’il est et m’en tenir à ce que préconise Bourdieu (« Les gens qui ont le privilège d’être nés au bon endroit pourraient au moins fermer leur gueule »). Pourtant, depuis que je suis devenu titulaire, et même si je suis conscient d’avoir fait ce que l’on dit qu’il faut faire pour être recruté, je me demande souvent : « Pourquoi moi plutôt qu’un autre ? » (ironiquement, quand je n’étais pas auditionné ou pas pris, la question était plutôt « Pourquoi eux et pas moi ? »). Lorsque la compétition pour les postes est aussi féroce et vertigineuse, chacun·e sait que les différences entre candidat·e·s sont infinitésimales et que tous les arguments de raison (ou pas loin) peuvent être renversés. En outre, même après trois mois de noviciat, j’ai toujours l’impression de passer, par rapport aux collègues titulaires avec qui je discute sur mon lieu de travail, pour un enragé qui aurait du mal à rentrer dans le rang, comme si le bouillonnement intérieur que je ressens face à la situation actuelle n’était pas totalement partagé par elles et eux.
Mes larmes ne sont que des larmes de crocodile, me direz-vous, et on peut m’accuser de cracher dans la soupe alors que je viens d’être recruté au CNRS. Il me semble qu’il existe cependant une bonne vieille loi selon laquelle il vaut mieux être normalien pour critiquer l’ENS ou énarque pour critiquer l’ENA, sinon on passe pour un aigri. Je suppose qu’il en va de même dans notre milieu : mieux vaut, pour donner son avis, être passé de l’autre côté de la barrière symbolique qui sépare les titulaires des précaires. Je voudrais donc utiliser le « privilège » que me procure ma position pour dire ce que beaucoup, du fait de leur situation de minoritaires (au sens de Colette Guillaumin : être dans un état de moindre pouvoir) et de précaires dans l’ESR, sont obligé·e·s d’encaisser sans rien dire.
Avertissement : dans les lignes qui suivent, je vais dire « les titulaires » et « les précaires ». Je suis désolé pour la généralité, mais quand vous êtes précaire, c’est comme ça que vous voyez le monde. Il y a des titulaires très bienveillant·e·s, très sensibles et très mobilisé·e·s sur les questions de précarité ; il y a des « précaires » qui sont déjà des apprentis dominants et qui ne rêvent que d’une chose : pouvoir sauter de l’autre côté du mur pour faire comme les titulaires. Ce sont moins des personnes que des structures et des statuts qui sont ici en cause.
Représentons-nous l’Université comme un navire en train de couler. Beaucoup de titulaires, qui sont dans les salons du haut pas encore immergés, ne comprennent pas (ou pas « with full understanding ») que, dans les soutes du Titanic, l’air commence à manquer. La plupart de celles et ceux qui sont dans les comités de sélection ou au Comité national et qui voient passer des CV de plus en plus impressionnants le reconnaissent : en comparaison avec l’époque où elles et eux ont été recruté·e·s, il devient de plus en plus difficile, d’année en année, d’obtenir un poste de chercheur·e ou d’enseignant·e-chercheur·e. Une raison simple à cela : nous ne sommes pas plus brillant·e·s que nos prédécesseur·e·s, mais le niveau d’exigence (le nombre de cases à cocher) suit la mesure d’une concurrence devenue quasi insensée. Quelques chiffres donnent une idée de ce qu’est aujourd’hui la compétition pour décrocher le Graal : cette année, pour un poste à Clermont (c’est-à-dire, à l’aune des canons de vie du monde académique et de la forte centralisation du champ intellectuel, pas la ville la plus demandée en France) profilé « Sociologie générale » : 217 candidat·e·s. L’année dernière : 159 à Saint-Étienne (profil « Enquête et problèmes publics ») ; à Valenciennes (« Sociologie, science politique ») : 153. En 2018 : 197 à Paris 1 (« Sociologie des inégalités ») ; à Rouen (« Sociologie politique, action publique locale ») : 170. En 2017, 155 à Paris 7 (« Questions sociales et mouvements sociaux ») ; à Nantes (« Sociologie des morales sociales, économiques et professionnelles ») : 146. Aujourd’hui, un poste MCF ouvert en région parisienne (en sections 04 ou 19), c’est automatiquement plus de 100 candidat·e·s (sauf s’il y a « méthodes quantitatives » dedans).
Au-delà de ces chiffres étourdissants, on peut schématiquement diviser le marché de l’emploi académique en deux catégories : l’offre généraliste (CNRS, EHESS, INED), qui est en fait une tête d’épingle (vu le faible nombre de postes proposés), et le marché de niche (celui – profilé – des postes à l’Université). Dans celui-ci, la sélection se fait principalement, outre la qualité intrinsèque des CV, sur l’adéquation au profil de poste : ce critère est à la fois le plus arbitraire et le plus discutable qui soit, mais il permet de dégrossir la montagne de dossiers à examiner. La primauté accordée aux profils de poste constitue un problème de taille pour les candidats et les candidates : schématiquement, si votre spécialité est tendanciellement peu demandée à la fac (comme c’est le cas de la sociologie des élites, de la sociologie du droit ou de la sociologie de la consommation), vous risquez d’attendre longtemps avant d’être recruté·e. Si la notion de concours a encore un tant soit peu de sens lorsque le taux de pression par poste est aussi démentiel, on peut se demander quel « mérite » il y a à être dans un profil. Surtout quand on sait que ce profil est, dans la plupart des cas, presque exclusivement interprété à l’aune des activités de recherche (et, au sein de celle-ci, de la thèse) alors que, dans l’Université d’aujourd’hui, l’enseignement et les tâches qui vont avec constituent la majeure partie du temps de travail d’un·e MCF. Surtout, aussi, quand on sait que le niveau des candidat·e·s est tellement bon, avec une palette de compétences de plus en plus variée (puisque le temps d’attente entre la soutenance et la titularisation s’allonge), qu’à moins de demander un cours ultra-technique sur l’analyse de séquences, tout le monde est a priori capable d’assurer une gamme d’enseignements assez élargie.
Lors de la coordination nationale des facs et labos en lutte qui s’est tenue en février dernier à Saint-Denis, il était frappant, en particulier pour les gens qui, comme moi, avaient suivi le mouvement depuis la province, de constater la détermination (« véner, déter ») des collectifs de précaires. Le message qui se dégageait de cette colère était clair : la précarité, on en peut plus. Certaines sessions de la coordination s’apparentaient ainsi à des thérapies de groupe. La précarité que j’évoque ici – celle qui vampirise l’ESR – ne renvoie pas à l’absence de travail, au niveau de revenus ou à la désaffiliation sociale. Comme de multiples travaux l’ont montré (L. Bernard, S. Chauvin, N. Jounin), la précarité fait référence au statut d’emploi et à ses conséquences : l’indétermination de l’avenir (à laquelle s’ajoutent, dans le cas de l’Université, l’injonction à la mobilité et l’instabilité géographique qui en résulte : il faut parfois accepter un contrat de six mois à des centaines de kilomètres de là où vous vivez). Si je prends mon cas, j’ai enchaîné pendant sept ans (2013-2020) les contrats d’un an, que ce soit comme ATER ou comme post-doc, à Paris, Le Mans, Nancy, Chicago et Marseille. Certaines personnes qui liront ce passage souriront (jaune) : pour cause, elles travaillent depuis 10 ou 15 ans sur des contrats courts, parfois de même pas un an. C’est ça le pire : si ces sept années de relatif précariat me sont apparues comme un parcours du combattant, elles ne pèsent pas lourd à côté de ce que vivent d’autres collègues. Et c’est là le problème : dans l’ESR, vous avez honte de vous plaindre parce qu’il y a toujours plus précaire que vous.
Parmi la pluie de motions et de textes qui sont parus à l’hiver dernier, les plus puissants et les plus poignants étaient ceux écrits par les collectifs de précaires et de jeunes chercheur·e·s (je pense en particulier au manifeste du groupe « Traitements & Contraintes » ou à celui du collectif des précaires de l’Université de Rouen). Combien sommes-nous à nous être dit, à la lecture de ces textes, « Je suis pas tout·e seul·e à vivre ça » ? Réalité évidente, mais que nous fait perdre de vue le « chacun·e seul·e » dans lequel nous plongent les mœurs de l’ESR.
Que disaient, en substance, ces textes si évocateurs ? Que la course pour rester dans la compétition finit par abîmer les entourages affectifs, amicaux et personnels. Que le struggle for life désespéré de chaque individu en régime néolibéral sécrète une société concurrentielle qui détruit l’estime de soi. Que chacun·e fait alors la démarche de sauver sa peau, « prêt à affronter seul contre tous comme Rambo ». La survie ? « La récompense d’une leçon bien apprise ».
Ce système fait des ravages car c’est une machine à produire de la souffrance et du ressentiment. Ceux qui s’en sortent, quand le temps ne leur fait pas oublier les épreuves par lesquelles ils sont passés, reproduisent la dureté avec laquelle le système les a traité·e·s. « Ça a été dur pour moi, c’est normal que ce soit dur pour les autres ». Au sein de ceux qui restent se dissémine la paranoïa (logique : la compétition fait beaucoup plus de malheureux que de satisfait·e·s). Les relations deviennent de plus en plus tendues, y compris entre précaires. On est donc en train d’user une génération jusqu’à la moelle. Pour le dire autrement, Antoine Petit n’a fait que nommer l’existant : le monde de l’ESR est de part en part darwinien (au sens qu’a ce terme dans le français courant).
Observant le décalage saisissant entre les pratiques hiérarchico-mandarinales et les discours égalitaires en vigueur dans l’ESR, Bourdieu affirmait en 1989 : « Le monde universitaire et scientifique serait invivable si la vérité objective devenait la vérité subjective ». Il y a quelques années, un collègue rang A m’avait dit : « Tu sais, faut pas non plus exagérer : il y a des secteurs où la violence est physique, ce n’est pas le cas de notre milieu ». Hmm, l’étudiant qui s’est immolé à Lyon ? La doctorante qui s’est suicidée à Nancy ? Au-delà de l’Université : France Télécom ? Ces propos sont typiques de la sociodicée qui a cours dans l’ESR : il n’est qu’à voir les innombrables histoires de harcèlement qui sont étouffées comme les violences policières par l’IGPN. Mieux vaut ne pas non plus trop regarder du côté du respect du droit du travail à l’Université. Ces derniers mois, nombreux ont ainsi été les témoignages de précaires sur les conditions dans lesquelles elles et ils sont employé·e·s. Pour en ajouter un, j’ai moi-même travaillé gratuitement en assurant deux TD distincts dans deux facs différentes. Comme je ne voulais pas mettre en péril le renouvellement potentiel de mon post-doc dans l’établissement où j’étais employé (on m’avait cité, en contre-exemple, le cas d’un collègue qui n’avait pas été renouvelé parce qu’il avait « trop enseigné »), je n’ai pas fait les démarches nécessaires pour être payé. C’est donc « ma faute ». Mais les services RH des deux universités en question ne se sont jamais non plus manifestés auprès de moi. Là encore, rien d’exceptionnel à l’aune des us et coutumes de l’ESR, qui fonctionne à plein régime sur le principe du hope labour, c’est-à-dire sur l’exploitation du travail gratuit au nom de l’embauche à venir (Maud Simonet). Mais que devient cet espoir lorsque la perspective de l’emploi stable se consume à petit feu et que la titularisation n’apparaît plus que comme une lointaine chimère ?
La LPR est le dernier épisode en date du rouleau compresseur amorcé par la LRU, qui mène tout droit à ce que nous ne connaissons que trop : la néolibéralisation de l’Université et de la recherche. Sous cet angle, mon cas pourrait être vu comme une confirmation de l’effet Matthieu et du principe selon lequel les agents les plus favorablement dotés finissent toujours par tirer leur épingle du jeu. La leçon que je retiens de mon parcours est tout autre : les titres scolaires qui étaient les miens auraient a priori dû, dans un pays comme la France, me prémunir contre l’expérience de la précarité. Il n’en a rien été. Plutôt que de relativiser mon témoignage en mode « il marronne un peu, mais franchement, de quoi il se plaint ? » (ou, variante : « Pff…, le soupir des élites dès qu’elles galèrent un peu »), l’argument est selon moi a fortiori : quand je vois l’impact qu’a eu la précarité sur moi (qui ai pourtant eu un parcours heureux), je n’ose même pas imaginer ce qu’il en est pour celles et ceux qui sont moins avantagé·e·s, et qui sont la majorité. En d’autres termes, si même les classes privilégiées se ressentent de la précarité, c’est peut-être le signe annonciateur que celle-ci est possiblement amenée à devenir la condition existentielle, au-delà de « l’effet secteur » (dans le monde de la recherche, l’accès à l’emploi stable est rare – du fait de la pénurie de places – et tardif), d’une partie de plus en plus grande du monde du travail. Je vois ainsi mon exemple comme un moyen de comprendre ce qu’explique Christophe Granger dans La Destruction de l’université française lorsque, dans une formule un peu étrange qui rappelle « la déstabilisation des stables » de Castel, il affirme que bientôt, les titulaires seront eux-mêmes des précaires. Ce qui ne veut pas dire qu’on leur aura retiré leur statut (quoique, au rythme où vont les choses…), mais que la précarité aura tellement infiltré tous les pans de l’activité (par la recherche sur projet, par la vacation d’enseignement, par le turnover du personnel d’appui) que l’incertitude constituera l’horizon indépassable de leur quotidien au travail. Notre collègue Vincent Goulet ne disait pas autre chose dans la lettre qu’il avait adressée à Geneviève Fioraso afin d’expliquer pourquoi il démissionnait de son poste de maître de conférences à l’Université de Lorraine et préférait redevenir « chercheur-enseignant précaire ». Dans le même sens, lors de la coordination nationale de Saint-Denis déjà évoquée, un autre signal faible pouvait attirer l’attention : quand il était demandé aux participant·e·s de se répartir dans les différents ateliers en fonction de leur statut (« Précaires », « Titulaires », « BIATSS », « Étudiant·e·s »), on constatait la présence, dans les sessions des précaires « officiel·le·s », de jeunes MCF récemment entré·e·s dans le métier, c’est-à-dire de recruté·e·s « post-LRU » qui ont très bien connu tout ce que je décris.
Un jour, donc, si la prophétie de Christophe Granger se vérifie, nous serons tous et toutes précaires, à l’exception d’une poignée de happy few (les mêmes thuriféraires de la recherche sur projet ou, si je reprends ma métaphore du Titanic, celles et ceux qui auront trouvé une place dans les canots de sauvetage du paquebot « ESR »). Ce qui est une autre manière de dire qu’il y a aura de plus en plus de perdant·e·s dans ce jeu auquel nous jouons. En gros, et pour utiliser une formule qui, je crois, résume l’état d’esprit de bien des précaires d’aujourd’hui : no future. À ce jour, par aliénation, réflexe de bon·ne·s élèves soumis·e·s, grégarisme, impuissance, complaisance ou préférence politique, nous avons accepté cet état de fait. Mais jusqu’à quand l’accepterons-nous ?
Charles Bosvieux-Onyekwelu
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