En novembre 2010, l’UNESCO reconnaissait le repas dominical à la française et la formation compagnonnique, au titre du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Si le premier a fait les grands titres de la presse, le second est passé inaperçu. Dommage car c’est à la fois une formation originale et unique dont j’admire la rigueur et la créativité, la relation étroite maître-compagnon et la réalisation du chef-d’oeuvre. J’ai donc décidé de vous faire partager ma rencontre avec Jean-Marie Mazière.
Comment devient-on compagnon du tour de France ?
Jean-Marie Mazière (JMM) : C’est un long parcours qui démarre à 16-18 ans et se termine sept à huit années plus tard. Nous accueillons des jeunes d’horizons divers mais tous motivés par les métiers manuels. La sélection se fait de manière progressive, pas seulement sur leur capacité technique comme la vision dans l’espace mais également sur leurs valeurs personnelles, leur implication. Cette première phase dure deux ans, c’est un sas d’initiation. Elle se déroule soit dans une maison des compagnons loin des parents ou en apprentissage proche de la famille. Tout le monde converge en alternance vers le même niveau – CAP ou bac pro – malgré la diversité des origines. Dans ce vivier de jeunes, nous repérons les futurs compagnons.
La deuxième étape, c’est le voyage, le tour de France qui s’effectue entre 18 et 21 ans. Les jeunes changent de vie, de cadre professionnel, tout est nouveau. Ces trois années ont pour objectif de les faire grandir, tant personnellement que professionnellement. Ils travaillent en alternance, connaîtront plusieurs entreprises que nous sélectionnons pour eux. Ils passent de maison en maison dans le réseau en France et en Europe.
Y a-t-il une validation de leurs compétences ?
JMM: Oui, chaque mois, les élèves sont évalués de manière collective sous le regard des anciens. Ce n’est pas facile pour eux mais cela fait partie de la règle du jeu. Ils le sont ensuite, après 2 ou 3 ans de voyage, et deviennent alors « aspirant compagnon ». Avant d’obtenir le titre de compagnon, l’aspirant poursuit son tour de France encore deux ou trois années. Le compagnon peut encadrer ses pairs dans l’entrée sur le marché du travail et dans les maisons des compagnons.
Dernier niveau : celui de maître compagnon obtenu après avoir montré ses capacités de gestion des jeunes dans la maison et assumer avec sérieux et rigueur des responsabilités au sein de l’association des compagnons
Que font-ils en maison après leur journée de travail ?
JMM: Ils retrouvent une vie communautaire construite autour de cours théoriques (techno, dessin, matières générales) ou de notions d’apprentissage de la vie tout court (gestion des congés, d’un budget, ouverture culturelle, etc). Sans les parents, nous les assistons et nous leur confirmons les fondamentaux de la vie sociale. L’objectif est qu’ils atteignent le plus vite possible leur autonomie.
Et la discipline ?
JMM: Ce style de vie nous aide à faire passer les messages : savoir être, rigueur, respect des jeunes entre eux, respect des jeunes envers les anciens, conscience professionnelle… Ensuite, ils devront encadrer, eux aussi, leurs suivants, et doivent apprendre à respecter nos règles de vie. Chaque maison accueille de 10 à 80 jeunes.
Etaient-ils en échec scolaire à leur arrivée ou est-ce un choix délibéré ?
JMM : Oui et non. Certains vivent des difficultés scolaires et bénéficie de tutorat effectué par un aspirant compagnon. D’autres arrivent au niveau bac ou plus. Ces derniers iront très vite dans le parcours mais doivent aussi intégrer nos valeurs. Cette notion de tutorat existe aussi pour les aspirants et les compagnons. Ils sont artisans, cadres ou entrepreneurs et accompagnent et parrainent les compagnons reçus à entrer définitivement dans la société civile, à prendre des responsabilités dans les entreprises ou à créer la leur. Ce suivi intervient encore quelques mois.
Qu’est-ce que le chef-d’œuvre ?
JMM : Pour être reçu, l’aspirant doit produire une œuvre. C’est un ouvrage tout à fait personnel qu’il finance lui-même, qui est d’abord validé sur l’idée puis jugé au final sur la qualité technique, par les anciens. Il valide trois critères : la résolution d’une réelle difficulté métier, et pour le jeune compagnon en tant qu’homme (ou femme), sa maturité et ses capacités à assumer des responsabilités, ses qualités d’intégration au sein du compagnonnage.
Tous ne réussissent pas. Certains y parviennent en ajoutant une à deux années à leur parcours… En France, chaque année, quatre cents jeunes décrochent ce titre dans toutes les spécialités (bâtiment, métiers de bouche, etc).
Le compagnonnage est-il reconnu par un diplôme ?
JMM: Non, ce n’est pas un diplôme d’Etat bien que nous soyons en négociation avancée avec le CNAM pour sa reconnaissance. Par contre, elle l’est de fait par la profession et de manière systématique, c’est un atout considérable. Les entreprises viennent nous voir pour recruter nos compagnons car les fondamentaux sont acquis.
Qui finance le tour de France ?
JMM: Les compagnons sont salariés. Donc, ils financent eux-mêmes leur hébergement et leurs frais courants au sein des maisons à des prix modérés. Ils disposent d’un accès 24h/24 aux installations, atelier et salle de cours. La taxe d’apprentissage pour les apprentis, la formation continue des salariés et des demandeurs d’emploi nous permettent de financer les locaux et le matériel. La formation théorique complémentaire en cours du soir qu’ils reçoivent est financée par la Promotion Sociale (Conseil régional).
Comment être compagnon à l’heure du web 2.0, de la mondialisation, de la crise économique ?
JMM: Le compagnonnage s’est adapté à la modernité depuis des siècles. Les jeunes utilisent les moyens contemporains. Ils arrivent avec leur ordinateur et les logiciels de CAO/DAO [Conception/dessin par ordinateur]. Pour l’international, le voyage à l’étranger est autorisé mais ils doivent séjourner dans des lieux qui accueillent spécifiquement et encadrer par des compagnons. Dès qu’ils sont aspirants ou compagnons, ils peuvent voyager à l’étranger mais ils devront conserver une relation avec leur « Cayenne », ou maison de rattachement en France pour savoir ce qu’ils deviennent sur le plan personnel et professionnel. La crise ? J’étais inquiet comme tous mais nous ne l’avons pas vraiment sentie ni dans le CFA (Centre de formation des apprentis) ni dans le compagnonnage. Je crois que la relation Tuteur d’entreprise/Apprenti ou compagnon nous aide beaucoup. Même s’il a fallu négocier un peu plus pour placer les plus jeunes, nous avons, à ce jour plus, de demandes que d’offres.
Quel parallèle voyez-vous entre nos deux écoles ?
JMM: Je crois que nous avons plusieurs points communs, l’investissement personnel, le réseau, l’entraide. Les compagnons savent qu’ils peuvent compter les uns sur les autres, et revenir se ressourcer dans leur « Cayenne » en cas de besoin tant professionnel que personnel. Cela permet aussi le mélange des générations. Les anciens aident les plus jeunes.
A la lumière de cet entretien, je vois également d’autres convergences comme l’entrepreneuriat. Croiser le regard de nos communautés respectives d’entrepreneurs serait intéressant avant que vos compagnons n’aillent rencontrer les banquiers pour financer leur projet, par exemple. Et pourquoi pas envoyer quelques étudiants de l’ESC doués manuellement pour s’immerger un temps dans l’environnement d’une maison de compagnons ? Je tenterais bien l’expérience ! Plus globalement, je vois trois autres points communs : un enseignement professionnalisant, la volonté d’excellence et l’individualisation de la formation.
Le Parcours de Jean-Marie Mazière, directeur de la Fédération compagnonnique des métiers du bâtiment à Grenoble.
« J’ai débuté mon parcours par un lycée technique dans le Périgord avec l’obtention du CAP de Menuisier à 16 ans. Puis départ sur le tour de France en 1977 par Limoges, Bordeaux, Anglet, Avignon : reçu compagnon menuisier. Poursuite du Tour à Grenoble, aux USA, à Lyon, et retour à Grenoble pour conclure.
J’ai travaillé comme chef de chantier dans une entreprise grenobloise durant un 1 an, puis retour à Lyon pour un poste de formateur en menuiserie durant cinq années.
En 1990, j’ai pris mes fonctions de directeur de la maison des compagnons d’Echirolles, mis en place des actions de formation continue avec le Greta de Grenoble pour les salariés et 1999, création d’un CFA sur Echirolles.
A ce jour, la fédération échirolloise accueille une cinquantaine de jeunes itinérants compagnons de passage, 350 jeunes en alternance de moins de 25 ans et 250 adultes salariés ou demandeurs d’emploi en formation continue, une cinquantaine de salariés formateurs et administratifs. »
Une association de 150 compagnons a vu le jour dans la région iséroise, elle est ciblée sur les métiers du bâtiment et ameublement.