Isabelle Bourboulon a publié en octobre 2011, Le Livre noir du management (Bayard), une enquête journalistique d’un an réalisée, en France, auprès de salariés, de syndicalistes et de chercheurs, portant sur les dérives des méthodes de management et les réponses à y apporter. « Si la question du travail est aujourd’hui bien prise en compte » selon l’auteure, « les solutions possibles pour améliorer ses conditions et surtout, sa qualité, ne sont pas encore au rendez-vous ».
« Conséquences de la mondialisation, du développement de l’informatique et de la mise en concurrence, la qualité de vie au travail se dégrade, au point de devenir contre productive, de l’aveu même de certains consultants d’entreprise », précise-t-elle. Sans se montrer très optimiste Isabelle Bourboulon propose des pistes pour améliorer les choses et limiter la souffrance au travail.
Comme directeur d’une grande école qui forme les managers de demain, ce sont des sujets très importants pour nous. D’ailleurs, notre école a été retenue, avec Arts et Métiers Paris Tech, comme école pilote pour l’enseignement supérieur en matière de prévention des risques psycho-sociaux, grâce à son Centre de Développement Personnel et Managérial (CDPM), qui développe une approche novatrice en la matière.
Interview.
Jean-François Fiorina : quelles ont été les réactions des personnes interviewées ?
Hormis les chefs d’entreprise et les DRH que j’ai eu du mal à rencontrer, et que j’ai remplacé par leurs consultants, les salariés, syndicalistes ou chercheurs ont parlé sans problème. J’ai cependant lu la littérature du MEDEF pour comprendre le point de vue patronal. En tout cas, je n’ai pas voulu faire de victimisation. Les gens sont lucides sur leur situation et l’analysent. Ils expliquent pourquoi ça ne va pas. Et pourquoi ils sont perdus face aux injonctions contradictoires, par exemple.
Les chefs d’entreprise reconnaissent-ils le même malaise ?
Ils connaissent la situation mais ne veulent pas forcément aller en profondeur. Ils ont la pression des actionnaires. A France Telecom, le management a fait marche arrière sur certaines mesures comme mobilité professionnelle obligatoire. Le management intermédiaire, lui, est pris entre le marteau et l’enclume. Ils ont des objectifs de plus en plus difficiles à atteindre et quelque fois contradictoires. C’est une réalité. Beaucoup de cadres le vivent mal. Mais ce ne sont pas des tortionnaires !
Est-ce une situation vécue par tous, dans toutes les tranches d’âge, par les hommes et les femmes, dans la grande ou la petite entreprise ?
Oui certainement, que ce soit l’industrie ou les services, les grandes entreprises privées ou publiques. Un inspecteur du travail vient encore de se suicider, et on compte 26 ou 27 suicides à l’ONF. Les méthodes de management se sont généralisées. Les petites PME échappent-elles au phénomène ? Je le crois volontiers. Elles peuvent être protégées par un mode de management plus paternaliste, plus localisé. Mais l’influence des très grosses entreprises est prépondérante. Elles font également travailler un grand nombre de sous-traitants avec les mêmes méthodes.
Quelles solutions selon vous ?
Il faut remettre la question du travail à l’ordre du jour, remettre l’homme au centre de l’entreprise. Et permettre aux salariés de mieux s’exprimer en leur redonnant du pouvoir. C’est en renouant avec le conflit, en créant des « espaces pour s’empailler », en instillant plus de participation, dans le but de rapprocher les intérêts contradictoires des salariés et des directions que les choses peuvent s’améliorer. Ces lieux existent comme le CHSCT ou les conseils d’administration sinon il faudra les inventer.
La SNCF, avec qui j’ai travaillé, a engagé un important travail sur la qualité de vie au travail (dans ses ateliers, par exemple). Mais il faudrait aller plus loin, aller voir ce qu’est le travail lui-même pour les salariés, les interroger. Ce qui devient compliqué et difficile. Les syndicats s’intéressent de plus en plus à la question du travail lui-même, alors qu’ils étaient bloqués sur la seule défense de l’emploi. Certains veulent aller plus loin à la CGT ou à la CFDT, pour savoir ce qu’est une « bonne » ou une « mauvaise » journée de travail. Comprendre cette réalité n’est pas évident, c’est comme demander à quelqu’un comment il attache ses chaussures le matin !
Par quels moyens changer les choses ?
On pourrait passer par le législateur mais je crois qu’il faut surtout renforcer le dialogue au sein même des entreprises.
Quels conseils donneriez-vous aux directeurs d’école de management ?
Je ne cacherais pas le problème qui est maintenant dans le domaine public. Je parlerais des conséquences de l’informatisation, de la financiarisation de l’économie pour les expliquer sans rester uniquement au niveau du discours. L’entreprise doit trouver un meilleur équilibre entre ses actionnaires et ses salariés.
Les jeunes semblent conscients de ces problèmes, leurs comportements « contractuels » vis-à-vis des entreprises changent-elle la donne ?
C’est vrai, la « génération Y » est zappeuse. Elle s’intéresse, plus que la précédente, aux avantages sociaux proposés, à la retraite mais également au projet de l’entreprise et à son éthique.
N’y a-t-il pas un souhait de se transformer en expert pour justement éviter de devenir manager ?
Tout le monde manage aujourd’hui, y compris dans les services de R&D. Cette culture managériale se diffuse beaucoup. Les ingénieurs managent par projets et derrière, ce sont des équipes, des hommes. Il n’y a plus d’échappatoire.
Dans quelles entreprises visitées avez-vous trouvé de bonnes pratiques ? N’y a-t-il pas pour chaque entreprise, sa solution ?
Dans la deuxième partie du livre, j’aborde des pistes, des solutions. Le monde des SCOP (sociétés coopératives) et de l’économie sociale et solidaire (10% de l’emploi salarié) – même si ce n‘est pas représentatif de l’ensemble – montre des salariés plus épanouis et plus heureux qui vivent une relation plus égalitaire. Les salariés de la SCOP A-cappella (Amiens) prouvent que même dans un secteur réputé difficile, le télémarketing, les relations dans l’entreprise peuvent fonctionner, dans le respect mutuel. Il n’y a pas de flicage, l’économie de l’entreprise se porte bien. II y a un cercle vertueux résultats/productivité. Cela prouve aussi qu’il n’y a pas de solution globale.
Le sociétaire, actionnaire du 21ème en quelle que sorte !
Oui, c’est une des voies à explorer.
Envisagez-vous une suite à ce livre ?
Non pas pour l’instant. Je souhaite poursuivre sur cette question du travail, qui est centrale dans nos vies. C’est un lieu de socialisation extraordinaire. Le travail, c’est une vie, certains s’y marient. J’ai été très frappée à la lecture du bouquin de Florence Aubenas « Le quai de Ouistreham » de l’importance du travail pour ces femmes de ménage qui gagnent « 3 francs 6 sous » et pourraient même rester chez elles. Mais le travail, c’est essentiel comme facteur de socialisation. Elles vont rencontrer des copines, parler des gamins, partager leurs difficultés, etc.
Effectivement nous sommes en grande réflexion sur les méthodes de management. Les forces extérieures qui s’exercent sur l’entreprise imposent souvent leur tempo.
Oui, je voudrais vous citer une toute récente dépêche AFP, basée sur une étude du grand syndicat IG Metal en collaboration avec le gouvernement allemand. Plus d’un 1/3 des départs en retraite prématurés serait dû, en Allemagne, à des troubles psychiques et les arrêts de travail pour surmenage ont bondi de 80% en 10 ans. Le coût est estimé à 27 milliards d’euros par an entrainant un manque à gagner de 9 milliards pour les entreprises. C’est peut-être, ici, que perce un certain optimisme, à partir du moment où le modèle devient contre productif.
Il y a aussi des avancées comme chez Volkswagen Allemagne. Les mails pro après 18h15 pour 1000 cadres du groupe ont été interdits ! Ou, en France, chez PSA qui ne convoque plus de réunion après 17h dans l’entreprise, ce qui pénalisait notamment les femmes. Des choses se font.
Dans les filiales de groupes étrangers, est-ce le même sentiment ?
J’ai visité IBM France à Montpellier, un des derniers centres de production puisque l’entreprise a récemment muté vers les services. Les plus anciens salariés ont vu le style des « vrais » patrons disparaître. Aujourd’hui, les entreprises sont pilotées depuis les Etats-Unis. Ce sont plus des directeurs de sites qui répondent aux exigences des actionnaires ou des CEO. En matière de RH tout s’est mondialisé y compris les paies qui sont faites aux Philippines. L’univers de travail a complètement éclaté.
Merci pour cette interview !
Je termine en rappelant qu’en tant qu’école de management, notre responsabilité est de dire la vérité, personne ne va y échapper. Devenir manager, c’est l’essence même de notre formation et chacun doit s’y préparer pour passer de l’autre côté de la barrière. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, il faut « changer de logiciel ». Nous avons décidé à l’ESC Grenoble via le CDPM, Centre dédié au Développement Personnel de nos étudiants d’innover et de préparer au mieux les futurs managers, en interrogeant la valeur travail, en leur demandant ce qui leur plait vraiment.