Quand participer à un serious game devient l’objet du mémoire de fin d’études d’étudiants en management… Retour avec Hélène Michel, professeur à Grenoble Ecole de Management, sur le suivi de Virtual Regatta (Vendée Globe Virtuel) qui a mobilisé pendant plus de trois mois une équipe de trois étudiants et leur enseignante.
Jean-François Fiorina : pourquoi ce projet et pourquoi jouer avec le Vendée globe ?
Hélène Michel : Dans le cadre de leur grand mémoire de recherche, ces trois étudiants intéressés par le web marketing ont voulu travailler sur l’un de mes thèmes de prédilection, les serious games. Et comme il est rare de trouver un jeu qui a un début et une fin, et qui colle à leur temporalité, nous sommes tombés d’accord pour dire que le Vendée Globe et sa version virtuelle : Virtual Regatta serait un objet d’études intéressant. L’objectif était de comprendre la motivation et le comportement des quelque 400 000 joueurs en ligne de Virtual Regatta tout en vivant cet événement de l’intérieur.
Ils ont donc engagé un bateau virtuel pendant cette course bien réelle au nom de GEM, au côté d’un autre piloté par l’association de voile de l’école ICO (Ici Commence L’Océan) et d’étudiants de GEM en individuels.
Les meilleurs routeurs ont gagné un prix – 6000 € ! – remis par Safran. Dans les 10 premiers, trois étaient des étudiants de GEM. C’est donc un bénéfice concret. Ils vont pourront partir sur un bateau, cette fois-ci bien réel, pour la croisière EDHEC. Les meilleurs de la course virtuelle peuvent également être recrutés pour devenir de vrais routeurs s’ils le souhaitent.
Au-delà de ce prix qu’est-ce que cela a apporté aux étudiants ?
Ils se sont mis dans la peau d’ethnographes du net, de « Nethnographes », en tant qu’observateurs des comportements de joueurs comme les autres, sans dévoiler leurs objectifs. Ce travail a donné lieu à la rédaction d’un journal partagé sur Google docs qui recense leurs actions pendant trois mois. Les questions soulevées, les apports de cette expérience.
Pourquoi ont-ils joué ? Quel est le comportement des joueurs mais aussi la stratégie des entreprises. Quel transfert possible vers le monde bien réel ? Certains joueurs vont passer du virtuel au réel et se mettre à naviguer. Ils prendront leur licence de voile. Mais cela ne va ne concerne pas la majorité. Je pense qu’en matière d’apport pour la stratégie d’entreprise, il y a bien d’autres choses à faire. En quoi peut-on prolonger vers d’autres expériences. Qu’est-ce qu’on cela peut créer comme passerelle pour les entreprises, leur stratégie ? Ce n’est pas juste un jeu.
Dans les serious games, il y a trois catégories sur lesquelles les entreprises peuvent se positionner :
– le jeu construit avec une vocation professionnelle : le serious game,
– le ludique sur lequel on ajoute un objectif utilitaire, c’est le cas du Virtual Regatta, le serious gaming,
– la gamification : du très sérieux et on met une couche de ludique.
Je suis persuadée que l’on peut travailler sur ces 3 catégories. On peut faire du business avec des serious games. Mais en France, c’est encore timide.
Pourquoi cette timidité française ?
Quand Stanford décide de travailler la stratégie sur World of warlords, c’est drôle, intéressant, décalé… Par contre, en France, il faudra assumer la posture…
Parce que c’est une remise en cause de la pédagogie traditionnelle, du cours classique ?
Oui, vis-à-vis des attentes des étudiants également qui ont besoin d’être rassurés. On est encore dans la pensée qu’appendre doit se faire dans la douleur ! On va bientôt s’autoriser la péridurale avec le jeu !
Faut-il accepter de partir dans l’inconnu quand on couple un cours et avec un jeu ?
Il y a quelque chose qui est de l’ordre du pari… mais il faut totalement scénariser, donner l’envie, rassurer, aiguillonner et aiguiller les étudiants. Pour qu’ensuite, ils foncent.
Ils doivent s’autoriser à travailler sur un jeu dans le cadre d’un grand mémoire, c’est plus difficile pour eux de se projeter que pour moi. Ils veulent se rassurer avec des éléments concrets. Ces 78 jours peuvent paraître un peu exotiques, non ? Comment cela va être perçu ? Par contre quand Safran s’y intéresse et offre un prix dans le cadre de ce jeu, ça les rassure.
C’est un matériel très original à analyser. Il faut les guider pour qu’ils valorisent au mieux cette expérience, en donnant du sens, en analysant cette matière de manière précise. Le risque, c’était qu’ils se laissent dépasser par l’aspect ludique. Mon rôle était de les ramener vers l’objectif : le sens et l’analyse de la motivation des joueurs. La notion de compétition n’est pas entrée en ligne de compte à la seule condition que je ne leur passe pas devant avec mon bateau… Sinon, ils ne validaient pas leur projet.
Se connaissaient-ils auparavant ? Comment ont-ils travaillé ensemble ?
Oui, ce sont trois colocataires dont un est parti au Brésil en cours de route mais il a continué à jouer. Coordonner le pilotage du bateau n’a pas été facile. Cela demande une organisation comme sur un bateau réel… Pour la tenue du journal de bord, ils s’en sont tenus – peut être trop – aux faits (c’est leur formation). Ils ont eu du mal à verbaliser leurs émotions. Ils ne sont pas arrivés pas à se lâcher totalement, y compris sur les aspects critiques (fondamentaux du jeu, longueurs…) comme ils ne sont pas « voileux ». Mais ce sont quand même des joueurs. Et puis le but, ce n’était pas qu’ils prennent que du plaisir à jouer mais qu’ils comprennent les motivations des joueurs !
Mais l’exercice peut rester ludique quand même ?
Oui, je crois qu’ils ont eu un certain plaisir du fait de l’originalité de ce travail. Ce n’est pas courant et, en plus, ils ont plutôt bien réussi avec un 14/20 alors que je note assez sec. L’essentiel, maintenant c’est qu’ils présentent ce travail à l’extérieur lors de conférences publiques ou de colloques.
Est-ce une nouvelle forme de pédagogie, quel investissement du professeur, en terme de présence ? Comment faire pour que cela soit valorisé au-delà de la note ?
Oui, c’est une forte implication pour le professeur mais également pour les élèves. Mais ce sont mes thèmes de recherche, c’est donc logique d’y passer du temps.
Côté élèves, ils ont développé des habilités telles que la gestion du temps, la coordination multi-joueurs sur une unité telle qu’un jeu ou une entreprise, l’analyse et la prise de décision. Au fil du temps, dans ce type de jeu, l’analyse prend de plus en plus d’importance par rapport à la fréquence des décisions instantanées. C’est une bonne école.
De nombreux jeux existent sur des thématiques très variées comme KochonLand où jusqu’à 800 000 personnes jouent au quotidien à élever des animaux, à les vendre. Ils ne sont pas tous des éleveurs de cochon ! Mais ils développent la notion de négociation.
Dans ces environnements, j’ai également accompagné des « chefs de guilde » qui dirigent des équipes de plusieurs dizaines de joueurs. Ils avaient tous validé virtuellement en VAE le niveau master 2 de management. En jouant minimum 35 h par semaine et comme pour un chef d’entreprise, ils sont face à des processus de sélection, de formation des équipes pour les faire monter en compétences, de la gestion des ressources, des approvisionnements, de l’analyse stratégique, de la gestion de la motivation des équipes, du débauchage des bons profils chez l’adversaire… Pas évident de mobiliser à trois heures du matin son équipe de 20 personnes pour lancer une attaque qui va durer 5 heures ! Ces joueurs sont tout autant des hommes que des femmes, entre 25 et 35 ans environ, en situation professionnelle, ce ne sont pas des geeks désocialisés ! Il y a donc un niveau d’habilité « Chef de guilde » que je recruterais bien en école, par exemple. Comme beaucoup de nos étudiants s’impliquent dans des associations caritatives ou sportives de haut niveau, je pense que le profil « chef de guilde » dans un CV pourrait faire sens.
Comment doit se faire le retour à la réalité à l’entreprise ?
Tout n’est pas jeu. Ce qui est intéressant, c’est la rupture des rythmes et des pédagogies. Le jeu est un dispositif puissant mais à vocation professionnelle dans notre cas. Le rôle du professeur est essentiel dans la distanciation et le développement du sens critique.
Cela peut fonctionner pour un module technique, de comptabilité, ou de pures connaissances ?
Oui, cela se développe aussi sur le savoir être mais attention à ne pas formater, à ne pas noter le « bon » ou le « mauvais » comportement en la matière. Là encore, l’apport du professeur est là pour contextualiser. Vont-ils, par exemple, pour les chefs de guilde, en parler comme une réalisation dans leur CV ? Comment faire en entreprise pour le valoriser quand on travaille sur World of Warlords ?
Je pense que c’est un élément de distinction par rapport à d’autres écoles. Ils ne seront pas encore capables d’en parler concrètement. Ils mettront « serious games » comme un mot clé important.
Pour faire face à la demande des entreprises pour le management d’équipes virtuelles, je demanderais bien à des chefs de guilde de venir jouer concrètement avec des étudiants.
Quelle est votre actualité pour conclure ?
Nous sommes en train de mettre en place – avec Dominique Steiler – la première étape de la création du jeu « The Mindfull Manager » que nous réalisons nous mêmes avec l’INRS.
Nous souhaitons également créer une salle de serious games à l’école. Et les prochains étudiants du master RH vont créer leur propre jeu…
A visiter…
http://www.ledauphine.com/education/2013/02/02/trois-etudiants-dans-un-bateau-virtuel
Bonjour,
Très originale l’idée de suivre la course virtuelle « de l’intérieur ». La voile tout comme le rugby sont aussi des sports souvent pris en exemple pour en cours de management (cf les nombreux livres sur le sujet). Les étudiants ont-il abordé ce point ? Leur mémoire de fin d’étude est-il disponible ?
Cordialement
Loïc Tournedouet
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