Le blog de Jean-François FIORINA

Rencontre // Universités d’entreprise, nouvelle concurrence pour les business schools ?

Cristol_universite_entrepriseLes universités d’entreprise investissent de manière très innovante le champ de la formation et de la pédagogie. C’est une question à laquelle je suis très sensible comme directeur d’une grande école et initiateur d’une dynamique de réflexion et d’expérimentation autour de l’école du futur. J’ai invité sur mon blog, Denis CRISTOL*, co-auteur avec Eric Mellet, d’un ouvrage très intéressant sur ce thème, « Développer une université d’entreprise : créer un levier de business development ». Pierre Morlière, Président du consortium quaternaire en a rédigé la préface et Pierre-Julien Dubost, Président d’honneur du Comité mondial pour les apprentissages tout au long de la vie  en a rédigé la postface.

Comme le décrit cet ouvrage, les universités d’entreprise sont devenues « des leviers de business development et des outils de métamorphose des entreprises ». Mais comment fonctionnent-elles ? Avec quelles logiques ? Sont-elles complémentaires ou concurrentes de nos formations ?

*Denis CRISTOL, est l’ancien directeur de l’executive education de Novancia (une école de Passerelle), actuellement directeur de l’ingénierie et des dispositifs de formation du CNFPT (Centre National de la Fonction Publique Territoriale).

 

Jean-François FIORINA : pourquoi cette idée d’écrire un livre sur les universités d’entreprise ?

Denis CRISTOL : Cet ouvrage est né d’une rencontre avec Eric Mellet, directeur de la L’Oréal Sales Academy qui a conçu cette université dans laquelle j’ai passé une semaine d’observation. J’ai été fasciné par le processus de développement des compétences des managers des ventes produits professionnels. Du coup, j’ai voulu rendre compte de cette expérience et voir si ces pratiques étaient singulières ou s’il y avait d’autres choses à découvrir.

 

Qu’est-ce qui vous a interpellé ?

Il y avait des managers d’une grande diversité (Etats-Unis, Brésil, Chine…). J’ai été surpris par l’humanité qui se construisait entre ces gens, par rapport à un objet professionnel. Loin des clichés sur les universités entreprises comme lieux de bourrage de mou, d’alignement stratégique ou de diffusion d’une pensée unique pour tout le monde

Cette dynamique faite de diversité, de projets personnels et de pédagogie innovante dépassait de loin les effets d’une simple formation. J’ai voulu vérifier s’il y avait des pratiques similaires dans d’autres universités d’entreprises comme chez Safran, Renault, etc.  J’ai donc pris mon bâton de pèlerin et j’en ai visité une trentaine en observant la façon dont elles évoluaient, et surtout comment elles s’occupaient de leurs commerciaux. Car souvent on reproche aux universités d’entreprise de ne se préoccuper que des top managers.

 

Vous avez confirmé votre hypothèse ?

Oui, j’ai pu observer beaucoup d’intelligence et de pratiques de formations qui comprennent des visées stratégiques, des projets de transformation et d’implication des personnes.

Ce sont des lieux de métamorphose plus que de changements des pratiques. Il y a de fortes dimensions relationnelles par le mélange des publics, des technologiques (création de e-universités) ou d’exposition des managers à des univers inconnus. L’objectif est de provoquer des découvertes, des chocs personnels pas seulement en tant que professionnels.

 

Considérez-vous que ce sont des lieux d’innovation pédagogique
encore plus que dans nos écoles ?

C’est une visée qui est donnée. Il y a effectivement une dimension d’innovation mais les modalités sont différentes. Quand PPR (luxe) organise des learning expeditions. Ils envoient des cadres dirigeants en Afrique avec pour mission d’aider un village, ou à Barbès pour accompagner le lancement de la marque ethnique d’une femme entrepreneur. C’est un aspect peu connu de leur action, l’idée est de mettre des personnes en situation inconnue pour apprendre en groupe. La dimension sociale et collective est ainsi valorisée pour que le groupe trouve une solution.

 

Existe-t-il différents types d’universités d’entreprise ?

Elles sont très différentes d’une université à l’autre. Les campus Véolia sont présents dans plusieurs pays avec amphis, clairières pédagogiques, etc. Ce sont d’importants investissements. Celle de La L’Oréal Sales Academy est itinérante. En 8 ans, elle a formé 8000 cadres dans le monde. Elles s’installent au plus près des personnes et de leurs besoins mais également dans les sièges sociaux pour que les directions générales et leurs membres puissent intervenir facilement.

Le Renault Campus est un exemple extraordinaire. Il a su créer un énorme séminaire destiné à 8000 participants et séquencé par tranche de 350 personnes. Il a accompagné le lancement de la gamme électrique ZE. Un projet conçu pendant 8 mois, en 20 langues, pour qu’en 2 mois, tous les salariés, de la technique au marketing en passant par la vente, participent à cette transformation de la stratégie du groupe. Il y avait beaucoup de fierté d’appartenance. C’était quelque chose d’extrêmement fort. J’ai noté beaucoup d’innovations, des fresques conçues par les participants, l’intégration des tablettes numériques, des tests de véhicules… une alternance de beaucoup de séquences différentes pour que tout le monde porte le projet et le vive collectivement quelque soit sa spécialité.

 

Il s’agit plus d’outils de stratégie que des ressources humaines. En termes d’organisation, à qui sont-elles rattachées ?

Souvent aux directions générales, avec comme responsable un cadre de haut niveau, quelqu’un de sérieux, type directeur administratif et financier, pas toujours un pédagogue, pour ne pas que l’université soit considérée comme la « danseuse » de la direction générale. Chez JC Decaux, l’université des commerciaux est gérée par le directeur commercial. C’est donc un outil de développement opérationnel de la politique commerciale de l’entreprise. Il y a un lien étroit entre l’acte managérial et l’acte pédagogique, c’est un thème fort du livre.

 

Reste-t-il de la place pour le service formation ?

Il reste, bien sûr, une place pour le service formation mais de mon point de vue, il y a deux cas de figures : soit il se contente d’une gestion comptable et de l’optimisation de la logistique ; soit il évolue vers des compétences de développeurs d’apprentissage, en s’intéressant aux résultats de la formation plus qu’au suivi des engagements de moyens qui ne captivent, d’ailleurs, pas beaucoup les directions générales. Elles veulent un retour sur les attentes des participants par rapport aux investissements.


Les universités d’entreprise font-elles un complexe académique vis-à-vis des grandes écoles ou
des universités ?

Certaines universités d’entreprise ne trouvent pas le spécialiste voulu dans le monde académique. J’ai cet exemple en tête de la recherche inaboutie d’un expert du câble. Ce manque est ressenti à la fois sur des besoins techniques que de management.

Les universités d’entreprise se rapprochent du monde académique si elles ont besoin de labels pour renforcer l’effet d’appartenance ou pour envoyer des signaux de carrière aux salariés. S’ils veulent un label opérationnel, elles vont plutôt rechercher le bon professeur.

Je n’ai pas senti de complexe vis-à-vis de l’enseignement supérieur. Les universités d’entreprises ne se sont pas positionnées dans le même champ.

 

Dans l’université d’entreprise, on est dans le collectif, le message d’entreprise. La grande école vise le diplôme, le développement de l’individu et d’un parcours.

Ce n’est pas antinomique mais complémentaire à mon sens.

 

D’où viennent les professeurs des universités d’entreprise ?

Plusieurs origines possibles.

Chez Nexans, les cadres doivent consacrer un certain nombre de jours de formation à l’université d’entreprise. Une petite équipe de concepteurs interne et/ou externe monte les projets, conçoit les contenus et leur structure puis recherche les expertises dans les forces vives de l’entreprise qui doivent, ensuite, les mettre en musique.

D’autres universités comme celle d’Alcatel ont un corps permanent de formateurs internes pour les personnels de l’entreprise mais également pour leurs clients.

Chez ADP-GSI Sales Academy, la formule est originale, elle imbrique la formation dans les actes professionnels telle qu’une réunion d’objectifs. Si un point dur apparaît, le formateur interne qui est présent lors de la réunion, anime, dans la foulée, une formation d’une ou deux heures pour répondre tout de suite au problème.

 

Y a-t-il des universités d’entreprise strictement numériques ?

C’est encore un peu nouveau. Mais Chez Orange, il y a une communauté d’apprentissage en ligne. Ils vont faciliter le regroupement, l’animation de ces communautés pour développer l’apprentissage de pair à pair. Chez PSA des programmes de e-learning sont développés. Ils s’appuient sur des programmes de Learning management system.

Il existe aussi des serious games, c’est le cas chez Renault avec Ultimate sales manager qui propose un entraînement de la gestion d’une concessionnaire automobile. Le jeu est expliqué en présentiel puis les stagiaires peuvent le réutiliser chez eux pour améliorer leurs résultats. Certains pays se sont emparés du processus en créant un challenge entre leurs commerciaux avec incentives à la clé.

Il y a donc trois cas de figures :

– le LMS ou Learning management system, il s’agit d’une pédagogie classique de diffusion de savoirs en masse sauf que tout est reporté à distance, la plateforme gérant les contenus,

– le serious game type Renault, ou le 2.0 et ses communautés d’apprenants.

– les apprentissages libres. Chacun a aujourd’hui la liberté de puiser sur internet

 

Avez-vous abordé la question du coût d’une université d’entreprise ?

Non, je n’ai pas exploré cette question. Mais il y a forcément de grandes différences entre le dispositif des campus Veolia en France et dans le monde qui représente des investissements matériels lourds, et celui de Nexans où les ressources en interne sont fortement mobilisées. Les coûts affichés sont moindres mais la masse salariale est forcément importante.

 

Y a-t-il un engagement de certification, de labellisation, d’accréditation ?

Oui, Matrix Sales University est, par exemple, certifiée ISO, d’autres vont faire de l’accréditation de compétences comme des passages obligés qui permettront aux commerciaux, par exemple, de se présenter devant leurs clients. Certaines rentrent dans la logique de Clips EFMD comme Allianz.

 

Leur principal challenge ?

Un des challenges les plus importants sera celui de développer des organisations apprenantes, une intelligence collective. Avec pour objectif de développer de l’agilité sur les marchés et leur business. C’est également un outil d’attractivité et de  rétention des talents. Elles vont vers le développement de compétences individuelles et collectives et le désir d’apprendre pour répondre au besoin de développer des managers coaches.

Une entreprise qui propose à ses salariés de les former en permanence, c’est un plus valorisé sur le CV et pour l’évolution de carrière.

 

Préparez-vous un autre livre ?

Oui, sur les enseignements et approches à l’ère numérique. Les pratiques pédagogiques sont en complète mutation. Les écoles et organismes de formation ne peuvent passer à côté du fait, qu’aujourd’hui, toutes les informations sont disponibles d’un clic. Tout le monde peut aller les chercher, avec plus ou moins de bonheur certes, mais sans que l’entreprise ne maîtrise le processus.

Il y a une transformation radicale dans notre rapport aux savoirs avec le risque de rester focalisé sur le passé alors que nous avons besoin de rendre fluides les processus de formation.

 

Les universités d’entreprise ont pris de l’avance sur les établissements du supérieur en matière de numérisation des enseignements qu’elles ont produits. C’est une nécessité opérationnelle, facilitée par le développement des technologies. Dans les grandes écoles et les universités, les professeurs enseignent ce qu’ils ont créé au fil du temps. Il peut y avoir un décalage dans un monde qui va très vite.

Certaines universités d’entreprise sont effectivement très fortes. Ce que fait Eric Mellet à la L’Oréal Sales Academy, est remarquable. C’est, à la fois, un campus en ligne, des communautés de stagiaires, des outils de diffusion pour chaque pays… C’est un véritable système d’appartenance créé par L’Oréal qui diffuse dans des cultures très différentes.

 

Par ailleurs, on a l’impression que dans l’entreprise, c’est la culture de la tablette qui a pris le pouvoir, sur celle du PC ?

C’est possible. Il y a également un chiffre dont il faut tenir compte : les salariés qui utilisent le PC au travail sont 54 % tandis que 80% des Français ont un ordinateur à la maison… Et beaucoup disposent sur leur smartphone, d’un accès universel aux informations, d’un GPS, d’un accès à un réseau social…

Les contenus via différents médias sont désormais disponibles mais le plus important c’est d’aider les individus et, en l’occurrence, les apprenants, à les répertorier, les classer, les utiliser… L’objectif est de rendre les stagiaires autonomes. A propos de mon métier d’ingénierie de la formation, j’ai accès à 100 vidéos sur ce thème. Où est donc ma valeur ajoutée ? En ajouter une 101ème ? Non, c’est une posture de facilitateur, d’accompagnateur, d’appui à la construction de parcours d’apprenants autonomes qui est le plus important.

J’ai également remarqué que les salariés étaient très sensibles aux valeurs sociétales et environnementales de leurs entreprises. Il faut que les valeurs de l’entreprise soient en cohérence avec les valeurs qu’ils défendent. Ils veulent les vivre de manière concrète, en proximité et non en théorie.

 

C’est encore plus vrai avec la génération Y…

Pour revenir sur nos complémentarités, je dirais  que le temps de fabrication d’un professeur est long. Ceux qui arrivent à maturité aujourd’hui et ne sont pas forcément nés dans le numérique.  Et leurs enseignements peuvent être remis en cause en direct, en les vérifiant instantanément avec un smartphone. C’est effectivement un énorme challenge en tant que directeur d’école de vivre cette situation inédite. Notre valeur ajoutée est d’apporter des services que ne proposent pas les universités d’entreprise.

Nos missions, ce sont de rendre opérationnels tout de suite sur un métier nos étudiants. Mais aussi qu’ils soient capables d’évoluer dans différents domaines au cours de leur vie et, surtout, depuis 10 ans avec la crise, de leur apprendre à faire face à des situations inconnues par de la méthode, des réflexions, de la culture générale.

 

Je vous remercie pour cet entretien.

 

Commentaires (14)

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  3. Pierre Morlière

    Oui, Jean-Francçois, la problématique de concurrence entre Universités d’Entreprises et Grandes Ecoles est tout à fait intéressante, car elle permet de mieux cerner les objectifs poursuivis dans les deux cas, là où pour une large part des compétences et moyens urilisés sont largement comparables. Les Universités d’Entreprises ont pour objectif premier de servir la stratégie de l’entreprise d’une part en étant le laboratoire d’identification, de partage et d’appropriation des savoirs produits par l’entreprise à travers des communautés de pratiques, d’autre part en « projetant » dans le métier de chacun le « strategic intent ». Les Grandes Ecoles ont un objectif tout autre puisqu’il s’agit de permettre à chaque élève de s’approprier les pratiques managériales à partir de savoirs universels et d’en certifier la bonne acquisition. De la différence des objectifs propres poursuivis découlent des caractéristiques spécifiques sensiblement divergentes dès lors qu’on zoom sur les modalités opérationnelles des unes et des autres.

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