Cécile D., professeure de collège en Isère partage son service entre deux établissements. L’un se situe dans une grande agglomération, l’autre dans un centre-bourg à la campagne. Premier portrait sensible de professeurs – authentique et sans compromis – que je lance sur mon blog.
– Jean-François Fiorina : qu’est-ce qui fait qu’on a envie d’être prof de collège en 2014 ?
Cécile D. : pour ma part, c’est l’expérience. Je n’avais pas du tout prévu de devenir enseignante même si j’étais dans des études littéraires, ce qui n’est pas non plus complètement aux antipodes. J’étais étudiante et une amie qui était vacataire m’a proposé de reprendre sa vacation qu’elle quittait. En fait, j’ai aimé ça donc je suis restée, j’ai continué mes études de lettres jusqu’au CAPES.
⁃ En ce moment, il y a pas mal de réformes sur la formation des enseignants, de votre point de vue c’est plutôt une bonne chose, une mauvaise chose ?
Pour ma part, ce qui manque vraiment à l’heure actuelle dans les formations, c’est que nous passons un concours qui est purement théorique sans être à aucun moment évalué sur notre faculté à vraiment enseigner. C’était un peu ma frustration en études, de remarquer des camarades qui pouvaient être très brillants du point de vue du savoir et les voir en échec absolu dans leurs stages passés avant le concours, ce qui était difficile pour eux. Mais c’était des gens qui n’étaient pas dans un discours d’enseignement, de plaisir d’enseigner, c’était même une torture pour certains. Et après, les voir réussir le concours… Pour moi il manque vraiment cet aspect pratique.
Évidemment, j’aime aussi beaucoup intellectuellement la littérature, je me suis fait plaisir en passant le concours. L’aspect plus pratique, c’est ce que les réformes sont en train de prendre en compte. Maintenant c’est un master professionnalisant, on aura des étudiants qui auront forcément eu des classes en charge mais ça ne sera pas pris en compte dans le concours lui même : il n’y a pas d’épreuve où on voit le candidat en situation, où on peut avoir un regard sur cette faculté à être devant une classe où il faut dissocier la possession du savoir et sa faculté à le transmettre.
⁃ Donc cela vous a plus au fur et à mesure, est-ce que six ans plus tard vous regrettez ? Qu’est-ce qui vous passionne chaque jour, qui fait que vous avez, chaque fois, plaisir à vous retrouver dans une classe ?
Fondamentalement, c’est déjà la relation aux élèves. J’aime la vie avec un groupe classe, j’aime voir des identités, il y a un lien qui se crée avec eux. J’aime, quand on a trente personnes en face de nous, savoir que, au fil de l’année, je n’aurai plus un groupe de trente élèves mais une fois trente élèves. Apprendre à les connaître, créer une complicité avec chacun d’eux autour du savoir. Et puis d’une année à l’autre, il y a une très grande diversité. L’année commence en septembre, se termine en juin mais on sait que ça va être d’une grande diversité, que chaque cours va amener son lot de surprises. L’idée d’être dans quelque chose qui est très ritualisé et dans lequel chacun est en même temps fondamentalement différent, ça me plaît. J’aime transmettre des textes que j’aime beaucoup et l’idée que je vais, si possible, toucher leur sensibilité. C’est cette dimension aussi : générer une discussion avec les élèves, à partir de quelque chose qui m’intéresse et m’a marquée personnellement. Les voir réfléchir et se remettre en question sur un sujet.
⁃ Vous enseignez dans quelles classes ?
De la cinquième à la troisième cette année.
Je déteste le programme de cinquième mais l’effort c’est d’arriver à transmettre quelque chose que je n’apprécie pas, sans qu’ils meurent d’ennui au passage. C’est aussi ma relation avec eux qui change, comment dans ce groupe classe, où je partage l’idée que le programme n’est pas forcement attrayant, on va réussir à construire quelque chose qui ait du sens malgré tout. Même si cela m’arrive de leur dire « ça je n’aime pas beaucoup, on va essayer de le rendre plus divertissant ». En cinquième, nous avons des plus petits, qui sont très soucieux de comment il faut souligner les titres, est ce qu’il faut mettre des couleurs… Je les trouve encore beaucoup dans l’enfance et ce qui m’amuse justement dans ma façon d’aborder les choses c’est que, même si j’ai des enfants en face de moi, on va essayer d’aller vers quelque chose d’intellectuellement exigeant et de voir des plus jeunes se « bagarrer » avec un texte. En cinquième, on est encore dans une posture de classe proche du primaire où tout est très institutionnalisé : le prof, les carreaux, la présentation…
Pour le moment, je touche du bois, la question du respect ne s’est jamais posée, j’ai réussi avec mes classes à arriver vers quelque chose que je sens respectueux. En quatrième, on voit vraiment le changement, quand ils arrivent, ce sont des enfants et, lorsqu’ils quittent la quatrième, physiquement on sent une vraie évolution.
Je sais que certains de mes collègues détestent ce niveau, c’est pour cela d’ailleurs que j’ai des classes de quatrième, chaque année, parce que les jeunes profs récupèrent ce que les plus anciens ne veulent pas. Moi j’aime beaucoup les voir arriver tout petits, plein d’inquiétudes et, physiquement, quitter cet état. Dans la troisième, ce que j’aime, c’est cette passation entre collège et préparation au lycée. Du coup, je peux aborder la littérature. Dans ma discipline, on sent beaucoup cette évolution. Au collège, plus que l’étude des Lettres, il s’agit d’un enseignement du français : la langue, la grammaire… Et la littérature, c’est ce que j’aime, en troisième, on a cette vraie possibilité d’aller vers une analyse de texte plus fouillée.
⁃ A l’ère d’Internet avoir des cours de français, d’analyse de textes, est-ce utile ?
Pour moi, l’utilité de l’enseignement, est une grande question. J’y pense souvent quand je fais travailler des enfants en aide aux devoirs : je vois tout ce qu’ils apprennent et tout ce que je n’ai pas retenu de ma scolarité ! Pour me rassurer, j’ai questionné des gens autour de moi et je pense que c’est identique, que ce soit pour le programme d’Histoire, de Géographie… Quand on voit la densité d’informations qu’on leur demande d’ingérer, le sens de l’utilité est là : que va-t-il rester ? Pour moi, c’est une rencontre avec un enseignant et des moments marquants de réflexions, de réflexions existentielles, je pense : pourquoi le français ? Parce que la Littérature est constituée d’auteurs marquants qui ont vécu avant nous, qui se sont posés les mêmes questions que nous et qui nous aident à y répondre ou à mieux les vivre.
Ce qui est fondamental c’est que nous allons vivre un an avec des élèves. Je place toujours une réflexion plus distanciée : on est sur Terre, qu’est-ce que humainement on est en train de faire ensemble ? Ce qui m’intéresse, c’est qu’ils partent de mon cours avec de la réflexion, du sens… C’est leur faire travailler des textes qui défendent des valeurs humanistes. Ce que je veux, c’est qu’ils quittent ce cours de français, plus qu’avec des règles d’orthographe – même si c’est très important – avec humainement l’idée qu’ils ont grandi, qu’ils savent aller trouver des réponses dans les textes. Et du coup Internet, de ce point de vue, ne dessert pas l’étude de textes mais est un outil qui va permettre de s’ouvrir.
⁃ Vous évoquiez l’orthographe, c’est important ou pas ?
C’est un élément important qui en même temps est très problématique parce que tout le monde s’enflamme et se désole sur le niveau d’orthographe qui se délite. Pour mes élèves, je le note aussi mais comment leur faire acquérir une maîtrise de l’orthographe ? C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse et qui m’anime aussi en temps que prof, c’est compliqué. C’est important, on sait que socialement à l’issue de Bac, c’est un critère important, pour une lettre de motivation par exemple. Cela peut être discriminant. Si le cours de français doit apprendre quelque chose d’utile, puisque vous parliez d’utilité tout à l’heure, l’orthographe, ça leur sera effectivement utile. Je vais plutôt préférer donner du sens à une étude de texte que passer l’année sur une règle d’orthographe. Pour moi la priorité est donnée à la faculté de réflexion, l’orthographe est un élément important dans lequel je dois les aider mais j’ai un peu de mal à savoir comment bien les aider. En un an, c’est compliqué et avec quelque chose qui est très mathématique, du par cœur en fait. Cela demande un vrai questionnement de la part du prof et une façon un peu nouvelle d’aborder les choses.
⁃ Je suis d’accord avec vous c’est vrai, c’est discriminant, même avec un correcteur d’orthographe, il faut déjà avoir de bonnes connaissances en orthographe. Et puis ce qu’on évoquait, le numérique, dans tout ce qui est recherches sur bases de données Google ou autres sites d’information, une faute d’orthographe peut avoir des conséquences terribles…
Vos auteurs favoris ?
Albert Camus, j’aime bien Voltaire, Robert Desnos. Camus, c’est fondamentalement l’auteur qui me marque le plus. C’est assez hétéroclite, j’aime bien Proust aussi. Je lis beaucoup de théâtre. Après, il y a des auteurs dont je vais beaucoup aimer une œuvre et d’autres que je vais moins apprécier.
⁃ Pourquoi Camus ?
C’est toujours cette quête de sens. Pour moi, c’est lui qui répond à la question de savoir ce qu’on fait là.
⁃ Quand on parle des profs, les réponses sont souvent très binaires du point de vue de la charge de travail. Vous, comment construisez-vous un cours et quelle est votre charge de travail hebdomadaire ?
Quand j’étais étudiante et que je faisais cours ponctuellement, j’étais frappée par la fatigue de mes collègues. Je me disais que, quand je serais prof, jamais de la vie je me dirais « Bientôt les vacances ! », j’étais perturbée par cette plainte qu’on entend dans beaucoup de salles des profs. Pour moi l’énergie, elle est dans la classe.
Maintenant que je suis de l’autre côté du concours, c’est une lutte permanente contre ce stéréotype parce que je sais que vais avoir droit à cette remarque selon laquelle je ne fais rien. J’y ai droit très régulièrement. On ne fait que 18 heures en classe et les gens résument toute notre activité à cela. Je ne pensais pas que cela m’atteindrait mais de voir que c’est à ce point répétitif et haineux à notre égard, c’est assez difficile à gérer. D’autant que cette année, et depuis que j’ai mon concours, j’ai l’impression d’avoir une masse de travail parce que je veux bien faire les choses et que ça me passionne. Je pourrais très bien reprendre les mêmes cours d’une année à l’autre mais j’ai besoin d’inventer, de développer… Donc j’y passe un temps phénoménal. Il y a aussi l’aspect d’être sur deux établissements à 70 km l’un de l’autre. Je pars le matin à six heures et je reviens le soir à 19 heures. Il y a déjà cette contrainte horaire qui fait que je ne fais pas 18 heures dans la semaine parce que je me déplace beaucoup. Ensuite, il y a la correction des copies. Je ne veux pas faire un discours de prof fatigué, ce n’est pas du tout l’idée, j’aime mon métier, j’ai grand plaisir à travailler. Ces 18 heures sont la recharge de mon énergie mais je pense que les gens qui ne sont pas enseignants ne maîtrisent pas à quel point derrière la préparation d’un cours il y a un travail infini.
⁃ Le prof, c’est un individualiste ou un travailleur en équipe ?
Comme partout, il y a de tout. Je connais des collègues très individualistes-très compétents, des collègues qui travaillent en groupe et qui sont très compétents, d’autres individualistes-incompétents et des collègues qui travaillent en groupe par paresse.
⁃ Quelles sont les aspirations de vos élèves aujourd’hui?
Je trouve qu’être élève aujourd’hui ce n’est pas plus dur qu’à l’époque mais on leur demande quand même quelque chose de très compliqué. En étant en formation en même temps que mes élèves en cours, j’ai remarqué qu’on leur demande des choses qu’on ne sait nous mêmes plus faire en tant qu’adultes. Tous, si on nous remettait dans une salle de classe huit heures dans la journée à faire des Maths, de l’Histoire puis après de l’EPS pour retourner en Français et partir en Physique-Chimie, on ne serait pas beaucoup à pouvoir le faire sans bavarder, avoir besoin de prendre un chewing-gum, regarder son téléphone… Je trouve que c’est compliqué pour eux et cela m’autorise une certaine tolérance dans mon cours. Ce n’est pas l’anarchie non plus, mais j’ai une tolérance par rapport au temps. C’est à dire qu’il y a des temps de travail où il faut être concentré où là, je veux une attention serrée et puis d’autres supportent un certain relâchement, où ils peuvent discuter et récupérer l’énergie. Leurs aspirations ? Je pense qu’ils ont du mal à cerner à quoi sert ce qu’on étudie. Je ne pense pas que ce soit propre à cette génération.
⁃ Le prof doit-il le justifier en permanence ?
Moi je leur justifie. Ils ne me le demandent pas mais je ressens le besoin de faire du lien, d’expliquer à quoi va leur servir l’école.
⁃ Est-ce qu’ils sont stressés et inquiets ?
Pas tous. On sent des élèves très stressés, très inquiets. Il y a des parents qui sont très exigeants qui vont placer une pression sur l’enfant. Il y a d’autres enfants qui se mettent une pression d’eux mêmes, par rapport à la classe, de savoir qu’on va être évalué… Et puis d’autres élèves qui se sont emparés de leur scolarité et qui ont compris pourquoi ils étaient là et d’autres encore qui sont à l’abandon et qui ont du mal à donner du sens à pourquoi ils doivent passer quatre ans de collège et peut être trois ans de lycée. Pour faire quoi derrière ? Il y a un lien à faire, on est plusieurs collègues à y réfléchir. Comment réfléchir une orientation et comment arriver à faire que le collège ne soit pas complètement coupé du projet qu’ils auraient ? Même si ils ne savent pas forcément au collège le métier qu’ils feront plus tard, j’en suis la preuve vivante.
⁃ Vous semblez avoir beaucoup d’échanges avec eux, par rapport au monde qui les entoure, sont-ils heureux ?
Encore une fois, j’ai des échantillons très représentatifs de la société. C’est à dire des élèves en mal profond, qui sont en détresse. Là, mon rôle c’est d’écouter et de mettre en place le suivi. D’autres élèves que je sens profondément heureux de vivre, d’autres élèves qui sont profondément heureux de vivre dès que la cloche a sonné ! Sociologiquement, on voit déjà des profils se dessiner, du point de vue de la personnalité aussi. De passer d’un groupe classe à trente individus comme je le disais tout à l’heure, c’est ça aussi qui se dessine. Voir les mélancoliques, les dépressifs, les heureux…
⁃ Vous avez évoqué les tableaux numériques. Qu’est-ce que c’est, des projets établissements ou plutôt une démarche de l’enseignant pour améliorer l’efficacité pédagogique de son cours ?
Dans l’un de mes collèges, c’est une décision du directeur. Du jour au lendemain, on est passé de la craie au tableau numérique, sans formation. C’était assez risible du coup, il y a des collègues qui ont écrit au Velleda sur le tableau. La formation a fini par venir mais c’était tout de même un peu complexe. De ce projet d’établissement, émanent plusieurs cas de figure : l’idée qu’on peut lancer un tableau blanc et se mettre à écrire sur le tableau numérique et ça n’apporte rien de plus que le tableau normal. Ça pose aussi la question à chaque enseignant : j’ai cette possibilité, comment est-ce que je vais l’utiliser ? Moi je n’ai pas encore de réponse, c’est le début. Ça me demande de me former, de réfléchir à ce que je peux en faire. Sachant que ça ouvre une infinité de possibilités et en même temps il faut savoir ce que je vais leur apporter. Si je fais un cours avec un support numérique plutôt qu’un cours papier, pourquoi est-ce que je le fais et qu’est-ce qui va rester derrière ?
⁃ Et l’heure de cours reste incompressible donc ça suppose soit encore plus de travail de la part de l’élève soit plus de culture générale pour être capable de suivre.
Ça, et puis un esprit critique par rapport à ce qu’on va y trouver. Parce que, du coup, le réflexe Internet prédomine avec la facilité du « copier coller ».
⁃ Justement comment faites-vous par rapport au « copier coller » ?
J’ai un « 6ème sens »… Je corrige avec l’iPhone à côté de moi et au niveau collège, c’est facile de s’en rendre compte. J’aurais peut être du mal à la fac mais au collège, ils ne nous trompent plus.
⁃ Quand vous les prenez sur le fait, comment est-ce perçu ? De l’injustice ? Quelle est leur réaction ?
Je mets en place un scénario pour les punir… Par exemple, cet élève qui m’avait fait une lettre en alexandrins alors qu’elle ne devait pas être écrite en alexandrins. C’était déjà un peu suspect. Du coup, j’ai fait croire à la classe que sa lettre avait été sélectionnée pour un concours de poètes à Paris et que j’avais prévenu le directeur et ses parents, la classe l’a félicité et l’a applaudi. Je pensais qu’il allait être gêné, qu’il allait présenter ses excuses… Et en fait non, il m’a dit qu’il était très content. J’étais un peu étonnée, alors je lui ai dit que c’était quand même pendant les vacances scolaires et il m’a dit que ça ne le dérangeait pas. C’était en début d’année, je lui ai dit que c’était formidable, que j’étais très émue de découvrir un talent comme ça… Et puis il est rentré dans le jeu. Je lui ai demandé si cela ne lui posait vraiment pas de problèmes, qu’il allait présenter son poème à l’assemblée et que pour la deuxième épreuve, il rédigerait un second poème. Ne revenant pas là-dessus, je lui ai dit « J’ai quand même un tout petit problème avant de t’emmener soutenir ce poème… », et j’ai allumé le tableau numérique où j’avais préparé son poème en ligne « … Il est déjà publié en fait, tu n’étais pas au courant que tu étais publié ? ». Il a joué la surprise, il m’a dit que ça devait être sa mère… Donc j’ai interrompu, on n’allait quand même pas passer l’heure sur lui et à la fin du cours, il est venu avouer qu’il avait copié collé de lui même ce poème. Du coup le lendemain, je lui ai donné une poésie d’Eluard qui s’appelle Poésie ininterrompue, qui est très longue et qui est dédiée à « ceux qui ne comprendront pas ces vers et qui ne les aimeront pas ». Je trouvais que c’était très à propos pour lui, je lui ai dit qu’il allait copier sans coller et qu’à mon avis, ça lui passerait l’envie de copier coller.
⁃ Et il vous en veut ?
Non, je n’ai pas l’impression… C’était très théâtral. J’aurais pu lui mettre une colle, c’était plus classique et c’est ce à quoi il s’attendait. Il pensait qu’il allait avoir zéro et une colle. Cela peut paraître un peu violent mais j’ai pris le temps de discuter avec lui, d’apaiser un peu le conflit. J’essaie toujours dans mes sanctions d’être dans ce lien à l’élève et de créer quelque chose d’individualisé. Parce que la colle c’est trop facile, on se décharge. C’est ma façon de faire, quelque chose de réactif.
⁃ Au delà de cet incident, quelle est la relation avec les parents ?
Je n’ai pas à me plaindre, j’essaye de faire en sorte que si il y a conflit avec un élève, je l’apaise. Je ne peux pas rester en conflit avec un élève et je sais à quel moment ce que je vais faire va lui poser un problème. Il faut accompagner une mauvaise note par un long commentaire, par exemple. J’ai besoin de déconstruire le conflit tout de suite avec l’élève, ce qui fait que je désamorce le mécontentement des parents. Pour le moment, j’ai eu des classes qui étaient dans le respect à mon égard et qui comprenaient où je voulais les emmener, du coup je n’ai pas été la cible des parents. En même temps, par exemple, là une mère a écrit un mot en s’adressant à la directrice adjointe de l’établissement où je travaille pour dire que je ne faisais pas assez de dictées et que c’était scandaleux à l’heure actuelle, que je devais en faire plus, est-ce que je respectais bien les programmes, est-ce que je méritais d’être prof de français… On nous demande parfois de nous justifier et c’est un peu désagréable parce que je ne leur donne pas de conseils sur la façon de gérer leur métier. Tout le monde a un droit de regard sur la façon de faire qu’a le prof parce qu’il est en charge de ses élèves, ce n’est pas toujours évident.
⁃ Le défi d’un prof de français de collège dans les années à venir ?
Arriver à faire aimer lire. Est-ce que le livre va encore exister ? L’écriture, ils la feront dans des cas très pratiques mais on ne leur demande pas de devenir écrivains. La lecture, c’est un acquis pour toute une vie. Faire aimer la littérature, c’est arriver à faire exister encore cette discipline alors qu’il va y avoir plein de façons de se cultiver, de réfléchir, de lire, d’autres tentations qui ne seront pas forcément dans notre cours. Le défi, c’est d’arriver à faire durer nos auteurs, cette réflexion littéraire et la place qu’elle peut jouer à l’heure du numérique. Là, je présente le numérique comme un conflit mais le défi c’est aussi d’arriver à les concilier. Ce n’est pas que le numérique va nous manger, il faut se demander comment on peut faire en sorte que le numérique serve nos cours et nous aide. Dans cette orthographe, par exemple, dont on parlait tout à l’heure, il y a plein de possibilités : on peut créer une BD avec les règles d’orthographe et la mettre en ligne… Il y a beaucoup d’outils qui sont en train de se développer. On doit être dans une exigence vis à vis de nous mêmes pour ne plus faire le cours avec la craie et le tableau noir.
⁃ Quel message voudriez faire passer au nouveau ministre de l’Éducation ?
Plus d’argent ? Non, je ne suis pas du tout vénale mais c’est davantage une question de reconnaissance. Au risque de parler comme une vieille, à l’époque de mes grands parents, enseignant, c’était un métier qui avait un peu de valeur aux yeux des gens. Les parents, je ne les trouve pas désagréables mais il y a quand même un regard posé sur le prof que je trouve difficile à vivre et cela passe aussi par la paye. Aujourd’hui, on est recrutés à Bac +5 et la paye que j’ai personnellement à Bac +5, est loin de celle de mes amis travaillant dans le secteur privé à diplôme équivalent. Je n’ai pas une paye d’ouvrière, je ne dis pas que j’ai une petite paye mais par rapport à ce qu’on m’a demandé d’apprendre et au métier que j’ai, il y a un problème de reconnaissance et intellectuelle et financière.
⁃ Je vous ai beaucoup questionné, est-ce que vous avez des interrogations sur une école de management, sa pédagogie ?
J’ai vu que vous étiez d’abord dans la banque si j’ai bien compris. Comment est-ce qu’on passe de la banque à des responsabilités dans une grande école ?
⁃ J’ai toujours voulu enseigner. Notamment avant le Bac, j’étais escrimeur et j’ai passé mon diplôme de moniteur d’escrime. Je me suis toujours dit que à côté j’enseignerai. Puis je suis rentré dans la banque. Très rapidement je me suis aperçu que la journée d’enseignement que je faisais, en parallèle, était géniale par rapport à celle de banquier. J’ai donc basculé dans le monde de l’éducation, d’abord grâce à un cabinet conseil. Je suis intervenu sur différents publics en France et à l’étranger. J’enseignais tout ce qui est international et marketing.
Puis Internet est arrivé, je me suis dit que tout allait changer notamment pour des publicités, pour une même info publiée de manières différentes. C’est un outil de démultiplication fantastique. J’ai donc intégré une ESC à Amiens qui avait basé son projet sur cette question. J’y suis resté quatre ans et, ensuite, j’ai eu l’opportunité de venir à Grenoble. Malheureusement je fais de moins en moins d’enseignement, quasiment plus. Quand je vois toutes les perspectives qui sont offertes à la pédagogie, sur des soutenances de stages (des étudiants peuvent les faire sous forme de pièces de théâtre)… On rentre dans des éléments qui sont fantastiques, qui amènent à redéfinir le métier de prof. Nos enseignants peuvent être à l’heure actuelle traumatisés dans un cours parce que l’étudiant pense savoir plus de choses en arrivant. Certains enseignants peuvent être mis en défaut. Donc il y a beaucoup de changements. Je suis d’accord avec vous, il y a malheureusement dans la formation un manque de prise en compte de la partie pédagogique. Tous ces nouveaux outils font que celui qui aura la fibre pédagogique sera fabuleux, celui qui ne l’a pas va être totalement perdu parce qu’il faut scénariser son cours. Je compare le prof du futur au rédacteur en chef du journal de 20 heures : il a une demi-heure pour faire passer différents messages. Il faut organiser, il faut cadencer, il faut évaluer également. Il y a un passage d’une logique de connaissances à une logique de compétences. Donc ce sont des chantiers fabuleux.
Ça me fait penser au maître ignorant. C’est la question de savoir ce que j’apporte à l’élève, quel est le rôle de l’enseignant alors qu’Internet pourrait nous remplacer ? Nous n’avons pas la connaissance absolue et Jacques Rancière répond à cela dans cette histoire du maître ignorant.
⁃ L’une de mes conclusions à propos de l’école du futur c’est de dire que ce sera le grand retour de la pédagogie et que le prof devra organiser, vérifier, titiller… Un peu comme un coach sportif qui accompagne, aide à prendre du recul.
Et vous souhaitez qu’ils repartent avec quel bagage de votre établissement ?
⁃ La liberté. La possibilité d’être libre tout le temps, d’être heureux, d’avoir la liberté de choix. Dans une école de commerce, à Grenoble spécialement, on ne forme pas les étudiants dans un type de métier précis. Il y a quasiment autant de métiers qu’il y a d’étudiants : être le nouveau Bill Gates, devenir prof, travailler dans une ONG, il faut qu’ils se disent qu’ils on fait le bon choix, que l’école les a aidés et qu’ils ont la liberté d’être curieux, de pouvoir évoluer.
Il y a énormément de choses qui sont en train de bouger comme l’Internet. Ils l’utilisent vraiment comme outil et parfois de manière un petit peu anarchique. Les plus jeunes sont peut-être moins structurés.
Ils en savent beaucoup plus que nous, ils sont plus à l’aise sur l’ordinateur que la plupart des profs. Par rapport au tableau numérique, par exemple, il n’y a pas encore de fossé entre eux et moi, mais j’ai des collègues qui ne savent pas l’allumer. La recherche a un côté intuitif chez eux. Après c’est vrai que sur le savoir, il maîtrisent plusieurs points mais jamais de manière très approfondie. On ne les guide à aucun moment dans le « comment » gérer Internet, c’est pour ça que je les encourage à aller sur la toile pour trouver des sources, tout le savoir ne peut pas venir d’eux, mais je leur dis de citer leurs sources.
⁃ L’énorme souci c’est qu’ils ne savent pas forcement l’utiliser. Le « copier coller » c’est un très bon exemple, si on peut les habituer à citer leurs sources dès le primaire, au moins ils comprendront plus tard. La tendance en France est plus d’apporter du contenu que de la méthodologie.
L’autre point est que, d’après moi, le futur de l’école c’est paradoxalement la culture générale. Pas forcément de citer Platon dans le texte… Parce qu’ils vont rencontrer des situations totalement nouvelles que l’on n’imagine même pas et ils devront se rappeler « ma prof m’a parlé de Camus et par rapport à cette situation, il y a tel élément ». C’est trouver des réponses et c’est là que ce n’est pas évident parce qu’il y a beaucoup de discrimination entre les familles qui sont capables d’amener de la discussion sur tous ces outils, entre autres.
Oui, c’est compliqué. Ce qu’on disait aussi tout à l’heure à propos du savoir : qu’est-ce qu’il en reste finalement ? Ils seraient censés sortir de l’école très cultivés et il y a des élèves qui ont du mal à s’imprégner de ces savoirs. Justement entre mon collège « à la campagne » et celui de centre ville, il y a des différences sensibles. Celui qui est à proximité des centres culturels fait que de toute façon, ils vont aller au musée ou au théâtre avec leurs profs. L’autre n’est pas non plus un village de deux habitants mais il n’y a pas cette curiosité intellectuelle et culturelle parce qu’il n’y a pas de structures proches. Par rapport à l’épreuve d’Histoire des Arts en fin d’année, je leur ai dit qu’il fallait qu’ils aient cette curiosité, ce qui est un peu ironique parce qu’on sait très bien qu’on juge des familles. Juger un élève sur sa culture artistique en fin de troisième, c’est juger, certes, ce qu’il a appris de l’enseignement, mais aussi une famille. Il n’y a pas de mystère : ceux qui réussissent très bien, il y a généralement une famille derrière. Du coup, comment arriver à rendre curieux ces enfants qui me répondent qu’ils ne vont jamais aller au théâtre de leur vie ?
Entretien réalisé le 2 avril 2014.
Etant jeune prof moi-même (mais de SES), cet entretien m’a bien intéressé et fait écho à des préoccupations que j’ai également.
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