À l’occasion de la parution de son dernier livre, « Le tsunami numérique » (Ed. Stock), je me suis entretenu avec Emmanuel Davidenkoff, Directeur de la rédaction de L’Étudiant sur le futur de l’école, ses grands défis, sur ce qu’il faudrait réformer, aujourd’hui, pour bien se préparer au monde de demain. Alors révolution ou évolution numérique ?
L’entretien est découpé en trois parties :
- Retour la Learning Expedition (Boston),
- Discussion autour du livre Le Tsunami numérique,
- L’interviewer interviewé !
Jean-François Fiorina : vous êtes un expert avisé de l’éducation depuis de nombreuses années. Est-ce que ce monde continue à vous surprendre ? Ou ressentez-vous une certaine banalisation ?
– Emmanuel Davidenkoff : d’abord, et vous le savez mieux que moi, c’est par essence un monde surprenant. Avec certains journalistes de l’éducation qui sont depuis longtemps dans le secteur, on a un petit secret qu’on se passe de génération en génération qui est « quand tu commences à en avoir marre, va dans une classe ». Il y a cette part de l’humain qui fait qu’on peut difficilement s’ennuyer. C’est vrai pour les structures de l’enseignement supérieur. À la différence de l’enseignement scolaire, il y a une diversité pédagogique considérable, beaucoup d’expérimentations, beaucoup de différenciation. Globalement, le secteur reste surprenant. Et puis, troisième point de réponse qui est plus professionnel, au fil des ans, l’éducation m’a permis de faire de la presse généraliste, de la presse spécialisée, du web, de l’édition, du print, des livres dans des registres différents, de la radio évidemment. C’est une bonne façon de ne pas s’ennuyer, aussi !
Retour sur la Learning Expedition à Boston.
Votre actualité, en ce moment, est extrêmement riche. Il y a le livre dont on va parler. Est-ce que vous étiez sur la Learning Expedition à Boston ?
– Et comment, j’ai assisté au triomphe de Grenoble Ecole de Management !
Voilà ! Vous voyez comme c’est amené pour que vous en parliez. Il y a quelques liens avec le livre, mais sans forcément trahir la suite, qu’en avez-vous retiré, par quoi avez-vous été surpris ? À part Grenoble et Hélène Michel, bien évidemment.
– (Rires) Il y a des éléments qui ne m’ont pas surpris, tout simplement parce, l’année dernière, nous étions dans la Silicon Valley, et qu’évidemment, j’en ai retrouvé beaucoup. Mais les Américains sont malgré tout toujours assez impressionnants. Essentiellement dans deux registres :
- Le premier, c’est leur capacité à faire travailler les gens ensemble, alors même que, et c’est probablement plus fort encore à Boston qu’en Californie, on sent bien que la culture dominante du chercheur ou de l’enseignant-chercheur, reste une culture qui est très disciplinaire. Et le tout dans des structures universitaires, singulièrement à Boston, où les traditions font que pour le président de l’Université, ce n’est pas forcément facile d’imposer ce type de collaboration en interne. C’est également le cas en France, donc cela veut dire qu’ils n’ont pas la collaboration dans les veines. C’est culturel, ils arrivent à le construire en y mettant beaucoup de pragmatisme. Ils bâtissent cette interdisciplinarité sur des projets, parfois à l’intérieur des universités mais souvent en marge. Leurs centres de recherche m’ont impressionnés, financés par la philanthropie sur lesquels un ensemble d’acteurs se mettent d’accord sur telle priorité ou tel programme, et à partir de ce base, ils agrègent de l’intelligence, des disciplines différentes qui viennent de Harvard, du MIT, etc. En un sens, ce sont les COMUE (communautés d’université et d’établissements) telles que Geneviève Fioraso les rêve, c’est-à-dire un moment où les établissements se mettent d’accord sur quelques fondamentaux, et travaillent ensemble. La différence aux Etats-Unis, c’est qu’il y a des apports d’argent considérables sur les projets.
- Le deuxième registre, tout aussi impressionnant, c’est leur façon de travailler l’esprit d’entreprise dès la première année d’études supérieures.
Nous avons visité un centre, le Martin Trust Center for Entreprenership qui se définit, d’ailleurs, plus comme un accélérateur que comme un incubateur. Son programme est construit sur un cycle de trois ans, accessible dès la première année d’études supérieures. Il y a là, une façon de travailler, toujours autour de la même idée qu’innover ou entreprendre ne se décrète pas, que cela s’apprend, ce sont des process. Je les trouve très forts dans ce domaine. Avec toujours cette dimension d’ouverture qui catalyse les intelligences et les énergies.
- Le troisième registre qui est extrêmement impressionnant et qui est propre à Boston, c’est la densité au mètre-carré ! Il y a 100 établissements du supérieur, mais également tous les capitaux-risqueurs.
Dans un rayon de 1,5 mile, toutes les grandes entreprises du secteur pharmaceutique mondial sont présentes. Il n’y a pas besoin de prendre le vélib, et encore moins la voiture. Ils sont au coin de la rue et tout l’univers est présent. C’est moins le cas dans la Silicon Valley, où pour des raisons historiques et sismiques, tout est beaucoup plus étendu, cela se joue sur 150 km, tandis qu’à Boston, tout est concentré sur quelques kilomètres-carré. Voilà l’essentiel de ce qui m’a marqué, de ce que j’ai retenu. Je pense que les directeurs d’écoles de commerce, d’ingénieurs, et d’universités présents ont également apprécié : voir comment les autres s’y prennent pour travailler ensemble. On sait qu’en France, c’est une priorité depuis des années.
C’est vrai que les universités ou les établissements de l’enseignement supérieur qui sont présents sont tous très bons dans leur domaine donc je pense qu’il y a une émulation et une compétition qui améliore les choses. J’avais visité, il y a 4 ans, les collèges libéraux, dans cette région, avec le très haut-de-gamme. Et c’est vrai que j’avais été impressionné par cette capacité d’entreprendre, et surtout par la multiplication des situations d’apprentissage quasiment hors-cursus. L’étudiant est en permanence challengé. Il peut mettre des plus sur son CV parce qu’il y a tel projet, qui est financé par telle fondation. Pendant les grandes vacances, il y a forcément un voyage à l’étranger à faire. Au final, cet étudiant a réalisé une multiplicité de projets, à la fois d’un point de vue purement académique et obligatoire pour l’obtention de son diplôme, mais également par plaisir, pour développer son CV au maximum.
Discussion autour du livre Le Tsunami numérique
Deuxième élément d’actualité, c’est votre livre, « Le tsunami numérique ». Ma première remarque porte sur l’une de vos phrases en page de garde. Vous dites « Réinventer l’éducation ». Mais finalement, n’est-on pas tout simplement dans l’optimisation de l’éducation plutôt que dans une réinvention qui serait alors une rupture. N’est-ce pas tout simplement une évolution, et comme je le dis souvent, le grand retour de la pédagogie ?
– Là où je suis tout à fait d’accord avec vous… Et c’est amusant parce que j’ai une présentation à l’oral du livre et sur la dernière diapositive, je remplace le mot « numérique » après tsunami par le mot « pédagogique ». Si je me souviens bien, je rappelle que serious games a des origines du XVème siècle, que Célestin Freinet n’a pas attendu Twitter pour penser qu’on apprend en échangeant et en produisant des contenus. Que tout ce qu’on d’apprend en faisant, ce n’est pas non plus une révolution donc je comprends ce que vous dites.
Le sentiment que j’en ai malgré tout, c’est qu’aujourd’hui la nouveauté c’est l’ampleur, et que notamment avec le numérique, on casse les murs des établissements. Si vous prenez l’exemple des MOOCS, cela dessine quand même la possibilité pour un établissement (le vôtre, par exemple) de délivrer une partie de ses diplômes avec des contenus validés par vous qui auront pu être produits ailleurs. Ce qui change aussi en ce moment, c’est que par le biais du numérique et de l’innovation, les barrières institutionnelles ou structurelles commencent à tomner. Alors vous allez me dire que les collaborations entre écoles existaient déjà. Mais pour moi qui fait ce métier depuis 20, je n’ai jamais reçu une fois par semaine un communiqué de presse pour m’annoncer la création de masters communs, voire d’unions entre établissements (école de commerce, école d’ingénieur, école de design essentiellement en ce moment) !
Et puis, ce qui est nouveau me semble-t-il, c’est quand même la possibilité d’obtenir des machines qu’elles soient des véritables outils d’assistance à l’enseignement qui permettent d’individualiser sur des grandes masses. Aujourd’hui, quand on veut individualiser, on fait un petit groupe. Devant un amphi de 100 personnes ou 200 personnes, on individualise rien. Nous avons assisté au MIT à un cours de Sciences Physique de 1ère année, en classe inversée, dans lequel la centaine d’étudiants présents avait suivi le cours sur un MOOC au préalable, avait passé un certain nombre de tests. Quand le professeur commence son cours, il sait exactement quel est le pourcentage de son assistance qui maîtrise parfaitement tel morceau du cours, et sur quel autre il faut revenir, etc. La classe inversée existait déjà mais pas à ce degré. À un moment donné le changement de degré induit un changement de nature.
D’accord. C’est amusant que vous parliez du big data. Dans mon blog, j’ai écrit, il y a quatre semaines, un billet sur ce sujet. Et dans le hit-parade des posts du blog de l’année scolaire, c’est pour l’instant celui qui a eu le plus de retentissement. Il n’était d’ailleurs pas anglé sur l’ouverture de formations dans le domaine mais de dire « pour nous, en tant qu’établissements, comment l’utiliser ? ». À la fois sur le volet management et l’aspect pédagogique que vous venez de décrire. Il a eu un retentissement extrêmement important, c’est la preuve que le sujet intéresse et que nous sommes, peut-être, dans une réelle révolution. Le corps professoral n’est d’ailleurs pas forcément prêt. Il y aura des besoins de qualification et d’accompagnement qui vont être importants.
Deuxième remarque également, d’un point de vue général, que j’avais sur le livre : les premiers chapitres sont très bien, dynamiques, vivants, cela donne plein de perspectives. Et puis, quasiment au milieu du livre, vous basculez sur l’analyse du « mammouth ». J’ai bien aimé la comparaison avec Kodak, donc on peut dire le mammouth Kodak, et là vous y allez à fond ! Finalement j’en sors un peu terrifié, en me disant « notre système scolaire, c’est foutu, il n’y a rien à faire » !
– Non, non. J’espère que je ne laisse pas ce sentiment parce que je ne termine pas exactement là-dessus. De mémoire, la dernière phrase du bouquin dit que je souhaite justement que l’Éducation nationale et que l’État – en règle générale -comprennent, contrairement à Kodak, que les ressources sont avant tout humaines. Et elles existent ces ressources ! Vous êtes bien placés pour le savoir à Grenoble École de Management, mais il y a d’autres exemples. Quand il faut chercher des initiatives en France autour des MOOCs, autour du design thinking, autour du pluridisciplinaire, autour du learning by doing etc., on en trouve. Nous ne sommes pas dans le registre du signal faible, ce n’est pas un type dans un coin qui bricole. Il y a des espaces civils, des espaces institutionnels qui existent. Et dans l’enseignement scolaire, il y a de nombreux enseignants qui participent à la 5ème édition du Forum des enseignants innovants qu’organise le café pédagogique. En revanche, je pense qu’on ne sait pas en France se mettre dans une logique bottom up et justement, prendre appui sur ces dynamiques, prendre appui sur la liberté pédagogique des enseignants pour les accompagner, les former, les encourager, les aider, et justement transformer le système. Je pense que la transformation du système viendra de la base. Ce n’est pas avec l’organisation de l’Éducation nationale telle qu’elle est aujourd’hui qu’on va réorganiser le système. Je suis ravi qu’il y ait une Direction du numérique à l’Éducation nationale qui a été confiée à quelqu’un de bien, par ailleurs. Mais j’allais dire, les termes « Direction du numérique » sont presque contradictoires…
En revanche, implémenter, encourager, aider sur le terrain, là, il y a un véritable enjeu. Quand je vais intervenir dans un colloque sur « Numérique et Éducation » dans l’Enseignement scolaire, la moyenne d’âge dans la salle est de 50 ans. Et puis, de toute façon, vous avez parfaitement raison, ces personnes étaient déjà sur des démarches alternatives ou innovantes, et qui voyant le numérique arriver, se disent « voilà une nouvelle porte d’entrée, je m’en empare ! ». Simplement quand vous discutez avec eux au café et qu’ils commencent à vous raconter leur situation, vous vous rendez-compte que si vous avez la chance d’être dans un collège ou dans un lycée avec un chef d’établissement qui y croit, si votre inspecteur est bienveillant, si le Rectorat est capable de vous entendre… vous allez pouvoir faire des choses formidables. Malheureusement ce n’est pas forcément le cas. Et je comprends l’obstacle, c’est nous sommes toujours dans l’idée d’une Éducation nationale dont le caractère « national » est défini par des objectifs nationaux qui, par ailleurs, ne sont jamais atteints. Quand vous regardez le programme du BAC, si tous les élèves savaient tout ce qu’ils sont sensés savoir au moment du BAC, ce serait absolument fabuleux ! Et donc après, la déception prédomine parce qu’on se dit « on est loin des objectifs ». Alors qu’en appliquant une logique bottom up, en faisant confiance au terrain, en vérifiant que le travail a été fait a peu près pour tout le monde, je pense que, là, nous aurions de véritables ressources. Je ne suis pas pessimiste quant aux personnels, si vous voulez. En plus de 20 ans, j’ai assisté à suffisamment de cours à tous les niveaux du système, de la maternelle à BAC+5, j’ai vu probablement aujourd’hui des milliers d’enseignants entrer dans des salles de classe, et je n’en ai jamais vu un seul le faire sans la farouche intention de transmettre quelque chose. Donc cette énergie existe. Et je n’en ai pas vu un seul rentrer sans dire « mince, si ça ne marche pas par l’itinéraire A, je vais prendre l’itinéraire B ». Mais tout cela n’est pas suffisamment encouragé, n’est pas valorisé. C’est ce qui me désole.
C’est un constat malheureusement qui est fait depuis de nombreuses années par tous les camps politiques. Pourquoi rien ne bouge ? C’est le système qui est trop lourd ? Ce sont les mentalités ?
– Je pense que ce sera très dur à faire bouger par le haut, pour une raison politique. Le clivage sur les questions d’éducation n’est pas un clivage droite-gauche. Vous pouvez mettre d’accord des gens de droite et de gauche sur tel point et d’autres gens de droite et d’autres gens de gauche sur un autre. Cela veut dire que vous aurez du mal à construire une plateforme électorale, à aller chercher une légitimité démocratique pour ensuite dire « je fais une loi et je serais porté par ma majorité ».
Claude Allègre quand il était ministre de l’Éducation nationale m’avait raconté que sur la réforme de l’Enseignement scolaire Jospin lui avait confié « On ne peut pas mettre cela en place parce que la droite va voter pour. Et une partie de la gauche ne va pas voter donc le texte va passer grâce à la droite. » Tant que ces raisonnements prédomineront, et pour l’instant je ne vois pas comment on en sortirait politiquement, l’Éducation nationale est complètement coincée. Donc si tout est bloqué en haut, passons par le bas ! Mais quand vous voyez la façon dont a été construite la refondation de l’école, pleine de bonnes intentions, on commence quand même par un colloque à la Sorbonne avec tous les corps constitués ! Ce n’est pas forcément, à mon avis, la méthode, aujourd’hui, qui permettra de faire bouger les choses.
Un 2ème obstacle, c’est le fort consensus en France sur le système tel qu’il est. Il y a un consensus fort en terme de représentation y compris au plan pédagogique. C’est Hélène Michel (professeure à GEM) qui me racontait que quand elle avait pensé à faire du serious game chez vous, les 1ères évaluations des étudiants n’étaient pas géniales parce que finalement, si c’est du jeu, ce n’est pas sérieux. Et vos étudiants, triés sur le volet, ont été habitués en prépa à des formes assez scolaires. Donc si on ne souffre pas un peu, ce n’est pas bon ! Désormais si j’ai bien compris, Hélène passe par une 1ère phase qui est une phase de construction. Ils en souffrent parce que ce n’est pas évident. C’est un enjeu culturel, et c’est le plus long à faire bouger.
Là encore, je pense que ce n’est pas en essayant de chasser les représentations que nous réussirons. On dit toujours qu’il faut déconstruire les représentations, mais cela prend trois générations. Je voudrais raconter une expérience que je trouve assez intéressante en Belgique sur le redoublement. Tous les profs savent que ça ne marche pas, c’est-à-dire que les gamins n’en tirent pas bénéfice et que cela coûte une fortune. Ils ont donc essayé de mettre en place un dispositif qui réponde aux raisons pour lesquelles, aujourd’hui, le recours, c’est le redoublement. La hiérarchie n’a jamais dit aux profs « arrêtez de faire redoubler » ou « le redoublement c’est mal » mais réfléchissez à ses raisons. Et le redoublement a baissé. Je pense que si on aide les enseignants, à tous niveaux, à avoir un regard de bienveillance sur les élèves, à casser les murs entre les disciplines, à faire une place à l’innovation, à faire une place à la créativité, et qu’ils en voient les bénéfices, et que les étudiants, les élèves en voient les bénéfices, cela va changer. En revanche, il faut l’accompagner, ça ne va pas se faire tout seul. Il faut l’aider, il faut l’impulser, faire en sorte que tous aient un intérêt à le faire.
Enfin, quelle devrait être la mission de l’école ? À l’heure actuelle, par rapport à tous les mots que vous avez évoqués dans le livre, dont le redoublement, la nécessité du bottom up… Quelle pourrait-être la ligne conductrice ou la mission donnée aux profs ?
– D’abord je pense qu’il faut qu’ils continuent à faire ce qu’ils font aujourd’hui, c’est à dire à délivrer un certain nombre de savoirs. Des savoirs parfois très académiques. Continuons en France à avoir une école exigeante, parce qu’on a une école exigeante quoi qu’on en dise. J’y inclue évidemment les humanités.
Je pense que nous sommes entrés dans une société de la défiance. Construire la confiance à l’intérieur de l’école, je pense que ce serait une belle mission. Et cela ne se fait pas tout seul. Mais de plusieurs façons. Plutôt que de supprimer les notes, au fond les gens y sont attachés, s’il y avait, par exemple, à tous les niveaux, un certain nombre d’épreuves sur lesquelles nous étions collectivement d’accord.
Je pense que l’on pourrait commencer à expliquer aux enfants et aux adolescents que la vie d’ « après » (l’école), que ce soit dans la fonction publique ou dans les entreprises et puis tout bêtement la vie citoyenne, implique de faire des choses ensemble. Que cela impose de le faire avec des gens qui ne sont pas tous les mêmes, qui ne pensent pas de la même manière, qui travaillent plus, d’autres moins. On construit ainsi une solidarité.
Je pense également que dans le monde qui nous attend, qui est un monde où les machines vont prendre de plus en plus de place, il y a un impératif de formation à leur fonctionnement. Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas de cours sur l’algorithmique, ce qui ne veut pas dire qu’il faille apprendre à coder d’ailleurs même si je pense que c’est un langage intéressant. Mais expliquer ce qu’il se passe quand on appuie sur un bouton quand on touche son smartphone me semble relativement important.
En même temps, les gens qui conçoivent ces machines sont capables de créer. Et le fait que la créativité soit le passager clandestin du système éducatif est quelque chose qui peut nous pénaliser, qui peut pénaliser la croissance dans les 10-20 ans à venir. Tous ces jeunes qui vont arriver sur le marché de l’emploi vont devoir être capables de produire et de créer.
Dans un univers où le savoir est désormais librement accessible à tous, avoir des systèmes d’évaluation outrageusement concentrés sur le « est-ce que vous avez appris par cœur, est-ce que vous savez ? » n’est pas une bonne chose. Il faut le garder. C’est aussi ce qui permet, je pense, d’avoir un certain nombre de connaissances dans la tête et de ne pas être obligé d’aller sur Google en permanence. Mais ne pas évaluer la capacité à aller chercher ce savoir et à l’organiser, ne pas mieux évaluer la capacité naturelle des enfants et, ensuite, des adolescents à se faire chercheurs eux-mêmes pour essayer de construire, c’est quelque chose, là encore, qu’on gagnerait à faire. Donc voilà, c’est un ensemble, si vous voulez de démarches que je pense qu’il serait temps de faire entrer de manière plus significatives dans les établissements scolaires.
Justement je vais rebondir, vous avez parlé de créativité et d’algorithme. Dans votre livre vous évoquez à plusieurs reprises l’usage bien évidemment du numérique, la capacité à innover. Vous parlez également d’entrepreneuriat, de gestion de projets. Il y a toute une partie sur la musique et le domaine artistique, le design thinking. Est-ce qu’on ne rentre pas dans un système un peu compliqué où il y a une multitude de nouveaux concepts, de nouvelles compétences à enseigner, tout en conservant le socle de compétences minimales… L’élève de demain aura peut-être plus de cours et de moins en moins de liberté pour penser.
– Je pense que ce serait catastrophique. Quand on regarde la valeur d’un Iphone aujourd’hui, 96% vont dans les pays qui l’ont inventée, qui le commercialisent. Ils produisent des composantes à forte valeur ajoutée technologique en Allemagne, au Japon, etc. Seuls 4% de la valeur reste en Chine qui est le pays où l’Iphone est assemblé. Donc si l’on veut créer des emplois, que les industries de la connaissance – parce que c’est un prolongement des industries de la connaissance -, prennent le relais des industries qui ont été fondées sur le pétrole, sur le charbon au XIXème, et qu’elles deviennent vraiment le carburant de la croissance, il va falloir des hommes et des femmes pour les inventer. À mon sens, plus tôt on leur dira, plus on les habituera au fait qu’inventer, ce n’est pas quelque chose de mal, mieux le pays se portera.
La patronne d’Harvard explique que la connaissance, c’est la valeur du XXIème siècle, et je le crois profondément. De ce point de vue, ce n’est pas aberrant que les établissements de l’Enseignement supérieur soient les premiers à s’en emparer, car c’est eux qui la produisent. Dans l’enseignement scolaire, on transmet des connaissances qui ont été produites par d’autres. Je pense qu’il faut aussi redescende au niveau du scolaire. On ne peut pas avoir un système complètement schizophrène où vous allez faire une classe prépa où vous apprenez par cœur et où, ensuite, vous arrivez à Grenoble École de Management et on vous dit « maintenant il faut faire du design thinking ». Il y a un moment où il y a de la distorsion.
Je suis entièrement d’accord, c’est comme la bicyclette, il faut y aller progressivement et s’entrainer. Je pense que plus il y aurait de gestion de projets, de mini-entrepreneuriat, créativité, dès le primaire, avec une augmentation régulière, quand on récupère les étudiants, on peut encore maximiser plutôt que d’essayer de tout résoudre en très peu de temps. Est-ce qu’on ne risque pas, par bonne volonté, d’aggraver encore un des maux de l’enseignement et de l’éducation en France, que sont les inégalités sociales.
– Je suis entièrement d’accord avec vous, raison pour laquelle je suis absolument scandalisé que, dès l’école primaire, il n’y ait pas une robuste initiation au numérique. Qu’est-ce qui se passe ? Quand votre enfant va faire une recherche Google, prend la première source venue et va faire un copier-coller, si c’est votre enfant à vous ou le mien, on va lui expliquer que ce n’est pas exactement comme cela qu’il faut faire. S’il est né dans une famille où on n’est pas capable de le lui expliquer et que l’école ne le lui explique pas, il est clair que nos enfants vont prendre quinze longueurs d’avance. Et de ce point de vue, le fossé va s’aggraver. Donc oui, je suis complètement d’accord avec vous, les pratiques autour du numérique ne sont pas les mêmes, on le sait, selon les différents milieux sociaux, si l’école ne contribue pas à réduire cette inégalité, on va vers des sociétés comme on peut en voir aujourd’hui dans certains pays en voie de développement avec une minorité de très très riche et une majorité de très très pauvres. Il y a là des enjeux considérables.
Dans un autre registre, vous parlez ou vous évoquez de nouveaux business modèles, ou l’arrivée de nouveaux acteurs. À un moment vous dites même que de gros problèmes vont se poser pour les établissements moyens, et sans que le terme « moyen » ne soit péjoratif dans mes propos, mais moyens en terme de positionnement, de taille, et autre. Vous anticipez ou prévoyez une forte arrivée d’acteurs privés. C’est une très bonne opportunité parce que cela va stimuler le marché ? Au contraire, est-ce le signe d’une aggravation sociale ?
– L’avenir nous le dira. Effectivement, moi je ne raisonne pas « établissement moyen », je raisonne plus sur la notion d’offre standardisée. C’est-à-dire que je pense que ce sont les endroits où l’offre est standardisée qui vont souffrir. Deuzio, un des change maker que je vois dans le paysage, ce sont quand même les MOOCs, c’est-à-dire que ce qui vous coûte cher à vous, grandes écoles très réputées, aujourd’hui, c’est quand même d’aller chercher des enseignants-chercheurs de très haut niveau parce qu’aujourd’hui, être bien placé, est synonyme de publication, etc.
Si demain, moi, établissement expert sur les aspects pratiques, je peux promettre à mes clients que pour une somme totalement modique, ils vont devoir valider certaines connaissances via des MOOCS produits par les meilleurs enseignants mondiaux, y compris les vôtres, peut-être que je peux commencer à sortir des offres distinctives, pas très chères, et commencer à faire un peu bouger les choses.
Sur le fond, je crois que toutes ces révolutions vont renforcer l’importance de l’expérientiel, de l’expérience étudiante. Les gagnants de demain sont ceux qui vont vraiment être capables de prendre par la main leurs étudiants et de leur offrir la meilleur expérience possible, physiquement. Et non pas numériquement. Le physique pouvant être de leur imposer de partir pendant un an à l’étranger, évidemment toutes les activités associatives ou entrepreneuriales qui peuvent être organisées sur un campus. C’est aussi les conditions de vie, les conditions de vie quotidienne, de logement, de transport, c’est l’accès à la culture, c’est l’agrément des locaux, les espaces de co-working, etc. À la limite, quelqu’un qui saurait faire cela et qui irait chercher à l’extérieur le contenu académique, ferait baisser le tarif d’entrée dans le marché.
Vous avez entièrement raison. Cela signifie tout simplement que l’on définisse une mission, une stratégie, une valeur ajoutée. Et de dire quel est l’élément pour lequel je suis connu, quelle est ma valeur ajoutée ? Et peut-être, qu’effectivement, dans certains cas il n’y aura peut-être plus besoin d’avoir des profs de statistiques ou de logistique, mais plutôt des MOOCs labellisés. On en revient à nos premiers échanges sur la pédagogie. Ma valeur ajoutée sera peut-être dans de l’accompagnement, elle sera peut-être dans du développement, dans du service…
L’interviewer interviewé
Jean-François Fiorina : pour terminer en inversant un peu les rôles, est-ce que vous auriez des questions à me poser ?
– Emmanuel Davidenkoff : je ne vais pas vous faire le coup de « maintenant parlons de vous, qu’est ce que vous avez pensé de mon livre ? » J’avais lu, vous le savez avec beaucoup d’attention, le travail que vous aviez réalisé sur l’école du futur. Est-ce que vous justement avec votre point de vue de stratège et de praticien à la fois, est-ce que vous vous pensez que l’on va vers un changement radical ou est-ce que, comme vous me l’avez demandé à un moment, vous avez le sentiment que l’on va continuer à faire la même chose mais un peu autrement ?
Jean-François Fiorina : j’ai peur qu’on ait une aggravation du système des distorsions, entre des écoles ou des institutions de tous niveaux académiques qui vont aller très très vite, et d’autres qui vont avoir à gérer une massification de l’ensemble des problèmes et qui ne pourront pas développer toutes ces pédagogies. C’est mon premier niveau de réflexion.
Mon deuxième, c’est qu’avec Internet, avec les classements et les accréditations, nous sommes sur un marché mondial (d’ailleurs vous le mentionnez sur le marché mondial des talents, mais on a également un marché mondial de l’éducation), et que si l’on ne fait pas de grandes réformes, ou du moins, si l’on ne prend pas en compte ces mutations avec du bon sens, et bien nous aurons, comme pour nos jeunes diplômés à l’heure actuelle, une sorte d’exode à l’étranger. Un exode de formation où les meilleurs élèves/étudiants seront happés par des grandes marques internationales qui proposeront des frais de scolarité gigantesques sur le papier mais qui auront derrière tout un système de bourses.
– Émmanuel Davidenkoff : j’avais une dernière question, est-ce que vous envisagez un jour d’essayer de sortir un bachelor à 3000 euros ?
La question est de savoir ce qu’on l’entend par 3000 €, est-ce le prix payé par l’étudiant ou le « coût de revient » de la formation ?
Dans le 1er cas, il ne faut pas perdre de vue que la formation a un coût et que celui-ci va croître dans les années à venir. Le tout est de savoir qui supporte ce coût, l’étudiant, sa famille ou un tiers qui est l’Etat ou une entreprise ? Trop souvent, cet aspect est malheureusement occulté, par méconnaissance, a priori ou pour des raisons idéologiques… En l’état, oui un Bachelor à ce prix est possible mais à condition d’avoir un tiers financeur.
En ce qui concerne, le coût de revient, la problématique est tout autre. Comment faire sans toucher à la qualité ? Cela reviendrait à trouver de nouveaux modèles. Cela n’est pas forcément impossible mais suppose une toute autre approche pédagogique.
Reste juste une inconnue : comment seront perçues ces « nouvelles formations » par le marché et ne seront-elles pas considérées comme low-cost ?
– Émmanuel Davidenkoff : auquel cas vous êtes bien conscient du fait que vous fragiliserez encore plus les premiers cycles universitaires, les BTS et les IUT ?
Oui et non. Les bachelors ont le vent en poupe en ce moment, ils présentent de nombreux avantages. Parce qu’il y a un concours au départ donc au moins on n’anticipe pas sur les trois ans à venir, on sait qu’on est déjà pris donc il n’y a rien à perdre à le passer. Les bachelors d’écoles appartiennent à des grandes écoles donc il y a toute la structure du « grand frère », de l’international, de petits effectifs et du travail à la sortie. C’est la raison de cet afflux massif vers les bachelors.
Il y a une autre réflexion qui va être très intéressante, et qui prend la forme d’une question « à quoi sert l’enseignement supérieur, quelle est sa mission ? Est-ce qu’il est absolument indispensable de faire un BAC+5 ? ». On voit apparaître, plutôt aux États-Unis, des réflexions sur les formations inférieures à BAC+5. Les étudiants trouvent facilement du boulot, ils se sentent à l’aise, avec un coût financier moindre ce qui n’est pas négligeable. On le voit apparaître également en Chine où il y a une pression gigantesque à l’université et où nombre de diplômés ne trouvent pas de travail. Il y a également pour nous, en France, il ne faut pas se leurrer, sur certaines formations, une sorte de déclassement social à la sortie et donc, peut-être, qu’à un moment donné, il va falloir lancer une vraie réflexion sur l’orientation. Un BAC+5, cela arrange le gouvernement pour ses statistiques du chômage. Mais derrière, quelle casse sociale, quelle casse d’image, quel coût financier également ? Et peut-être qu’il y a des standards de formations qui sont beaucoup plus pertinents et qui permettent à des étudiants d’être à l’aise dans la société.
Merci pour cet entretien très dense et rendez-vous pour votre prochain livre !
Je sais que vous y travaillez déjà !