Uber, ubérisation ou « capitalisme de plateforme » comme le décrivait The Economist, n’est-ce pas l’un des mots-clé de l’année 2015 ? Menace, innovation, opportunité ? Il s’est vêtu de nombreux habits. Mais qu’en est-il de l’ubérisation annoncée de l’Enseignement supérieur ? Thierry Mandon, secrétaire d’État chargé du supérieur, s’en inquiétait, début décembre 2015, en refusant l’« ubérisation » basée sur « des diplômes low cost sans accompagnement ». Mon point de vue de Directeur d’établissement alors que le CES 2016 de Las Vegas consacre une journée complète à l’impact de la high tech sur l’Éducation, et que Linkedin rebat déjà les cartes des classements mondiaux à coups d’algorithmes basés sur le comportement de ses 400 millions d’abonnés…
Face à la puissance digitale, 3 obligations
Lame de fond, puissante et inéluctable, le digital impacte tous les secteurs. Mais quelles conséquences – et obligations – pour nous, établissements du supérieur ?
- Développer une culture générale, « réflexe » du digital auprès de nos étudiants. C’est ce que j’appelle les compétences du XXIe siècle. La question se pose dès la premier contact avec nos étudiants et doit se poursuivre tout au long de leur vie professionnelle…
- Accompagner la naissance des nouveaux métiers digitaux. Les entreprises ont un besoin crucial de ces talents dans cette transition. Nous n’en sommes qu’aux prémisses.
- Former des spécialistes niveau manager – DG/DGA digitaux. Ils remplacent dans la terminologie l’innovation dans les entreprises.
7 impacts très concrets
Dans nos établissements, j’en dénombre sept sur lesquels nous devons travailler en priorité dans une logique globale et transversale :
- La digitalisation de nos activités (hors pédagogie) et la formation au digital. Elles s’appliquent aux relations avec les étudiants – à ce que j’ai appelé, dans l’un de mes posts, le SRM – Student Relationship Management, aux finances, à la communication interne et externe… Mais également de formation au digital à intégrer dans tous les services.
- La relation entreprises. Nos étudiants doivent montrer et affirmer leurs compétences, ce sont les ambassadeurs de la marque. Nous devons les mettre en relation avec les nouveaux acteurs du numérique (réseaux et médias sociaux, start-up…) mais également avec les entreprises des secteurs en transformation dont la demande en talents digitaux est soutenue.
- La recherche appliquée pour les entreprises. Les modèles sociaux, comportementaux, économiques changent. Nous devons apporter aux entreprises des réponses adaptées. Les aider à imaginer de nouvelles manières de penser, de se projeter dans l’avenir.
- Nouvelles activités. Les business models sont devenus la source de développement et de création de valeur. Et constituent la colonne vertébrale de la stratégie des organisations.
- De plus en plus d’étudiants s’orientent vers la création d’entreprise. Ils fourmillent de projets. Leur accompagnement reste essentiel même si les barrières à l’entrée sont quasiment nulles. Il suffit d’une idée, d’un ordi et de compétences rassemblées autour d’un projet pour le faire émerger. Nous devons favoriser les parcours, les rencontres, l’insertion dans les réseaux.
- Formation par le digital. Ce n’est pas une fin en soi mais un moyen d’optimiser notre pédagogie (initiale et executive).
Ubérisation : inquiétude ou opportunité ?
Pour l’enseignement supérieur, il y a bien sûr des impressions mêlées…
- La digitalisation nous oblige à revenir à l’essentiel : la création de valeur !
La bonne manière d’aborder cette mutation, c’est de réfléchir, de prendre le recul nécessaire pour construire sa stratégie autour de la valeur que je crée, que j’apporte à toutes les parties prenantes de mon écosystème, et en particulier aux étudiants, entreprises et partenaires. Puis agir de manière alignée sans se disperser tout en expérimentant. Tout un art !
La valeur dans nos écoles, c’est ce qui garantit un retour sur investissement fort : une employabilité reconnue et recherchée. Cette valeur se construit autour d’avantages compétitifs et concurrentiels. Linkedin la révèle dans ses classements des universités d’Amérique du Nord depuis 2014. Les algorithmes calculent la valeur des établissements en fonction des carrières de leurs étudiants – déclarées sur le réseau, et non sur leur nombre de prix Nobel, par exemple. Difficile de diffuser de fausses informations professionnelles qui seront recoupées de toute manière lorsque la phase de recrutement démarrera.
Sur cette question de la valeur, j’ai toujours en tête les difficultés que traverse le groupe Air France. Il y a dix ans, entreprise puissante par une alliance stratégique brillante avec KLM, elle avait les moyens d’anticiper, de changer, d’imaginer de nouveaux modèles avant que le low cost et les compagnies du Golfe ne la plaquent dos au mur… C’est affaire de tempo et de vision. Ne pas bouger – s’arque bouter sur une hypothétique ligne Maginot – reste la pire des solutions.
- Faire avec les nouveaux acteurs. Partenaires ou concurrents ?
Les deux mon capitaine !
Comme l’expliquait Emmanuel Davidenkoff dans le Tsunami numérique, le paysage de l’Enseignement supérieur a changé. Certains diront même que « le code a changé » pour faire un jeu de mots facile à l’heure des Mooc et du big data !
Demain, nous construirons avec les start up venus des Ed techs, poissons pilotes de l’innovation comme je l’expliquais dans un post. Autres concurrents désignés : les mousquetaires GAFA : Gooogle Amazon FAcebook et… d’Artagnan ! le plus impactant pour nous : Linkedin. Travaillons avec notre écosystème plutôt que de vouloir créer le nôtre en ignorant ces machines dont la puissance financière et technologique offre des moyens sans équivalent.
Digital : éviter une nouvelle fracture
Plus violente que les clivages Nord/Sud, Est/Ouest… la fracture de la non connexion (au monde) me semble le risque majeur de l’ubérisation. Que deviendrait un territoire – et ses habitants – mal ou non connectés sinon des parias de la mondialisation ? Ce morcellement de l’accès à la connexion fragmentera l’accès au savoir, à la connaissance, à la culture, aux nouveaux modes du vivre ensemble. Pour moi, le risque de fracture de la connexion surpasse tous les autres. Il sera le catalyseur de la nouvelle fracture sociale…
L’économiste Daniel Cohen explique quant à lui le clivage sous l’angle de l’emploi. La digitalisation produit, d’un côté des professionnels toujours plus pointus – les experts numériques – que tout le monde s’arrache ; et de l’autre, ceux que la mondialisation ne touche pas (ou plus), car déjà sous-sous-qualifiés ; avec, au milieu, la masse des emplois en pleine mutation. Le risque majeur, c’est de voir basculer vers le bas le grand nombre. Notre défi, c’est, par l’éducation et la formation, d’élever au palier supérieur le maximum d’emplois et donc d’hommes et de femmes !