Entretien avec Hugues MOUSSY, normalien, agrégé et docteur en histoire, spécialiste d’éducation dans une organisation internationale. Le discours international sur l’éducation met en avant son potentiel économique et ses vertus pacificatrices. Pourtant, l’éducation a fait l’objet, au cours des quinze dernières années, d’attaques violentes et meurtrières dans certaines régions du monde. A mesure que la mondialisation progresse, l’Ecole se révèle être un lieu de rivalités et de tensions, sur fond de crispations identitaires et de résistances culturelles. Hugues MOUSSY en appelle à une géopolitique de l’éducation comme outil de compréhension de la diversité éducative et d’aide à la décision politique. Il est d’autant plus important de mettre tous les acteurs de l’éducation autour de la table, sans a priori, pour continuer à vanter ses mérites…
Jean-François Fiorina : qu’est-ce que l’éducation pour vous ?
Hugues Moussy : on pourrait disserter longuement sur ce qu’est l’éducation. Je la considère ici, pour faire vite, comme l’ensemble des institutions et des pratiques qui constituent un système formel de transmission des savoirs et des savoir-faire. L’éducation est un fait social majeur de toutes les communautés humaines. Elle est complexe et multiforme, adossée à la fois aux droits humains fondamentaux et à la question du développement économique des communautés de vie et des Etats.
Tous les pays, y compris les pays en développement, font des efforts pour scolariser l’ensemble de leurs enfants et ainsi former les « ressources humaines » dont elles auront besoin demain, dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler une économie du savoir ou de la connaissance.
Mais, au-delà de ce discours bien rodé et rassurant sur la nécessité de scolariser les enfants et de former les hommes pour assurer la paix et la prospérité, je me suis rendu compte que mettre l’éducation au cœur des projets politiques créait aussi des lignes de partage, des clivages profonds, et pouvait en soi être porteur de conflits ouverts. Ce qui m’a intéressé, c’était de voir, au niveau des relations internationales, en quoi l’éducation était, certes, un projet prometteur pour l’avenir des sociétés particulières et du monde dans son ensemble, source de développement et d’équilibre, mais était également une source possible de conflits. La guerre scolaire qui a eu lieu en France il y a plus de cent ans en offre une assez bonne image.
L’idée est de réintroduire cette notion de tension, de rivalité, de concurrence, afin de penser l’éducation dans toutes ses dimensions au niveau international. J’ai eu le sentiment qu’il fallait pour ce faire travailler à définir et à élaborer une géopolitique de l’éducation.
Jean-François Fiorina : de quelles rivalités parlez-vous ?
Hugues Moussy : il existe un éventail de rivalités.
La compétition économique est une modalité possible de ces rivalités : le marché international de l’enseignement supérieur représente aujourd’hui un marché annuel de plusieurs dizaines de milliards de dollars. La concurrence y est rude, vous le savez mieux que personne.
Mais, au-delà de cette concurrence économique, somme toute connue et facile à comprendre, l’éducation fait l’objet depuis une quinzaine d’années de rivalités et de tensions qui ont débouché sur des formes d’extrême violence. Au Pakistan, en Afghanistan, certains groupes rebelles, talibans le plus souvent, ont ainsi, entre 2006 et 2009, attaqué plusieurs centaines d’écoles au nom de ce qu’elles représentaient et des valeurs qu’elles véhiculaient (ou étaient censées véhiculer). On l’a vu aussi au Nigeria où Boko Haram s’en est pris aux populations civiles en général, mais a aussi ciblé spécifiquement les écoles, allant jusqu’à enlever il y a quelques mois plus de deux cents jeunes filles considérées comme coupables pour la simple raison qu’elles étaient scolarisées.
Ces deux acteurs que je viens de citer, les Talibans et Boko Haram, sont à la fois transparents et paradigmatiques. Boko Haram voudrait dire « l’école est un péché ». Aux yeux de ses responsables, elle doit être interdite en tant que vecteur et ferment de l’occidentalisation. Quant au terme Taliban, il signifie « étudiant » au sens littéral : mais qui sont ces étudiants qui s’attaquent à des écoles ? Cela n’est possible que parce que nous avons affaire à deux conceptions très différentes de ce qu’est l’éducation. Autour de l’école, comme en France sous la Troisième République, se jouent de très vives tensions culturelles et identitaires.
JFF : Est-ce que l’éducation est également liée à des cultures à l’intérieur d’un pays ?
Hugues Moussy : oui. Mon projet de géopolitique de l’Ecole consiste précisément à organiser une réflexion afin d’étudier les clivages, culturels, mais aussi politiques et sociaux, que l’éducation fait naître, et cela à différentes échelles territoriales – nationale, régionale et internationale.
Dans un certain nombre de pays, deux types de systèmes éducatifs cohabitent : d’un côté l’école formelle de type occidental (système organisé d’enseignement avec des objectifs que l’on pourrait qualifier d’internationaux), et de l’autre un enseignement religieux, qui scolarise une part non négligeable des enfants, 10 % ou même plus. C’est le cas des daaras au Sénégal ou des madrasas au Pakistan, pour ne prendre que deux exemples.
Au sein de nombreux Etats, on voit ainsi qu’il existe une rivalité entre des systèmes scolaires différents, entre des formes diversifiées de transmission des savoirs et des valeurs.
JFF : le numérique ne va-t-il pas aussi créer une ligne de fracture dans l’éducation ?
Hugues Moussy : le numérique peut effectivement devenir une ligne de fracture mais, pour moi, ce n’est qu’un support. C’est donc une ligne de fracture qui peut en amplifier d’autres : entre ceux qui disposent des revenus les plus élevés et peuvent ainsi s’offrir une large palette de supports et d’accès à la connaissance, et les autres. La fracture numérique se superpose en réalité à d’autres fractures, sociales en particulier.
JFF : avez-vous l’impression que ces lignes de fractures ne font que s’aggraver ?
Hugues Moussy : c’est précisément l’un des objets de la géopolitique de l’éducation d’entrevoir une telle possibilité. Il est clair que la concurrence internationale augmente sur fond de rivalité économique et de crispations identitaires.
Si je prends l’exemple de l’Afghanistan, on a eu un pic de violence entre 2006 et 2009 avec plusieurs centaines d’écoles attaquées chaque année. Ce pic de violence a commencé à diminuer à partir de 2009 et s’est stabilisé après 2011. Pourquoi ? Les chercheurs se sont rendu compte que deux facteurs avaient joué dans cette stabilisation. D’une part, les chefs talibans ont senti une résistance des populations qu’ils contrôlaient aux violences qu’ils exerçaient contre les écoles. Ces populations entendaient offrir un avenir à leurs enfants, et cet avenir passait par un système éducatif à la fois sûr et ouvert. D’autre part, le gouvernement afghan a négocié avec les Talibans sur les contenus éducatifs. Le gouvernement afghan a trouvé un modus vivendi sur les contenus qui a permis de faire baisser les tensions identitaires et, finalement, le niveau des violences.
Ces vagues de violence sont liées à des facteurs politiques. L’éducation se situe dans les cas que j’ai cités (Afghanistan, Nigéria) à l’épicentre de conflits politiques à fort dosage identitaire. L’école est précisément ce lieu où se transmet l’identité ; elle se transmet par les parents et par les proches, au sein de la famille et du groupe d’identité, puis par un certain nombre de médiateurs adultes dont les enseignants font partie. Si une trop grande discontinuité, voire un véritable hiatus, est perçu entre ces différents éducateurs, des tensions peuvent se faire jour. Or, à l’échelle internationale, la définition de l’école tend à devenir de plus en plus uniforme et à se confondre avec les formes scolaires héritées de l’Occident. A mesure que la mondialisation se déploie, l’Ecole tend ainsi à être perçue par certaines catégories de population, et notamment par les petites notabilités ou par ceux qui sont chargés de maintenir les valeurs traditionnelles, comme étrangère aux modes de vie et de penser locaux. Cette discontinuité peut créer des tensions, et aboutir à des violences, surtout si elle se superpose à d’autres lignes de clivage, notamment politiques.
Profondément liée au mouvement de mondialisation et au bouleversement des pratiques culturelles et des (re)définitions identitaires que celle-ci entraine, j’ai la conviction que l’Ecole sera le théâtre de rivalités de plus en plus grandes. On peut espérer que ces rivalités seront contenues dans le cadre d’une compétition apaisée entre différents systèmes éducatifs ou d’un ajustement des contenus transmis sur fond de ce que l’on pourrait appeler un socle universel commun.
Mais les mouvements en cours peuvent également déboucher, comme les exemples des quinze dernières années nous le montrent, sur des formes de violences exacerbées contre les établissements scolaires, les personnels éducatifs et les élèves eux-mêmes. On l’a vu très récemment avec des déclarations de Daesh qui, après les attentats du 13 novembre à Paris, a condamné l’Ecole laïque comme « lieu d’impiété et de transmission de l’impiété ». Le prétendu Etat islamique a demandé à ses affidés de s’en prendre par tous les moyens au système français d’enseignement. J’espère me tromper mais je crains qu’il ne nous faille prendre ces menaces très au sérieux. Dans les semaines et les mois à venir, les bâtiments éducatifs, les élèves et les enseignants risquent malheureusement d’être pris pour cible en France comme ils le sont dans de nombreux autres pays.
Ces rivalités et ces violences sont liées à la mondialisation, sous toutes ses formes. Comme celle-ci n’a pas fini de se déployer et que les résistances multiformes qu’elle suscite progresseront encore en toute probabilité, on peut s’attendre à ce que l’éducation, comme véhicule identitaire et lieu de diffusion des valeurs, ne devienne un enjeu fondamental des tensions et des crises à venir.
JFF : quand vous dites éducation, ce sont tous les niveaux de l’éducation, de la maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur ?
Hugues Moussy : je parle de l’éducation au sens large, tous niveaux d’enseignement confondus, primaire, secondaire et supérieur. Pour les pays en développement, et particulièrement en Afrique, c’est aussi au niveau de l’éducation formelle et/ou non formelle, c’est-à-dire des parcours de la deuxième chance, que les choses se joueront.
JFF : faut-il encourager cette diversité des enseignements ou, au contraire, pourrait-on considérer/créer un tronc commun d’enseignement ?
Hugues Moussy : c’est une question très intéressante dans la perspective de cette géopolitique de l’éducation qui reste à construire. Je me suis interrogé sur les raisons pour lesquelles l’éducation, qui apparait incontestablement comme un vecteur de paix, d’harmonie et de développement, pouvait susciter, dans certaines circonstances, un tel déferlement de violence. C’est le point de départ de ma réflexion.
Mon constat, j’y reviens, c’est que l’éducation n’est pas seulement une source de prospérité et de pacification des rapports humains, tant sociaux que culturels, mais qu’elle est aussi une source de rivalité.
La question que vous posez consiste à savoir s’il faudrait remédier à ce potentiel de rivalité et de violence en différenciant les cursus et en ajustant les contenus. Issu du système français, laïque, d’enseignement, auquel je demeure très attaché, je ne suis pas certain que l’on doive, par exemple, remettre en cause la théorie de l’évolution au nom du créationnisme pour éviter d’éventuelles dissensions.
Cela étant, je m’efforce de poser un constat. Je ne sais pas quelles sont les solutions. Et je pense qu’il est important de poser le constat pour ne pas en rester à un discours lénifiant où l’éducation serait de manière automatique et univoque porteuse d’un avenir radieux. Elle est également porteuse de tensions et, comme toute chose, contient sa part de violence. Comme l’écrivait Rousseau dans ses Lettres sur la vertu et le bonheur, « le bien et le mal coulent de la même source ».
JFF : est-ce que nous, Français, avons pris conscience de cette géopolitique de l’éducation et de l’émergence de ces zones de fractures ?
Hugues Moussy : oui et non… Je vous ai écouté dans l’émission « Rue des écoles » de France Culture et j’étais ravi, en particulier parce ce que vous avez dit sur le marché de l’enseignement supérieur, qui fait partie de cette géopolitique.
Mais après, il n’existe pas véritablement de champ de réflexion organisé autour de la géopolitique de l’éducation. J’appelle les chercheurs de différentes disciplines à travailler ensemble et c’est dans ce sens que je publie ce mois-ci un article intitulé « Pour une géopolitique de l’éducation » dans Futuribles (numéro 411, mars-avril 2016). Je profite d’ailleurs de cette tribune pour remercier Hugues de Jouvenel de m’avoir ouvert ses colonnes.
Je pense que lorsqu’elle se structurera, cette géopolitique de l’éducation devra aussi être une base de réflexion pour les décideurs politiques. L’éducation, chacun en a bien conscience, ne peut plus être seulement pensée et définie dans un cadre franco-français. Nous sommes partie prenante, que nous le voulions ou non, d’un système éducatif global en voie de construction, qui exerce sa pression sur nous et nous pousse à faire évoluer notre système.
L’éducation se trouve aujourd’hui, comme d’autres secteurs de la vie politique, culturelle, économique et sociale, au point où elle dépasse le cadre strict de l’Etat-Nation. C’est important de s’en rendre compte à tous les niveaux, et pas seulement au niveau de l’enseignement supérieur.
JFF : et question piège, l’éducation est-elle une marchandise ?
Hugues Moussy : l’éducation est d’abord un fait. Elle est ce que chacun y met, le lieu de projection et de diffusion des savoirs et des identités.
Certains diront qu’elle doit devenir une marchandise, certains diront le contraire. Elle est seulement ce qu’on en fait. Une marchandise, ou disons un service marchand, c’est évident quand on vend des cours, des cursus et que l‘on fait payer, parfois très cher, des droits d’inscription. Qui pourrait nier de ce point de vue qu’il y a bien un marché de l’enseignement supérieur ou un marché des cours à domicile ?
En même temps, il y a une part immatérielle dans l’éducation, des idées et des valeurs qui ne peuvent pas et qui, je pense, ne doivent pas être réduites aux seules lois du marché. L’acte éducatif lui-même ne peut être réduit à l’idée de marchandise. On retrouve ce dédoublement dans ce qui est en train d’être défini au niveau mondial et que les Anglo-saxons appellent la global education : c’est-à-dire à la fois l’appui aux pays en développement pour qu’ils scolarisent leurs enfants, tous leurs enfants, et, en même temps un mouvement pédagogique international qui vise à former, dans ses contenus et ses approches, des citoyens du monde. La promotion de cette global education repose sur deux piliers :
- celui d’abord de l’éducation comme droit fondamental inscrit dans les Droits de l’Homme, et donc comme bien immatériel, qui en tant que tel doit être partagé et ouvert à tous, et doit donc aussi prôner les vertus du partage et de l’ouverture,
- mais aussi cette conception, plus restrictive sans doute mais tout aussi vivace, que l’éducation est un investissement, pour les individus comme pour les États. De ce point de vue, certains la considèrent comme quantifiable et monétisable.
JFF : est-ce que les organismes multilatéraux comme votre employeur ont un rôle à jouer ?
Hugues Moussy : les organismes multilatéraux ont un rôle à jouer et ils le jouent dans l’appui qu’ils apportent aux pays en développement, et très certainement pour organiser un discours global sur les vertus de l’éducation.
JFF : dans cette découverte du monde de l’éducation, qu’est-ce qui vous a le plus surpris ?
Hugues Moussy : j’ai toujours fait partie du monde de l’éducation. J’ai enseigné à l’université, il y a quelques années. J’ai mené des évaluations dans le système français d’enseignement supérieur. J’ai, ensuite, travaillé dans le domaine de l’éducation et du développement.
Ce qui me frappe d’abord, c’est que l’éducation ne peut jamais être sortie de son contexte. L’éducation n’est pas une mécanique. Comprendre l’éducation et la prendre en charge, la réformer, en faire évoluer les pratiques et les institutions, cela nécessite de faire participer tous ses acteurs. Les experts qui arrivent avec leurs idées toutes faites (et souvent courtes) ont presque toujours tort.
Le deuxième point, c’est que dans le domaine de l’éducation, il faut savoir faire preuve de modestie. Les idées toutes faites, les pratiques prétendument éprouvées en matière d’éducation ne sont pas forcément celles qu’il faut suivre. Elles sont toujours susceptibles de ne pas fonctionner mécaniquement, parce que ceux qui les promeuvent oublient en général de les inscrire dans un horizon de réception, tant social que culturel. C’est par le dialogue avec un large panel de partenaires et dans une certaine forme de modestie dans les approches que l’on peut avancer. C’est ce que je retiens de mon parcours dans le milieu éducatif.
JFF : merci, ce sera une belle conclusion !