Audrey et Svenia ont toutes les deux vécu quelques frustrations et doutes quant aux modèles scolaires et éducatifs qu’elles ont fréquentés, pour l’une très traditionnel et pour l’autre original (école Steiner). De leur rencontre sur les bancs d’HEC est née une idée… faire le tour du monde des Edtechs – 10 pays ! – et rapporter ce qui se fait de mieux en matière d’innovation pédagogique sur chaque continent. Rencontre et retours d’expériences de ce périple de six mois avec ces globe-trotteuses de l’école du futur !

© Sydney Center of Innovation in Learning : Voilà à quoi ressemble les cours à l’école australienne NBCS à Sydney.
Jean-François FIORINA : pourquoi cet attrait pour les Edtechs ?
Audrey JARRE et Svenia Busson : nous avons choisi l’angle des Edtechs car il nous semblait pertinent pour repenser la façon d’enseigner, en estimant que très peu de choses avaient changé en la matière depuis le temps de nos parents et grands-parents !
Qui connaît, dans le grand public, ce terme ? Ce qu’il recouvre ? Et qui en sont les acteurs ? Nous voulions donner plus de visibilité aux Edtech avec des exemples concrets de bonnes pratiques dans tous les domaines primaire/secondaire, enseignement supérieur et corporate/lifelong learning. En créant le Edtech World Tour, nous souhaitions donner la parole aux créateurs et penseurs des Edtechs, en donner les grandes tendances, effectuer un benchmark mondial du secteur. De voir, si en matière de data, de pédagogie, d’apprentissage, de relations parents, de relations étudiants intégrer le numérique sert à quelque chose.
Pour nous la Edtech c’est un moyen de repenser l’éducation, les méthodes pédagogiques et d’apprentissages en utilisant la tech comme un outil, un moyen comme un autre pour faire en sorte qu’elles soient plus adaptées au monde dans lequel on vit. Les edtech peuvent nous permettre d’apprendre plus efficacement quand elles sont consciencieusement mises en place.
Comment avez-vous conçu et préparé ce voyage ?
Nous l’avons construit en fonction de grandes politiques publiques d’éducation numérique engagées dans le monde (en Amérique du sud par exemple), de zones d’innovation, du calendrier de grands événements, de conférences comme à Londres ou Santiago, de la participation à des conférences ou même à des événements que nous avons co-créés comme en Inde, « la semaine des Edtechs » que nous avons organisée avec le NUMA Bengaluru.
L’idée était de partager au maximum ce que nous avons observé dans la très grande diversité des pays et des systèmes éducatifs : en Corée où perdure une vision très traditionnelle focalisée sur les résultats académiques et la sélection ; en Nouvelle-Zélande où, au contraire, naissent de nombreuses initiatives avec de nouvelles écoles et de nouvelles pédagogies.
Une diversité qui souligne également les faiblesses de certains pays comme l’Inde par son manque d’infrastructures et l’absentéisme dramatique de ses enseignants.
L’inadaptation des politiques publiques, leur manque de préparation peut conduire à des gâchis colossaux comme en Amérique du Sud (Pérou/Uruguay). Une politique généreuse de fourniture d’un PC pour chaque enfant, en 2005, – One laptop per child – peut ainsi se solder par un échec cuisant faute de formation des professeurs et de réseau Internet…
Si vous deviez rédiger le cahier des charges de l’école du 21ème siècle ? Quelles seraient vos priorités ?
Développer les quatre « C » ou compétences du 21ème siècle : Collaboration, Créativité, Communication, Réflexion Critique. Des compétences à développer dès le plus jeune âge. Nous pensons qu’elles peuvent se transmettre grâce au travail en groupe, à la résolution de problèmes, au changement du rapport à l’erreur, à la modification du rôle du professeur, à celui des parents dans l’école et dans le processus d’apprentissage…
Il faudrait également intégrer l’expérimentation dans la salle de classe comme celle portée par le mouvement des makers qui allie la créativité, le travail en équipe, le faire, le concret, la matière.
A t-on besoin des Edtechs pour réussir à l’école ?
Non. Nous en sommes le contre-exemple vivant… mais tout le monde n’a pas forcément le bon contexte, le bon entourage, les réseaux, toutes ces clés qui facilitent et favorisent la réussite. Nous aimerions que tout le monde ait accès aux méthodes pédagogiques innovantes offertes avec le numérique pour que la réussite ne soit plus qu’une question de hasard.
Nous avons remarqué que l’application de pédagogies très actives intégrant le numérique, comme à Point England School, une école des zones sensibles d’Auckland en Nouvelle-Zélande, qui utilise la vidéo comme vecteur de création et d’apprentissage ont permis aux enfants de devenir les véritables acteurs de leur apprentissage.

Un Makerspace pour les collégiens et lycéens de Hobsonville Point Secondary School à Auckland, Nouvelle-Zélande
De même nous avons observé que le simple fait de faire des maths sur un ordinateur de la salle informatique et non sur du papier avec un crayon, était un véritable bonheur pour les enfants des townships les plus défavorisés de Cape Town. La plateforme qu’ils utilisent pour s’exercer en maths, GreenShoots Education, leur a permis de faire de faramineux progrès lors des tests standardisés de fin d’année.
Êtes-vous optimiste quant à l’adaptation des systèmes éducatifs ?
En France ça bouge beaucoup, nous l’avons remarqué ne serait-ce qu’au retour de notre périple de six mois. Les Edtechs sont également pour les pays en développement une vraie chance, voyez notre précédent exemple sud-africain par exemple.
Le Mobile-Learning est en plein développement au Chili, en Inde et en Afrique où le taux de pénétration du mobile est en constante hausse. Les opportunités du mobile sont indéniables, voyez Vahan en Inde, une start-up low-tech qui propose des cours d’anglais par téléphone, Siyavula en Afrique du Sud, qui propose des cours de sciences et maths en ligne adaptés au niveau de chaque élève… Les pays en voie de développement sont de vrais catalyseurs d’innovation.
Les Edtechs issues du privé ne sont-elles pas en opposition avec le modèle public de l’enseignement. Et d’ailleurs, quels modèles économiques pour ces Edtechs ?
Le modèle Freemium semble le plus adapté au primaire/secondaire et à l’enseignement supérieur. Le Freemium, c’est la gratuité pour les professeurs et les usagers tandis que les établissements financent.
Quant à votre première question, il n’y a, selon nous, pas d’opposition tant que ces Edtech issues du privé sont co-crées avec les professeurs, les élèves en incorporant le feed-back des utilisateurs finaux. L’équation des Edtech est très différente selon les pays. Les systèmes américains, indiens ou néo-zélandais n’ont rien à voir avec le système français très centralisé. Il est beaucoup plus facile de tester des applications sur le terrain dans ces pays, à l’échelle d’un district ou d’une région, par exemple, tandis qu’en France, sans l’accord du ministère de l’Éducation nationale, le déploiement est impossible.
Les pédagogues doivent-ils devenir des entrepreneurs ou inversement ?
Ça va dans les 2 sens !
Il faut une base éducative, un ancrage théorique puis l’œil d’un développeur. Nous avons remarqué l’importance d’avoir des profs dans les équipes des start-up de l’éducation.
C’est avec les entrepreneurs qui ont été profs eux-mêmes (souvent dans le cadre du programme Teach for All) et qui œuvrent dans les Edtechs pour l’amélioration de leurs systèmes éducatifs que nous avons fait les rencontres les plus touchantes.
Quand un proviseur visionnaire pousse dans le sens de l’innovation, qu’il donne des clés, qu’il forme, l’effet d’entrainement s’enclenche.
Au-delà de la valorisation de produits, ce sont des pratiques à intégrer, à mettre en application, à s’approprier. Ça émerge en France.
Peut-on ubériser l’éducation ?
Selon nous, l’éducation et les Edtechs sont très locales et très liées à la culture de chaque pays. On est pas prêt de voir un Amazon ou un Uber de l’éducation écraser le marché mondial avec son propre adaptative learning system universel.
Votre coup de cœur ?
Des produits faciles d’utilisation comme cette application indienne de mobile learning Vahan. Ce système d’apprentissage de l’anglais fonctionne pour tout public via un téléphone tout simple, pas besoin de smartphone. Le numéro de l’application vous rappelle pour une conversation quotidienne de 20 min même si vous êtes un paysan au milieu de votre champ de maïs !
Je pense aussi à Proversity, une plateforme qui réinvente le recrutement avec les MOOCs : qu’importe son origine, son école et son diplôme, le candidat participe à un MOOC de l’entreprise à laquelle il postule et passe des tests en rapport à ce MOOC : les meilleurs sont ensuite convoqués pour un entretien.
Comment crée-t-on de la Edtech ?
Avant toute chose il est important de créer un environnement, une communauté et de la faire vivre. Elle doit disposer de ses propres espaces de rencontres, créer des événements, disposer de son média, d’un incubateur spécialisé dans ce secteur là.
Il faut donc tout un écosystème dédié pour que les Edtechs se développent.
Votre prochaine étape ?
Svenia : justement donner plus de visibilité à l’écosystème français des Edtechs.
Audrey : je vais d’abord terminer mon master recherche, et je développe au sein du Liberté Living-Lab un programme extrascolaire d’un nouveau genre destiné aux adolescents.