Diffusion exceptionnelle de mon post hebdo un mardi à l’occasion du GEM Digital Day, aujourd’hui 6 décembre avec l’interview de David Autissier. Il dirige la Chaire ESSEC du Changement et vient de publier avec Emily Métais-Wiersch, « La transformation digitale des entreprises » (Ed. Eyrolles), une plongée passionnante dans 5 études de cas d’entreprises en pleine mutation digitale (AXA, Pernod Ricard, Sanofi, Schneider Electric, Les Echos). Ou comment sont passés ces grands groupes d’une certaine forme de « bricolage » et d’expérimentations à une mutation profonde de leurs structures et de leur vision pour mieux servir leurs marchés et leurs clients. Pour nous, établissements de l’enseignement supérieur, quelles conséquences, à la fois en termes de contenu à dispenser à nos étudiants et de pratiques ?
Votre parcours en quelques mots ?
Je suis maître de conférences HDR à l’Université Paris-Est et directeur de la Chaire ESSEC du Changement. C’est une chaire de recherche multi-entreprises avec une dizaine de grands groupes privés partenaires mais également des acteurs publics,. Nous réfléchissons sur les problématiques du changement et de transformation.
Est-ce qu’à l’heure actuelle les entreprises ont besoin de recherche ?
La chaire est fondée sur la notion de ce que j’appelle « recherche-action » avec une forte implication sur le terrain. Nous travaillons à partir de celui-ci pour bien le comprendre et trouver des solutions avec les organisations concernées. Chercheurs et professeurs interviennent dans les entreprises sur leurs problématiques et interrogations. Nous apportons nos propres méthodologies, nos des grilles de lecture du réel pour proposer des solutions. C’est très différent des logiques du monde du consulting qui arrive – en général – avec des solutions pré formatées, très instrumentalisées.
Vous dites également que les entreprises n’ont pas beaucoup de solutions vers lesquelles se tourner. Est-ce spécifique à la France ? Est-ce notre rôle à nous, business schools, de proposer ce type de services aux entreprises ?
Le monde anglo-saxon est assez décomplexé sur ce point. Il y avait, en France, une rupture institutionnelle entre l’entreprise et l’école au sens large. On trouve encore des éléments de résistance alors que ces deux mondes doivent travailler ensemble.
Chez les Anglo-Saxons, de nombreux profs de business schools interviennent en entreprise, et inversement. La frontière est moins étanche. Dans certains établissements américains, les enseignants doivent même justifier d’un certain nombre de jours d’intervention en entreprise. Les business schools et l’ensemble de la communauté de chercheurs en sciences de gestion – universités comprises – ont un rôle clé à jouer dans le cadre de la « recherche-action ». Les entreprises l’attendent.
Sont-elles prêtes à payer ?
Oui. Les entreprises financent la chaire donc il faut justifier notre apport de valeur.
De la chaire ESSEC jusqu’au livre sur la transformation digitale ? Quels liens ?
Tous les ans, nous choisissons avec les entreprises partenaires un thème de recherche spécifique et transverse. Ces deux dernières années, ce fut la transformation digitale, un thème clé pour les entreprises actuellement. Il impacte beaucoup les métiers, les usages, les organisations et les investissements qui sont en lien.
Il y avait un autre élément : lorsque l’on parle de stratégie digitale ou de transformation digitale, il y a un effet de mode, ce que j’appelle digital washing. Nous voulions en avoir le cœur net.
Nous sommes allés sur le terrain voir ce qui avait été fait, de 2010 à 2015, dans cinq grands groupes : AXA, Sanofi, Schneider Electric, Pernod Ricard, Les Echos. En posant la question : « Dites-nous tout ce que vous avez tenté, ce qui a marché, pas marché. Une sorte de rétrospective des cinq années. »
Cela nous a permis d’avoir 5 études de cas sur l’appropriation du digital par ces entreprises. Deux éléments ont émergé.
Premièrement, la plupart ont commencé leur vraie transformation digitale en 2012, point de bascule. Pourquoi ? Les smartphones sont devenus majoritaires par rapport aux téléphones. Je dis toujours que ce qui différencie le digital de l’informatique classique et de l’informatique client-serveur, c’est la portabilité.
Deuxième élément, cette fois-ci endogène, sur les cas observés, de 2010 à 2012. Elles ont un peu « bricolé » dans le digital. Les entreprises ont mené de nombreuses expérimentations pour se doter d’une capacité digitale, capacité sur les technos, sur l’organisation, sur le lien entre la techno et la stratégie et entre la techno et l’organisation.
Les entreprises commencent, effectivement, à non seulement digitaliser des processus existants, ce qui est en général la première étape, mais surtout, à inventer de nouvelles applications pour des besoins qui ne sont pas encore couverts. Nous sommes très proches, en terme de stratégie, des océans bleu et rouge. Le digital sera un facteur pour aller construire de nouveaux océans avec, à la clé, des avantages concurrentiels.
Ce sont les mêmes équipes qui s’occupent de ces deux axes ?
Il y a deux stratégies : internalisée avec des équipes de la direction du digital ou externalisée. Dans le deuxième cas, on va confier des morceaux d’apps à des entités complètement extérieures sous la forme de start-up. Le cycle est ordonné de cette manière : incuber, excuber, spin-off, start-up.
Peut-on également l’expliquer par une notion de management parce qu’il y a un DG ou un PDG qui a dit « il faut absolument y aller » ou est-ce un fait naturel ?
Non. Il y a toujours des engagements très forts de la part de la direction. Les trois cas où ils ont été les plus forts, carrément des priorités stratégiques, ce sont pour AXA, Pernod Ricard et Les Echos. On se rend compte que dans le digital, il faut qu’il y ait la conjonction de deux phénomènes :
- engagement fort au niveau de la direction,
- un terrain déjà sensibilisé et qui a déjà un peu « bricolé ».
Si cela ne devient pas une norme dans le groupe, ou quelque chose qui est généralisé, cela reste une app dans un coin…
Ce sont des réflexions que nous avons au sein de l’école, est-ce que cet engagement se traduit également par une digitalisation des activités du top management ?
Il y a quand même une sorte de paradoxe. Souvent le digital est plus vu comme une technologie de front que de back : être en lien avec le client, lui proposer de nouvelles offres. Ensuite, le back, c’est-à-dire manager effectivement, il s’agit d’une préoccupation apparue en deuxième temps, celle du moment d’ailleurs.
Quelles conséquences pour nos écoles, nos enseignements, en termes de contenu et de profil ?
Il y a un constat clé sur le digital : les individus sont en avance sur les institutions. C’est un cas assez intéressant où la compétence, au sens de l’utilisation, appartient plus à certains étudiants plus capés que leurs enseignants. Dans l’entreprise, c’est la même chose, des jeunes arrivent et connaissent extrêmement bien la question. Cela modifie les frontières. Je pense, c’est un peu le sens de l’histoire, que ce soit une institution, une entreprise ou une école en tant que forme d’entreprise, nous devons absolument intégrer ces changements qui vont être au cœur de notre fonctionnement. Les écoles de management au sens large vont devoir intégrer un certain nombre de nouveaux profils d’enseignants. Ce qui est déjà le cas mais nous en sommes aux balbutiements : l’enseignement digital se situe entre innovation, stratégie et technique.
Y-a-t-il des études de cas réels sur lesquels faire plancher les étudiants ?
Il y en a quelques-unes, notamment au Canada (HEC Montréal), mais effectivement, c’est peu par rapport à d’autres sujets. Dans les écoles, nous sommes très organisés en fonctions : stratégie, IT, RH… alors que cette discipline est hybride.
Pour nous, business schools en tant qu’entreprises à part entière, est-ce que nous sommes concernés par cette transformation digitale ? Si oui, dans quels domaines ? Et, comment l’appréhender ?
Comme toute entreprise, je dirais qu’une business school est fortement impactée. En plus, nous produisons, diffusons des savoirs, cherchons à faire en sorte qu’ils soient utiles, utilisés et utilisables. Ces trois niveaux sont la production, la diffusion et l’appropriation.
Sur la production du savoir, nous devons utiliser ces technos pour produire des recherches au niveau mondial, faire des études, et mieux capter ce qui se passe sur le terrain.
Sur la diffusion, les étudiants « googelisent » de plus en plus. Nous devons proposer des supports adaptés. Les MOOCs, par exemple, fonctionnent extrêmement bien. À l’ESSEC, vous avez tout de suite plusieurs milliers de personnes qui se connectent. Je pense aussi aux conférences TEDx, aux supports vidéo, aux tutos, où la connaissance est transmise de manière contextualisée par des personnes, des discours. Donc, je pense que sur l’aspect diffusion, il faut s’interroger à la fois sur une diffusion généralisée, et en même temps à l’utilisation de ces supports dans le cadre d’un cours.
Le modèle « cours magistral + études de cas » va énormément évoluer. Moins de présentiel ? Plus de MOOCs ? Plus de résolutions de problèmes ? Tout le design pédagogique est à revoir et les étudiants nous le demandent.
Est-ce que les profs sont prêts au changement ?
Je ne sais pas, je tiens à conserver tous mes collègues [rires]. C’est très compliqué le modèle existant est bouleversé : j’ai le savoir, je le diffuse, je veille à l’appropriation, j’illustre. Demain, le savoir sera diffusé par des « intermédiations digitales », c’est-à-dire que je serai encore le producteur mais je ne serai plus le diffuseur direct du savoir. Il faut apprendre à scénariser pour une diffusion au plus grand nombre, et, dans le cadre des cours présentiels, entrer dans la résolution de problèmes.
Pour les business schools, y a-t-il d’autres éléments qui seront impactés par le digital ?
Il faut qu’on arrive à se doter d’écosystèmes de start-up spécialisés dans nos domaines (enseignement/recherche) et qui vont nous aider. Les grands groupes le font, ils se créent leurs écosystèmes de start-up en lien avec leurs métiers.
Actuellement nous avons des pépinières de start-up qui sont destinées à nos étudiants. Elles développent leurs sujets souvent très éloignés de notre cœur de métier. Il faut bien sûr les conserver mais élargir à des thématiques qui nous concernent en mutualisant les coûts entre business schools.
Je suis entièrement d’accord, ce qui supposerait d’autres types de relations entre nous.
Cela va supposer d’autres fonctionnements et effectivement ces acteurs interviendront aussi, en partie, sur le territoire de la pédagogie qui est un peu une chasse gardée…
Je vous ai beaucoup interrogé, est-ce que de votre côté, vous avez des questions, des interrogations ?
Je suis allé voir ce que vous faites, c’est bien. Je voulais vous féliciter parce que votre blog est plein de choses intéressantes. À Grenoble, que faites-vous à propos de cette transformation numérique ?
Ce sont des chantiers gigantesques. Nous sommes pris par une accélération du temps parce que la concurrence est de plus en plus intense. Le digital, c’est une pelote de laine. Quand on commence à tirer un fil, tous les jours, de nouvelles questions apparaissent et donc c’est assez difficile de prendre le temps nécessaire. Mais nous testons et expérimentons dans divers domaines comme les serious games.
Je suis d’accord avec vous, concurrence internationale.
J’ai souvent dit que nos concurrents n’étaient plus les écoles qui nous sont proches dans les classements mais les établissements étrangers. On doit aller vite, et dans ce numérique qui introduit beaucoup de changements, on ne peut pas stopper nos activités, cela nécessite du temps, de l’appropriation, de la formation également. Apprendre à scénariser un cours, créer un MOOC, un serious game, utiliser la réalité virtuelle prend non seulement du temps mais a un coût.
Le deuxième élément, et là je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, chez les étudiants, je suis surpris du manque d’homogénéité de leurs connaissances et de maîtrise des technos, plus largement, de ces questions. Même s’il est vrai que les individus sont en avance sur les entreprises et les profs.
Dernier élément, c’est vrai que les entreprises ont besoin de réflexion : quelles vont être les conséquences sur leur business model, leur organisation, les types de management ? Le sujet affole un petit peu tous les COMEX en ce moment.
Effectivement, nous le remarquons dans le cadre du thème de recherche choisi cette année : l’innovation managériale. Ce sont les nouvelles formes de management qui interrogent. Et comment j’utilise le digital pour manager ?
Vos prochains chantiers, projets ou livres ?
Trois livres sont en préparation. Un sur la « parole libérante » dans les entreprises,. Nous sommes également en train de travailler sur un ouvrage centré sur l’innovation managériale, recueil de bonnes pratiques dans une vingtaine de grands groupes. Et un dernier thème sur les changements et le business development ou comment les entreprises utilisent les écosystèmes de start-up pour changer ?