Godefroy de Bentzmann ne mâche pas ses mots, il y a urgence ! En matière de formations initiale et professionnelle, de transformation digitale et managériale des entreprises, « le chantier est immense ». Lui-même, à la tête d’une entreprise de plusieurs milliers de salariés qu’il a fondé et co-dirige avec son frère Stanislas, le patron de Devoteam est au cœur de la bataille des compétences et de compétitivité des entreprises et du pays. En témoigne son engagement actuel dans plusieurs structures telles que le syndicat professionnel Syntec Numérique, regroupant 2000 adhérents ou l’association Pascaline, dont l’objet est de retisser des liens entre le monde de l’éducation et de l’entreprise. Ses préoccupations, voire inquiétudes, bien que l’homme soit fondamentalement optimiste, l’amènent à questionner toute la chaîne de valeur des organisations et de leur recrutement — à l’heure où de nouveaux métiers, compétences et technologues apparaissent à un rythme élevé. Il estime que dans son secteur (conseil et services numériques, logiciels, technologies), 50.000 postes, chaque année, restent vacants faute de candidats ! Dans ce monde en complète mutation digitale et sociétale, Godefroy de Bentzmann considère que les acteurs privés et publics ne sont pas encore suffisamment conscients de ces conséquences profondes et irréversibles, où chacun est tour à tour, étudiant, professionnel, consommateur et citoyen.
Devoteam accompagne les entreprises et organisations dans leur transformation digitale (conseil en IT, sécurité, cloud computing et big data) depuis 1995. Elle est présente dans une douzaine de pays en Europe, cotée à Paris depuis 1999. CA : 600 millions d’euros.
Jean-François FIORINA : qu’est-ce qui vous a amené à créer Devoteam puis à vous intéresser à Syntec numérique ?
Godefroy de BENTZMANN : J’ai créé Devoteam avec mon frère Stanislas, à un moment où se produisaient des ruptures technologiques et réglementaires : l’internet et le protocole IP d’une part, et la dérégulation des télécoms un peu partout en Europe. L’idée était d’être une entreprise très experte sur ces sujets, puis nous avons évolué pour être aujourd’hui une entreprise très pointue sur les technologies qui bouleversent les usages : mobilité, sécurité, social, data, etc. Elles impactent bien sûr les business models, ainsi que les manières de fonctionner qui se rapprochent des entreprises du Web : des entreprises très ouvertes sur l’extérieur, collaboratives et avec une expérience utilisateur très avancée. Aujourd’hui, nous sommes rentrés dans la transformation digitale des entreprises grâce à ces nouveaux usages et les technologies sous-jacentes et continuons à être un acteur majeur de la direction informatique.
Quant à Syntec Numérique[1], ce syndicat est né autour des entreprises de services informatiques et s’est renforcé avec toute la partie « logiciel » et qui prend aujourd’hui une nouvelle forme avec la révolution numérique, regroupant des acteurs traditionnels comme des acteurs totalement nouveaux, le tout se transformant en permanence. Syntec Numérique représente à peu près 80% des emplois soit 425.000 salariés du secteur en France, , et à peu près 80% du chiffre d’affaires, soit 52 milliards d’euros. Le secteur crée en moyenne 14.000 emplois nets par an, avec environ 50.000 embauches de cadres par an, loin devant l’industrie qui doit être à 30.000, la banque à 17.000 et le transport à 3.000. Notre secteur est donc en réelle croissance et en création d’emplois. C’est une des raisons pour laquelle nous communiquons beaucoup, nous considérons que chaque année 50.000 emplois ne sont pas pourvus fautes de compétences.
Nous avons donc aujourd’hui un vrai sujet qui est d’arriver à fournir assez d’ingénieurs, car notre système éducatif n’en forme pas suffisamment. Trop peu sont intéressés par le secteur du numérique, et en particulier peu de femmes (moins de 15%). Notre enjeu est de motiver les écoles d’ingénieurs, tous les systèmes de formations initiales, d’une part, et d’enseignement supérieur, d’autre part, à introduire plus de scientifique dans les programmes initiaux et à les orienter vers les sujets du numérique. C’est donc pour cela que nous avons créé une association qui s’appelle Pascaline, elle regroupe une centaine d’universités et d’écoles d’ingénieurs.
- Et GEM aussi !
Très bien. Je ne vous cache pas que le monde de l’entreprise et le monde de l’éducation ont du mal à se parler. Je suis un tout petit peu frustré par ce que l’on arrive à faire ensemble, mais c’est déjà un espace de discussion. Il y a aujourd’hui de tels besoins, et surtout des vagues technologiques qui vont tellement vite que je pense que nous n’avons pas la bonne méthode. Nous avons besoin de conseillers d’orientation qui soient capables de comprendre de quoi on parle, ce qui implique de refonder en profondeur leur cursus et leur spécialisation dès le lycée. Derrière, il faut un CAPES… Nous avons un ensemble de propositions très concrètes que nous avons publiées dans un livre blanc qui indique comment et pourquoi nous allons donner un coup d’accélérateur à notre système de formation français afin de permettre de répondre aux besoins que suscitent aujourd’hui la révolution numérique dans l’ensemble de l’économie. Nous parlons d’ingénieurs mais tous les métiers sont impactés. Toutes les fonctions de l’entreprise sont en bouleversement. Les employés les plus agiles et les plus curieux sont capables d’allier la connaissance métier et ce que le numérique permet de faire en mode collaboratif, en mode data… Ce sont ces personnes qui prennent une valeur phénoménale.
Il faut également que les enseignements spécialisés en RH, finance, commerce, s’adaptent à ces changements.
- Vous avez dit « le monde de l’entreprise et le monde de l’enseignement ont des difficultés à se parler ». Comment l’expliquez-vous ?
Disons que je n’ai sûrement pas assez investi de temps dans Pascaline mais j’ai quand même le sentiment que nous sommes dans un choc de cultures. L’entreprise a un objectif de rentabilité, un objectif industriel, alors que l’université a une vocation qui est plus universelle de savoir et de transmission des savoirs. La vocation de l’entreprise est d’engendrer rentabilité et succès… des concepts qui sont quasiment des gros mots dans le monde universitaire. J’ai vu quelquefois des dimensions politiques surgir dans des débats où elles n’avaient pas lieu d’être. A l’origine, je pense que les gens viennent de mondes différents et parlent des langues différentes. Même s’il y a évidemment de la bonne volonté. Pascaline prend ici tout son intérêt, en créant un espace où les personnes peuvent se retrouver. Malheureusement, il n’y a aucune exigence de résultat et d’agenda, donc on prend le temps, on définit nous-mêmes nos priorités, ce qu’on peut regretter. Le travail réalisé est conséquent et d’un bon niveau mais face à l’urgence de la situation, il faut faire plus et plus vite, partager ce sentiment d’urgence. Nous qui sommes en première ligne dans ces projets de transformation, c’est un ressenti très fort.
- Devoteam recrute beaucoup : comment arrivez-vous à réguler cette différence entre le niveau de formation et vos attentes ?
Il y a environ 20% de l’activité qui est très innovante sur des sujets qui ne sont pas vraiment enseignés ; et 80% sur de l’activité historique. Sur ces 20%, nous avons vraiment une forte tension. Il peut y avoir quelques formations spécifiques pour répondre à ces demandes, mais la plupart viennent des formations de terrain chez les producteurs de technologie avec des compétences qui permettent d’être les premiers formés. Une fois ce niveau acquis, on rentre dans une logique où les universités et les écoles internes permettent de démultiplier ce savoir faire, démultiplier ces compétences. Il peut cependant y avoir un problème de guerre des talents car comme tout ne va pas assez vite par rapport à l’évolution du marché, il y a une tentation d’aller débaucher chez les autres ce qui nous manque, et quand on voit les bénéfices que donne la possibilité d’ouvrir de nouveaux territoires sur des questions de compétence, on arrive à des surenchères salariales…
La dimension RH, déjà compliquée dans nos entreprises, est doublée par le fait que nos clients sont aussi à la recherche de compétences rares sur les sujets innovants afin de pouvoir maîtriser des domaines qui deviennent critiques pour eux. Les technologies ont longtemps été un moyen pour eux de pratiquer leur métier ; les technologies d’aujourd’hui sont des inducteurs d’usages nouveaux et de business models. La dépendance aux technologies nouvelles est donc devenue critique. Ils ne peuvent plus compter sur un service technique classique. Un exemple : quand la Caisse des Dépôts et une dizaine de banques françaises commencent à explorer les changements de business models que va introduire la blockchain dans le domaine de la finance, on voit bien qu’ils ne nous attendent pas, car au fond, nous sommes en train de découvrir comme eux l’impact de cette technologie sur les business models. Et les compétences dans la blockchain sont rares. Ce sont des ingénieurs pointus. Les clients, tout comme nous, sont allés explorer ces technologies pour savoir quoi en faire. Et quand ils considèrent que l’enjeu est si critique qu’il remet en cause tout leur business model, alors il n’y a pas de question de prix.
– Vous avez besoin d’une rapidité très court-terme sur des compétences qui évoluent à grande vitesse, et le cycle de transformation pour les intégrer dans nos formations est beaucoup plus long. Quelles sont, dans votre recrutement, les qualités que vous appréciez, et quelles sont les compétences de demain qui feront la différence sur ce marché ?
Je pense que l’acteur professionnel de demain, est quelqu’un qui est d’abord en mode collaboratif et agile, au-delà de la spécialité qu’il va exercer. Il va être amené à travailler en équipe, beaucoup plus qu’avant, dans des modèles où la technologie compte. Il nous faut des personnes habituées à travailler dans un mode très collaboratif avec de nouveaux outils de partages de documents, de fichiers, qui sont également à l’aise avec les MOOC.
Il faut, par exemple, comprendre qu’on peut trouver, en autonomie, les données qui serviront aux bots pour solutionner un problème technique sur le marché. On voit bien que les employés actuels de nos organisations ont beaucoup de mal à entrer dans ces modèles où la hiérarchie est moins présente, plus en coaching et en arbitrage qu’en transmission d’informations, avec une plus grande attente d’autonomie. On recherche également des personnes capables de travailler beaucoup, mais en même temps dans un rythme qui est le leur. On n’est plus dans le cadre des 35 heures, mais plutôt dans celui d’horaires de travail choisis sur un mode responsable. Elles se sont surtout engagées sur un résultat, une performance, plutôt qu’un nombre d’heures.
Ce sont donc les deux grands changements : le travail en mode collaboratif et une organisation hiérarchique différente. On peut considérer que dans les années qui viennent, 40% ou 50% des gens seront indépendants et travailleront pour plusieurs clients de façon beaucoup plus autonome. C’est un mode de travail que la formation doit prendre en compte. Un nombre de plus en plus important de jeunes ne veut pas rentrer dans un mode contractuel d’engagement long, mais travailler au contraire sur des missions. Ce sont donc des thématiques sur lesquelles les écoles doivent préparer leurs étudiants, car le risque de déphasage est réel entre les universités et les écoles qui préparent les jeunes à un certain type de relations professionnelles, et ces jeunes qui feront autrement. Cela prendra quelques années pour que les organisations de formation réalisent qu’elles devraient les aider à tirer parti de ce modèle. Je ne suis pas sûr que les universités et les écoles soient de bon conseil sur la manière dont un jeune qui n’a pas envie d’être engagé dans une entreprise via un CDI devrait s’organiser. Longtemps les formations ne se préoccupaient pas de la façon dont les étudiants allaient chercher du travail, avant de se dire, il y a une vingtaine d’années, qu’il fallait les aider à préparer des entretiens, à se présenter…
- Est-ce que cela ne risque pas d’entraîner une schizophrénie de comportement chez les étudiants qui vont privilégier des entreprises comme la vôtre ou des start-ups au détriment des acteurs classiques ou traditionnels qui ne sont pas adaptés à ces nouvelles demandes ?
Les entreprises traditionnelles comme la mienne ont besoin de donner un espace de liberté à des jeunes qui arrivent pour trouver une ambiance de start-up, de petites équipes, de sujets nouveaux, de fortes responsabilités, d’autonomie… Cela nous oblige à repenser notre modèle. Les start-ups y sont déjà, elles attirent beaucoup. Les grandes entreprises sont en train de se révolutionner, et comme elles cherchent à ressembler aux entreprises nouvelles, elles créent des petites cellules, doublonnent les organisations… Il y a donc de très beaux projets dans des entreprises très traditionnelles dans lesquelles la direction a réalisé que s’ils ne créaient pas des espaces de liberté pour ces nouveaux projets, ils ne rentreraient pas dans le nouveau modèle des entreprises du Web.
Je pense donc qu’il y en a pour tout le monde. L’autre forme pour ces jeunes est la possibilité de devenir indépendant, et de travailler pour ces trois types de structures, mais sur un projet qui dure trois mois, ou sur plusieurs à la fois… Ils peuvent avoir peur de trouver des missions de prime abord, mais quelqu’un qui sort d’une école de commerce, qui a intégré le fonctionnement de la blockchain et des transformations numériques risque plutôt d’avoir 5-10 missions parallèles… Il gagnera au fur et à mesure en réputation et en notoriété, et à la fin fera partie de la population d’indépendants qui grossit à très grande vitesse, comme cela se produit en Belgique, aux Pays-Bas, en Scandinavie… Et ceux-là ne sont pas indépendants par hasard, ils le sont car ils sont bien plus agiles, bien plus heureux, bien plus riches… Des entreprises comme les miennes se repositionnent sur des sujets où il y a besoin d’un engagement plus fort.
- Autre sujet pour sortir du domaine de la formation : les pouvoirs publics. Vous qui avez publié un livre blanc, est-ce que vous avez l’impression que nos élites politiques ont pris toute la mesure des conséquences du numérique et de tous ces changements, des sources potentielles d’emploi, de nouvelles activités et d’économies ?
C’est intéressant car pendant cette campagne électorale j’ai rencontré beaucoup de monde et de politiques. Au sein de l’Etat, il y a des gens comme Henri Verdier qui est un peu le DSI de l’Etat, qui lui, a parfaitement compris les enjeux actuels. Il a une organisation très agile au milieu de cette très grande administration qui gère des projets de quelques semaines avec des collaborateurs qui travaillent dans un mode totalement start-up avec une grande efficacité. Il y a donc des personnes qui comprennent très bien ces sujets, dans les grandes administrations, mais aussi dans la politique. Et dans ce milieu, il y a quelques personnes qui ont fait l’effort de se sensibiliser et d’essayer de comprendre, mais la plupart (des politiques) n’est pas sur le sujet et ne saisit pas que le numérique est une révolution qui va tout emporter. Pour les citoyens, cela va générer des frustrations absolument colossales, d’abord pour les ceux qui vont râler de ne pas avoir des services publics d’un même niveau qu’un service privé, dans la capacité à accéder à leurs données n’importe quand, sur des formats conviviaux, dans des temps de traitement quasiment instantanés. Ces changements sont possibles, mais il s’agit d’un gros chantier, qui nécessite des investissements lourds mais qui peuvent générer en contrepartie d’importantes économies. Aujourd’hui, je pense que l’on n’est pas prêt à lancer ces investissements : la plupart des acteurs et, en particulier les politiques, n’en perçoit pas les besoins, et dit en substance « J’ai d’autres priorités ». Dans la campagne actuelle, la modernisation de l’Etat est un sujet qui a rarement été évoqué par les deux principaux candidats qui étaient Fillon et Macron.
Si le nouveau président ne met pas en place une organisation qui impose à ses ministères de se repenser, ce sera difficile. Alors que — vous avez raison de le mentionner — cela va créer des emplois. Cela va en détruire un certain nombre, et tout naturellement en recréer. Si on prend l’exemple de la santé, nous avons un potentiel considérable. En introduisant la télé-médecine, on va créer des jobs d’infirmiers un peu partout. Avec les outils connectés, vous avez un bien meilleur suivi des patients qui sont dans les déserts médicaux, qui souffrent de complications ou de pathologies lourdes, chroniques ou orphelines.
Un certain nombre d’études a montré que si on multipliait par 10 le nombre d’infirmières, on économiserait 30% du budget de la sécurité sociale. Il y a des expérimentations, dont une qui s’appelle ASALEE, qui montre que l’on peut aller bien au-delà en terme de services aux patients pour des économies phénoménales. Et tout cela est permis grâce à la technologie, il ne manque plus qu’un décideur pour appuyer sur le bouton start.
- Et l’éducation sera-t-elle également impactée par le numérique ?
Il est certain que le numérique va bouleverser la manière d’enseigner. C’est l’un des derniers domaines à ne pas avoir été désintermédié, et c’est quelque chose qui est, à mon avis, en train d’arriver. Je ne suis pas spécialiste de la formation du futur, mais je pense que la formation professionnelle est la priorité, bien avant la formation initiale ou supérieure qui suit des sujets dont l’amélioration est en cours. La révolution numérique va bouleverser des modèles pour les recréer ailleurs sous des formes que l’on ne connaît pas encore et dans d’autres géographies. Nous sommes confrontés au fait que presque tous les actifs vont être amenés à changer d’activité dans les années qui viennent. Et pour pouvoir changer d’activité, il faut se former. Le sujet n’est pas tant celui de la formation professionnelle sous ses modalités actuelles, que l’on connaît bien, mais celui des nouveaux métiers qui vont émerger. Il faut laisser les personnes décider d’aller où elles le veulent. C’est pour cela que chez Syntec Numérique, nous avons très vite émis l’idée de lancer un Grenelle de la formation professionnelle pour mettre autour de la table tous ses acteurs (Pôle Emploi, OPCA, organismes paritaires, organismes de formation). L’objectif serait d’imaginer comment toucher 35 millions d’actifs qui vont devoir se reformer dans un temps assez court, afin de leur permettre de changer de métier. Pour la formation professionnelle, nous pensons que chacun puisse avoir un compte universel de formation fongible en euros avec d’autres droits qui pourraient être le chômage, attachés à leur personne et non à leur contrat. À la seule condition que nous ayons établi un processus, et ré-établi la concurrence pour que les OPCA ne soient pas les seules à pouvoir décider des cursus de formation.
Nous sommes convaincus que ces droits doivent être attachés à la personne et non à leur type d’engagement contractuel, CDI, en CDD, indépendant ou chômeur…. Ces droits doivent être fongibles en euros pour que vous soyez en mesure de décider vers quelle formation vous souhaitez vous orienter sans que l’entreprise ne décide pour vous. Cela peut être aussi des domaines que l’entreprise n’imagine même pas. Je prends un exemple : vous étiez dans la banque, et vous voulez devenir télé-infirmier dans la région qui vous intéresse. Il s’agit vraiment d’un nouveau projet, et vous pourrez investir même des économies personnelles dans un compte de formation qui vous permettra de viser cela.
Sur ce sujet de la formation professionnelle, il nous faut donc une plateforme numérique qui permette aux intéressés d’aller sélectionner à partir de leur compte universel, des formations pour changer d’activité en devenant responsable de son avenir professionnel. Et cela se fera sur la base des formations que proposeront les universités, les écoles… à travers les formats qui peuvent être les formats traditionnels ou d’autres à inventer.
- J’ai toujours dit que les entreprises étaient en avance sur les écoles et les universités en matière d’école du futur, et vous l’avez parfaitement indiqué : il y a, à la fois un aspect de volume, et une notion qui est un gros mot dans l’éducation qui est celle de rentabilité immédiate. Je vous ai beaucoup interrogé, est-ce que vous avez, de votre côté, des questions ou des réflexions à partager ?
Bien sûr ! Tous ces sujets sont vus du côté de l’entreprise, avec un rêve qui est que l’éducatif bouge. Cela m’intéresse dans ce cadre de voir des personnes comme vous qui se posent des questions, qui veulent évoluer. Je vois un peu le système éducatif français à travers des réunions ou à des assemblées générales, à Pascaline par exemple. Sinon je ne connais pas très bien. Je vois plus le fonctionnement de la Grande Ecole Numérique, mais qui est un peu particulière car elle s’est beaucoup attachée aux décrocheurs. Je remarque à l’étranger un certain nombre de systèmes éducatifs et d’écoles qui sont en train de se réinventer. C’est vrai que j’ai envie qu’en France nous inventions un système intelligent ! Lenôtre forme les meilleurs ingénieurs du monde, nous avons de très grandes écoles de commerce et de gestion. Cela m’intéresse donc de voir comment vous percevez ce secteur, moi qui suis persuadé que la France a une carte à jouer dans ce domaine.
- Pour donner quelques éléments de réponse, je commencerais par dire qu’on observe un changement notable du comportement des étudiants depuis quelques années, avec une notion de zapping. Le CDI ne les fascine plus. Et avec un élément qui est la mobilité : aujourd’hui à Grenoble, demain à Lyon ou Singapour… C’est ce qui change par rapport aux autres générations : chacun a ses propres objectifs.
- Le deuxième élément important, c’est la notion d’entreprenariat, avec un fort désir de création. Il ne faut pas non plus se réjouir en se disant « ça y est, nous avons une génération d’entrepreneurs ! » : les jeunes recherchent l’entreprenariat pour éviter la hiérarchie, parce que c’est une très bonne carte de visite dans les entreprises, mais également parce qu’il est aujourd’hui extrêmement simple de créer son entreprise à partir simplement d’une idée et d’un ordinateur.
Il s’agit donc pour nous de les préparer dans ces domaines en sortant un peu des enseignements classiques ; et pour l’entreprise de reconnaître la valeur de ces expériences.
Le troisième grand élément est tout ce qui concerne les doubles cursus, les doubles compétences.
Le quatrième est celui qui consiste à apprendre beaucoup et de différentes manières. La salle de classe devient un élément d’apprentissage parmi d’autres ; ils veulent suivre des MOOC, accumuler des expériences ou des projets entreprises. Ils sont prêts à beaucoup bosser de peur de ne pas être compétents.
Ce dernier point que vous avez évoqué est nouveau pour moi. Je l’ai vu chez mon dernier qui a 20 ans, moins chez les autres. J’en suis très satisfait : je ne ressentais pas cette « rage » auparavant que je crois percevoir dans cette génération qui a 20 ans aujourd’hui, et ça me rassure que je ne sois pas le seul à avoir eu cette impression !
- L’idée pour eux est bien d’accumuler des expériences, des compétences pour ne pas se faire « avoir », se retrouver bloqués comme la génération précédente. Et ce qu’ils attendent de nous, grandes écoles, c’est de pouvoir être opérationnel dès la sortie et d’avoir une capacité à changer en permanence de métier, d’activité, d’entreprise, de pays …
Maintenant, sur les changements concernant les écoles. La digitalisation est en train d’impacter l’ensemble de nos métiers. Je pense, entre autres, à la pédagogie avec le mini exemple que sont les MOOC, et la technologie qui est, contrairement à ce que certains ont voulu penser, bien un moyen et non une fin. Cela va également changer la relation que nous avons les étudiants. J’ai inventé un concept que je qualifie de SRM pour Student Relationship Management, qui consiste à dire que la relation avec l’établissement commence avec la prise de contact pour s’établir tout au long de la vie. Nous devons entretenir une relation de service avec l’étudiant.
Nous qui sommes maintenant de grosses machines, avec pour GEM 8.000 étudiants, 50 programmes de formation, 6 campus en France et à l’étranger, il faut être capable de gérer, ce que va nous permettre le numérique, et d’autres applications. Celles-ci pourront être, par exemple, la réalité virtuelle qui seront très bientôt dans les salles de classe et qui pourront impacter directement des capacités d’apprentissage, comme dans le cas d’un cours de négociation où l’étudiant pourra s’immerger dans une vraie négociation au lieu de rester passif devant une vidéo.
On peut penser également au big data pour pouvoir gérer à la fois l’individu, son groupe de TD et sa promo tout en respectant l’individualisation du cursus.
D’autres éléments impactent également notre relation avec l’entreprise. Jusqu’à présent, l’école de commerce était seule au centre de la relation entre l’étudiant et l’entreprise. On s’aperçoit que 20% de nos étudiants ont été recrutés sans avoir candidatés, pour beaucoup qui ont été embauchés par l’entreprise qui, au lieu de passer une annonce et de recevoir un flot de CV va pouvoir sourcer avec un algorithme permettant de cibler sur Linkedin dix apprenants à fort potentiel. Cela implique que nous réinventions notre métier, que nous créions de la valeur, indispensable en tant qu’écoles payantes.
D’autre part, il faut que nous préparions nos étudiants à définir les nouveaux business models, et aider les entreprises dans la dimension recherche à mieux définir et cerner les bouleversements du numérique.
Voilà donc quels sont nos préoccupations et chantiers actuels. Il y a urgence à travailler avec vous, ce qui n’est pas évident ; dès que nous parlons d’éducation en France, l’idéologie revient au galop, ainsi que l’opposition entre universités et grandes écoles et a fortiori écoles de commerces. Mais nous avons intérêt à le faire sinon les meilleurs étudiants vont partir. Et c’est déjà le cas : mon exemple favori c’est l’EPFL (Lausanne, Suisse) qui accueille à bras ouverts plus de mille étudiants français !
Mon dernier y est effectivement. Il y est très heureux
- Pour revenir à nos enjeux, je remarque qu’aujourd’hui il nous faut donner beaucoup aux étudiants en très peu de temps. Il nous faut leur donner à la fois des fondamentaux, des techniques, des savoir-être, mais également d’autres visions, de l’analyse critique, mais surtout aussi les préparer à des révolutions sociales, technologiques, c’est-à-dire les former à pouvoir s’adapter à ces situations, avec ce que j’appelle de tous mes vœux, le grand retour de la culture générale.
Là vous me faites très plaisir parce que je suis atterré de voir comment les ingénieurs sont formés dans un mode qui peut-être leur plaît beaucoup mais me paraît extrêmement dangereux pour l’avenir. Leurs capacités à penser plus large et à s’adapter pourraient vraiment s’améliorer. Je vous rejoins totalement sur ce point : quand je vois le nombre d’heures qu’ils font en maths et en physique en comparaison à leur niveau de culture générale, d’histoire. Il y a beaucoup à faire aussi dans ces domaines pour en faire des citoyens plus libres et plus indépendants, pour vivre et inventer le monde de demain.
- Merci pour cette discussion !
[1] Syntec Numérique rassemble les Entreprises de services du Numérique (ESN), les Éditeurs de logiciels et le Conseil en technologies. Les adhérents vont de la très grande organisation (Microsoft, Accenture, Oracle, HP) en passant par une centaine d’EPI ainsi que des PME, des start-ups, des plateformes à l’image de Facebook (400 d’entre elles l’ont rejoint en 2016).
Espérons simplement que pour ses 35 millions d’actifs et pour tous les retraités et futurs retraités, le président et son gouvernement sauront gérés la CONDUITE du CHANGEMENT, en donnant tout le temps et la concertation pour mener à bien tous les projets associés à cette TRANSFORMATION.
Les informaticiens ont un atout, depuis 50 ans, ils ont l’habitude de changer … sinon c’est l’… obsolescence, des matériels, des systèmes, des processus, et des personnes (eux d’abord) !
Anticiper, préparer, concerter, décider ET agir, tout cela prend du temps, mais pas trop, il ne faut !