Le blog de Jean-François FIORINA

Do you speak french management ?

353.la_prouesse_française_BournoisFrank Bournois, actuel Directeur général de ESCP Europe vient de publier La Prouesse française aux éditions Odile Jacob, avec deux collègues — Ezra Suleiman et Yasmina Jaïdi. Une très intéressante étude qui analyse le management des entreprises du CAC40 vu par les étrangers qui y travaillent. On découvre — avec bonheur et quelquefois surprise — que le manager français est perçu comme performant, humaniste, entrepreneur et innovant. Il pêche, par contre, en matière de communication par manque d’explication de ses décisions ou de partage des informations. Notre « culture de l’implicite » nous rapproche également plus de la culture chinoise que de celles des Allemands ou des Anglo-saxons, basées sur l’explicite. Passionnant ! 

 

Jean- François FIORINA : Pourquoi cette idée de livre ? Avais-tu déjà travaillé sur ce sujet ?

Frank BOURNOIS : J’avais réalisé à la fin des années 80 une thèse sur le management comparé, c’est-à-dire le système de préparation des dirigeants dans les différents pays ; j’ai une longue filiation de questionnement sur ce sujet. J’avais noté un élément fort : beaucoup de chercheurs étudiant le cas français demandent à des Français eux-mêmes leurs avis. D’où l’idée de « retourner le gant », c’est-à-dire de ne plus regarder l’objet mais son moule. Concrètement, cela se traduit par le fait d’interroger des non-Français qui évoluent en France ou dans des entreprises françaises à l’étranger, car ceux-ci sont réellement à même de percevoir ce qu’est le management à la française.

J’ai choisi de prendre les entreprises du CAC 40. Nous les connaissons bien même s’il faut bien préciser que ce n’est qu’un segment, non représentatif, de l’ensemble des entreprises françaises.

 

Est-ce que ces entreprises ont bien joué le jeu de l’étude ?

Beaucoup étaient intéressées et ne s’étaient pas posé la question sous cet angle. Je pense notamment à celles et ceux qui étaient à la tête d’universités d’entreprises, qui encadrent en permanence des groupes de formation composés de nationalités différentes traitant de la question du management, de la culture de l’entreprise…

S’est posée également la question de savoir qui interroger. Ce n’est pas la même chose de questionner le n-2 du président ou son n-6 ! Nous sommes tombés d’accord pour dire qu’il nous fallait prendre entre 100 et 200 personnes par entreprise.

Nous avons d’ailleurs pu voir, au titre de l’anecdote, une forme de polarisation entre ces entreprises sur la question des données et de la confidentialité au moment où nous demandions les contacts des personnes que nous avions ciblées. Les emails par exemple.

 

Avez-vous fait une restitution auprès des entreprises ?

Nous l’avons fait à deux moments, dont un point intermédiaire. Pour ce qui est de la démarche, nous avons fait du qualitatif, du quantitatif puis à nouveau du qualitatif. La première enquête qualitative servait d’abord à dégrossir afin de voir les grands axes qui apparaissaient. C’est à ce moment que nous avons fait le point intermédiaire avec les entreprises pour leur présenter ces axes.

Après ce point intermédiaire, la moitié du CAC 40 s’est engouffrée dans l’opportunité ! Alors même que je trouve que le projet était encore un peu flou… J’avais initié le projet dans la dernière partie de l’année 2013. Je l’ai fait aussi car je suis très proche de Ezra Suleïman, un des co-auteurs, sociologue américain à Princeton mais aussi grand spécialiste de la France. Yasmina Jaïdi, qui travaillait avec moi à Paris II, nous a aussi beaucoup aidés. Depuis, j’ai été nommé à ESCP Europe et ce ne fut pas facile d’être sur les deux fronts. Je ne suis pas sûr que je le referai pas avec cette envergure-là, même si ce serait très intéressant, pour ESCP Europe, de décliner sur « les Allemands vus de l’extérieur », etc.

 

Y a-t-il des travaux analogues qui ont été menés dans d’autres pays ?

Sur ce modèle, pas que je sache. Il y a eu pas mal de travaux initiés souvent par de grands cabinets de conseil pour regarder comment on forme, transforme, rémunère dans différents pays, mais pas en demandant aux salariés « exogènes » leur analyse sur les systèmes de management autochtones.

 

As-tu été surpris par les résultats ? 

Absolument ! Surtout qu’on est dans un environnement où il y a souvent beaucoup de french-bashing. Et qui est bien souvent auto-administré, les Français ayant une sacrée capacité à s’auto-déprécier, à ne voir que les points faibles plutôt que les points forts, ce qui est à mon sens lié à l’éducation dans le primaire et le secondaire. Mais c’est un autre sujet…

Pour reprendre, nous avons donc interrogé nos répondants sur plusieurs angles : les expériences au quotidien du management à la française, le profil du manager quand ils les regardent par rapport aux profils de managers qu’ils connaissent dans leurs pays, le comportement au travail… Ressortent ainsi de nombreux points positifs, des qualités qui convergent et qui sont vues et reconnues par les managers étrangers.

 

Tout d’abord, beaucoup plus que par le passé, l’accent est mis sur le sens de la performance, comme cela a été attesté par une batterie de données et de statistiques. J’ai trouvé cela étonnant évidemment, car si on avait interrogé les Français eux-mêmes, ils auraient dit que c’est le monde du règne du cafouillage absolu et du bricolage.

Deuxièmement, là où je m’attendais à ce qu’on cite l’arrogance ou autre, on nous parle d’humanisme. Cela traduit des managers à l’écoute, chaleureux… Cela ne veut pas dire bien sûr qu’ils ne sont pas fermes, mais cela met à jour une dimension qui avait déjà été présentée par des travaux anciens, où l’individu compte autant que la structure, et que parfois les projets ne partent pas de ce qu’il faudrait faire mais d’avec qui et comment on pourrait faire.

Troisièmement, il y a un esprit d’entreprise et d’innovation.

Et dernière chose, est présentée une qualité un peu magique, une alliance dont on n’identifie pas bien les ingrédients, entre la rigueur et la flexibilité. Ce qui paraît étonnant tant rigueur et flexibilité paraissent antinomiques !

Les répondants donnent aussi bien sûr des pistes d’amélioration. En premier lieu par exemple, l’importance d’expliciter les prises de décisions. Ils se retrouvent parfois dans des réunions où on ne sait pas trop qui est le chef, qui décide, etc. On ne sait pas trop lorsqu’on va en réunion si la décision sera prise ou si tout l’a déjà été en amont dans les coulisses et il ne s’agira que d’acter.

 

C’est ce qui m’a surpris aussi ! Je me permets de t’interrompre quand tu parles de réunions. Dans certains cas, c’est un peu le « code du bac à sable » : on s’engueule, mais ce n’est pas personnel, c’est uniquement une posture pour montrer qu’on est le plus fort.

Oui, c’est ça. De même que certains nous remontent que des personnes viennent dans des réunions et repartent en voyant que les participants n’ont pas le même rang qu’eux. Tout cela tempère un peu la notion de performance si on ne vient que pour les acteurs et pas pour ce qui est à faire !

Un deuxième axe est la communication, plus précisément le fait qu’il est souvent nécessaire de faire un effort pour rentrer en communication avec les Français pour recueillir de l’info. Beaucoup de choses se passent sous l’eau et on peut se retrouver en manque d’informations ou de personnes ressources.

 

Tu parles de l’importance de la machine à café. Ce rituel n’existe pas, ou moins, dans d’autres pays ?

Tu as raison de le mentionner dans la mesure où cela rejoint le management by wandering around qui existe dans les autres pays mais qui est différent dans le cadre de la culture française. On peut citer l’Oréal pour donner un exemple caricatural de ces entreprises à culture « organique » où tout est très flexible, où il n’y a pas de description de poste écrite, etc. Quand on est non-français et qu’on arrive dans cette entreprise où on vous explique en substance « vous n’avez pas de description de poste, mais vous avez cela à faire, et ce n’est pas grave si quelqu’un d’autre vient et se l’approprie, vous ferez autre chose, renseignez-vous, le principal c’est d’avancer… », cela peut être extrêmement déroutant.

Une des façons de faire alors est d’aller vers ses collègues et de les utiliser comme des « ressources ». Je prends un des exemples qui a été donné par Yasmina Jaïdi chez l’Oréal, expliquant que certains prévoient leurs déjeuners avec leurs collègues sans nécessairement savoir ce qu’ils ont à se dire à deux ou trois mois à l’avance. Il ne s’agit pas de déjeuners de travail ! Mais si cette personne ne s’investit pas dans cette communication informelle, elle va se couper de ressources et limiter sa performance.

 

Les personnes que vous avez interrogées, vous ont-elles dit si elles ont choisi l’entreprise pour sa nationalité ou la marque ?

Très bonne question ! Très peu ont choisi la nationalité, la plupart l’ont fait pour la marque, et aussi pour l’intérêt du poste.

 

Une grande conclusion que je voudrais marteler c’est que si nous pouvons nous réjouir que nos grandes entreprises et particulièrement celles du CAC 40 sont vues comme de grands groupes très agiles, il existe et s’aggrave un important fossé au sein des grandes organisations françaises. Tout le monde progresse un peu sur l’agilité, mais je pense que les écarts entre les grandes entreprises du CAC 40, les grandes ETI et les administrations publiques sont importants.

 

Cela fait le lien avec une question très philosophique : ces entreprises du CAC 40 sont-elles encore françaises ?

C’est la réponse du oui et du non. Ces entreprises du CAC 40 ont environ 60% de leurs effectifs hors de France. En même temps, elles sont françaises car les structures mentales, les comités de direction  — encore pour l’instant —, les habitudes, les rituels… demeurent très français. Mais rappelons encore que les entreprises que nous avons étudiées ici sont parmi les plus internationalisées, et bien plus que la moyenne des entreprises françaises ! Encore une fois, elles sont françaises évidemment par leurs origines mais dans leurs pratiques, elles apparaissent comme très agiles car elles ne sont plus totalement françaises et qu’elles ont dû se transformer.

 

Parce qu’elles ont été confrontées à la concurrence et à d’autres règles du jeu qui fait qu’elles ont été obligées de s’adapter.

Il n’y a pas le choix ! Et c’est pour cela qu’il faut surtout ne pas faire de généralisations : cela ne porte pas sur toutes les entreprises françaises et encore moins sur toutes les organisations. Certaines restent dans un modèle de gestion de contraintes, de partenaires sociaux, de syndicats qui les ralentissent et qui du coup crée un fossé entre le CAC 40 et les autres.

C’est pour cela que nous avons ciblé ces entreprises spécifiques, nous cherchons juste à donner un repère sur les entreprises qui sont les plus « avancées », les plus internationalisées. Et si elles ne sont pas représentatives des entreprises françaises dans leur ensemble, elles représentent quand même quasiment 4 millions de salariés…

 

Avez-vous constaté des différences de perception entre les personnes formées à l’étranger et les autres ?

Là tu entres dans une analyse plus fine, passionnante, et qui justifierait beaucoup d’articles ! Nous avons pu voir que ceux qui ont été exposés à la France ou à la langue française — j’y reviendrai — sont par définition beaucoup plus réceptifs et s’adaptent beaucoup plus vite. Pour s’adapter à la culture française, nous avons vu qu’il faut autour de 14 mois.

 

J’ai été très surpris de voir que les cultures implicites mettaient moins de temps à s’adapter à la France que les cultures explicites.

Oui, c’est d’ailleurs intéressant de se dire que les Chinois peuvent s’adapter plus facilement à la culture française que ne le peuvent des Anglais ou des Allemands. Ce qui veut bien dire que la proximité géographique n’est pas le critère le plus pertinent. Les personnes ayant grandi dans des cultures implicites, celles qu’on a appelé les high context cultures, se comprennent mieux même si elles sont confrontées à une autre culture implicite parce qu’elles sont en permanence à la recherche d’éléments ou de signaux pour décoder un contexte. Celles qui viennent d’un contexte plus explicite, où on donne clairement les codes, ont vraiment plus de mal. Cette différence se fait sur la capacité à rechercher, intégrer et comprendre les informations délivrées.

 

Merci ! En conclusion je reviens sur notre situation commune de directeur d’une grande école. J’ai vu dans ce livre des enseignements pour nous, comme le fait que nous devons prendre en compte le fait de mieux former nos élèves à la prise de décision ou à l’importance de l’interculturel.

Absolument ! C’est vraiment un point essentiel. Le vrai franchissement du seuil de l’international, c’est le management comparé. Ce qui compte, ce n’est pas d’enseigner les principes de la comptabilité allemande en Allemagne et française en France pour pouvoir se dire international ! Le franchissement de seuil se fait véritablement quand les deux groupes d’enseignants se rapprochent, ont compris et décodé le système de l’autre en tirent des conclusions en termes de similitudes et différences. Et nous avons dans ce sens encore beaucoup à faire pour pouvoir parler d’international ! Cette dimension de l’interculturel est importante pour améliorer la connaissance et la formation de nos étudiants en termes de futurs managers, et il ne faut pas s’attendre à ce que nos élèves le fassent de façon automatique ; il faut qu’on les aide beaucoup en ce sens ce qui implique que les professeurs eux-mêmes aient franchi ce palier.

 

Pour appuyer cela, je dirais que trois dimensions entrent en jeu. Une dimension d’abord de géopolitique et de culture générale. La dimension ensuite de l’interculturalité dont tu as bien parlé. Enfin, une autre dimension, qui n’est pas liée à des disciplines de management à part entière, mais recoupent le « leadership » : la prise de décision, l’évaluation, la conduite de réunions, la communication, la gestion des émotions…

Et il s’agit du plus difficile à enseigner : la dimension de la confiance. Comment former sur ce point ? On ne peut pas le faire avec nos méthodologies classiques. C’est pour ça que j’ai apprécié ce livre. J’avais oublié la partie Recherche, qui est encore plus importante, et rend encore plus fondamental le rôle des business schools françaises.

 

Dont on doit être fiers, dont le pays doit être fier et qu’il faut continuer d’encourager.

Commentaire (1)

  1. Ahmed Gargouri

    Un blog fort intéressant, merci et bonne continuation

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