Alors que le ministère de l’enseignement supérieur lance une concertation sur les modalités d’accès à l’université en vue de limiter l’échec en licence, interview avec Laurent Daudet, professeur à l’Université Paris-Diderot, l’un des deux coordinateurs du rapport proposé par Terra Nova sur les rythmes universitaires. Qui rappelle que la licence n’est pas une durée mais une somme de crédits, en l’occurrence 180, et propose que chaque étudiant puisse les valider à son rythme, quitte à en suivre moins quand il aura besoin d’accompagnement. Objectif : accompagner la réussite plutôt que de causer l’abandon !
Jean- François FIORINA : pour vous, quelle devrait être la mission de l’université ?
Laurent DAUDET : Je pense qu’elles sont multiples. En premier lieu, nous souscrivons totalement à l’objectif de l’augmentation de la part d’une classe d’âge qui doit avoir un diplôme de l’enseignement supérieur. Ce qui ne se limite pas à l’université ! Tout l’enseignement supérieur a son rôle à jouer, l’université comme les premiers cycles, comme les écoles.
Nous sommes un des pays qui se concentre le plus sur la formation initiale, au détriment de la formation tout au long de la vie. Le rôle de l’université doit être ce rôle central où chacun peut passer ou repasser un diplôme sur le tard, acquérir quelques formations plus théoriques que les formations professionnelles actuelles qui sont très appliquées.
C’est avant tout un lieu d’émancipation général pour les étudiants qui apprennent un esprit critique par rapport au monde de plus en plus complexe dans lequel nous vivons.
N’est-ce pas un peu ambitieux de souhaiter un système avec tant d’objectifs, de types d’établissements ayant chacun plusieurs missions de préparation aux études supérieures et à la vie professionnelle ? Le tout dans un maillage qui permettrait à tout le monde de fonctionner ?
Je n’ai personnellement jamais cru à l’adéquation — trop serrée pour l’université — entre les études et l’insertion professionnelle. Elle est toujours à côté de la plaque quand elle essaie de trop coller au marché de l’emploi.
Même en master ? Pour nous, certains sont très compétitifs…
Je pense que l’université insère très bien ses étudiants dans certains masters et certaines spécialités mais pas forcément sur des compétences professionnelles pointues, plutôt sur un esprit très large. Ce qui est alors recherché est cette capacité d’autonomie, et cet esprit critique acquis au contact des dernières recherches, que l’on acquiert à l’université.
Les entreprises et l’université, c’est « je t’aime, moi non plus », est-ce deux mondes différents ?
C’est en train de changer. Les entreprises ont certes plutôt historiquement tendance à embaucher leur R&D parmi les ingénieurs. Mais je sens qu’elles voient de plus en plus l’intérêt de créer une bonne complémentarité avec des docteurs issus de l’université.
Le monde académique est-il prêt à travailler avec les entreprises ?
Les doctorants qui sont au plus haut niveau de l’université se rendent bien compte que tous ne deviendront pas des universitaires. Cette endogamie où l’on formait des docteurs pour qu’eux-mêmes après deviennent professeurs d’université n’est plus de mise. L’interaction avec les entreprises, comme la recherche partenariale, est entrée dans les mœurs.
Pour revenir sur cet objectif d’accession d’une classe d’âge à un diplôme de l’enseignement supérieur. Comment faire pour éviter que 60% échouent avant d’atteindre la licence.
Toute la difficulté est bien là. Est-ce qu’ils n’ont pas le niveau parce que c’est trop tôt pour eux ? Ce qui nous ramène à cette idée de pouvoir travailler puis de reprendre les études plus tard quitte à valider certaines compétences qui ont pu être acquises en milieu professionnel en VAE ou VAP (Formation professionnelle continue) ou autres dispositifs.
Une des solutions est également d’aller vers un enseignement qui soit plus personnalisé : identifier pour chaque étudiant ses carences théoriques, lui proposer des cours de remise à niveau ou de soutien. Tout ça va coûter de l’argent, bien entendu. L’université doit effectivement devenir un lieu dans lequel l’enseignement sera beaucoup plus individualisé, avec cette notion de contrat de réussite personnalisé. L’université acceptant par exemple des étudiants sous condition de se remettre à niveau en première année.
Comment peut-on gérer personnalisation et massification ?
Je pense que plus le nombre d’étudiants est important, plus cette notion de modules est gérable. Où trouver des unités d’enseignement et leurs financements pour cinq étudiants ? Le nombre crée le choix. Et il y a donc aussi intérêt aux regroupements d’un certain nombre d’universités qui pourraient ainsi proposer plus d’options, de possibilités, de parcours différenciés pour les étudiants.
Ce qui va supposer de nouveaux métiers pour l’université ? Notamment pour le corps professoral, qui sortirait ainsi du dogme pour lequel la seule carrière possible est la recherche. Et donc disposer de spécialistes de la pédagogie, de l’accompagnement, du développement personnel…
Tout à fait. Toute cette notion d’ingénierie pédagogique est vraiment quelque chose à développer chez nous. Nous avons besoin que ce type de compétences soient plus valorisées dans leurs carrières, pas seulement la partie recherche ! C’est quelque chose de très fort. Nous avons aussi besoin, de façon très terre-à-terre, de secrétariats pédagogiques, de plus de personnes qui accueillent concrètement au quotidien les étudiants… Dans certaines universités, nous avons tenté de faire des estimations de ratios secrétariats/étudiants : on arrive à une personne en secrétariat pédagogique pour 200 étudiants ! C’est extrêmement faible, surtout dans les comparaisons internationales.
Les prérequis sont beaucoup évoqués en ce moment, donc deux questions : qui va les définir et comment les valider ? Quels parcours alternatifs ou complémentaires pour acquérir ces prérequis ?
C’est toute la discussion en cours ! Il faut éviter de mettre en place une grande usine à gaz où ces prérequis seraient — par exemple — intégrés à APB. Je pense qu’il faut laisser à chaque établissement le soin de définir quels sont ses prérequis, et d’en comprendre la répartition sur leurs territoires.
À partir de là peuvent apparaître deux options :
- Si l’établissement est choisi par un étudiant qui n’a pas les prérequis et les capacités de remises à niveau, ce dernier sera accepté tout en étant obligé de s’inscrire à un certain nombre d’UE (Unités d’enseignement)/semestres qui peuvent être en parallèle ou en préliminaire.
- Si l’établissement n’a pas ces capacités, il devra les mutualiser sur le territoire. D’où cette nécessité d’articulation au niveau des territoires qui proposeraient remises à niveau et passerelles pour les étudiants qui n’auraient pas ces prérequis.
Cela supposerait également l’utilisation du numérique pour des remises à niveau ou autre. Est-ce envisagé, envisageable ?
Tout est envisageable mais il ne faut pas non plus voir le numérique comme une solution miracle pour se débarrasser des étudiants. Sur les MOOCs, par exemple, les taux d’abandon sont très élevés. Un étudiant qui est en général assez faible, je le vois mal trouver en lui le moteur pour aller suivre un MOOC sur internet et le valider entièrement sans accompagnement pédagogique…
C’est vrai ! On en revient à ces nouveaux métiers et à une réflexion sur les espaces pédagogiques. L’étudiant perdu en travaillant chez lui peut fonctionner beaucoup mieux à la fac avec un accompagnement. Est-ce que cela veut dire qu’avec ces prérequis, nous devrons faire face à un allongement d’études, que la licence en 3 ans n’existera plus…
C’est effectivement quelque chose sur lequel nous insistons : la licence en 3 ans n’existe que pour 27% des étudiants ! 3 ans, c’est une durée indicative ou nominale, mais ça n’a jamais été inscrit dans les textes européens. La licence n’est pas une durée mais des crédits, en l’occurrence 180. C’est vrai qu’à l’heure actuelle, dans les établissements, l’ingénierie pédagogique est faite autour des L1, L2, L3… Il faut qu’on arrête ! L1, L2, L3, M1, M2… n’ont aucune existence légale. Il faut vraiment insister là-dessus. Il y a des UE de licences, avec pour chacune des prérequis, et qui doivent suivre une progression logique. Chaque étudiant doit pouvoir les faire à son rythme, quitte à en suivre moins quand il a besoin d’accompagnement, mais les réussir, plutôt que forcer à s’inscrire à 30 ECTS par semestre et se retrouver en situation d’échec partiel.
Quid des autres formations comme les BTS, IUT, classe prépas, grandes écoles ? Est-ce qu’il faut les comprendre dans un grand dispositif d’enseignement supérieur ou, au contraire, faut-il poursuivre dans cette dualité ou cette compétition qui nuit à tout le monde ?
Nous avons effectivement un problème à court terme qui est la question de la révision du premier cycle. Dans certaines matières, ce système dual est assez pénalisant et nous n’avons pas le meilleur des deux mondes que l’on souhaiterait. Je pense qu’on a besoin de formations centrées territorialement. C’est quelque chose que les IUT et les STS font bien et vous avez raison de dire qu’on a aussi besoin de formations mieux réparties sur le territoire. Effectivement, nous n’aurons pas partout des universités de 40.000 étudiants …
Mais les STS, c’est l’éducation nationale ?
Tout à fait, comme les classes prépas. Et c’est vrai qu’il y a souvent un problème d’interface entre les deux. Pour les classes prépas qui amènent aux écoles, il y a un souci de calendrier avec l’université qui s’est calée sur le modèle international Licence (undergraduate, 3 ans) –Master (graduate, 2 ans) et ces formations prépas / écoles qui sont sur un modèle 2 ans + 3 ans. Le déséquilibre entre ces deux modèles est un obstacle à leur rapprochement.
Elles en ont conscience ! Mais la réflexion vaut aussi pour les IUT qui sont, je crois, en train de faire des expériences sur un modèle à 3 ans…
- Oui , il sera intéressant de voir ce que cela va donner.
Dans ce cas, il y aura concurrence interne au sein de l’université. Pour les BTS, comme vous l’avez dit, il y a un maillage important. Ils sont souvent la solution opportune pour des étudiants éloignés du monde universitaire. Pour revenir aux classes prépas, que faire de cette 3° année ?
Les premières années d’école sont très généralistes. Est-ce vraiment pertinent qu’elles soient faites dans des écoles à vocation professionnelle ? Il y a une réflexion de long-terme à mener. Est-ce que ces écoles doivent se mettre uniquement au niveau graduate, plus en lien avec la recherche ? À titre personnel, je n’ai pas d’opposition de principe à ce qu’on qualifie les deux années — intensives — de prépa au niveau d’une licence. Et dans ce cas, profitons de la 3ème année pour faire une césure, s’ouvrir un peu…
Très bien ! Maintenant, inversons les rôles : avez-vous des questions sur ce sujet pour une grande école de management ?
Oui ! Notre réflexion est plutôt sur le niveau universitaire, que voyez-vous comme impact pour un établissement comme le vôtre ?
Paradoxalement, nous avons besoin d’une université forte. Le niveau de compétition — pour moi — est international. J’observe le développement de stratégies alternatives au système français. Si les très bons bacheliers vont dans des filières ou des prépas d’excellence comme Henri IV ou Louis-le-Grand, la catégorie juste au-dessous n’envisage plus la prépa. Et la fac non plus. L’alternative est actuellement la suivante : les bachelors français ou le départ à l’étranger.
Il y a des stratégies d’établissement astucieuses comme à l’EPFL en Suisse ou dans les universités canadiennes. Il ne s’agit plus de dire « mon établissement est meilleur qu’un autre » mais « venez groupés, candidatez et ensuite nous nous répartirons vos profils ». Il y a donc un vrai risque d’appauvrissement des filières françaises.
Nous avons également besoin d’une forte transdisciplinarité pour attirer les étudiants. Notre modèle grenoblois marche bien avec, par exemple, un accord avec l’UGA — Université Grenoble Alpes — pour une licence de lettres. Nous attirerons les Khâgneux, déçus de Normale Sup. Ils peuvent ainsi poursuivre leurs premières études en parallèle à notre formation. Nous avons besoin de cet écosystème, « chacun son métier », laissons l’étudiant au cœur du dispositif, et cela nous permet de l’attirer, de lui rendre service. Je rejoins totalement ce que vous disiez en terme de maillage territorial ! Que chacun garde sa patte, sa spécificité. Organisons-nous sur un territoire pour être attractifs. Il s’agit donc de favoriser les passerelles, la transdisciplinarité, mais attention aux « méga-ensembles » ingérables !
Est-ce qu’il n’y a pas une réflexion intéressante sur ces regroupements d’établissements où chacun garde sa personnalité morale ?
J’ai toujours défendu la mutualisation. Prenons une comparaison économique avec le modèle Renault-Nissan. Quelqu’un qui sort du concessionnaire du premier pour aller chez le second hésite. Il ne sait pas que des éléments du véhicule ont été fabriqués en commun. Il est nécessaire d’aller vite sur ces chantiers. Les évolutions des systèmes d’enseignement supérieur à l’international sont très rapides. Nous observons un basculement géopolitique dans les classements internationaux. Il est induit par l’arrivée de l’Asie avec de très bonnes formations.
Et je vous rejoins également en disant qu’il faut une organisation dans le temps, qui inclut l’ensemble des composantes de ce système pour gérer la question de la massification. Ce n’est pas ouvrir 30 places en STAPS ou en socio qui va résoudre les problèmes ! Ce nouveau système doit être bien défini pour ne pas seulement déplacer les problèmes ou en créer de nouveaux.
Effectivement. Et j’ai un peu peur, par exemple, de ces notions d’années zéro qui peuvent être vues par les étudiants comme une perte de temps. Les prérequis doivent pouvoir être vus comme du soutien, une remise à niveau, créditée en ECTS, le tout pour vraiment éviter de donner l’impression d’une « année zéro ».
Avec de l’accueil personnalisé et des services pour qu’on ne dise pas au jeune : « en maths t’es nul, vas faire un MOOC, et … ». Je pense qu’il y a aussi un gros effort à faire dans l’orientation.
Tout à fait. L’orientation est un thème qui revient depuis dix ans, et depuis dix ans pas grand-chose n’a été fait. J’espère que la réflexion en cours va aboutir sur du concret.
Je pense que les organisations étudiantes ont assez raison de dire que l’orientation telle qu’elle est faite actuellement ne joue qu’en faveur des étudiants qui ont les clés de par leurs origines socio-professionnelles. Toutes les stratégies de contournement sont une grande spécialité française… cela ne bénéficie pas aux étudiants qui ne viennent pas de ces milieux favorisés. Et l’orientation à un rôle à jouer à ce propos.
Ce qui suppose un rôle fort des professeurs de lycée. Ils sont en première ligne justement pour aider ceux qui ne peuvent pas compter sur leur entourage. Et qui eux-mêmes ne sont pas toujours au courant de l’ensemble des possibilités.
- Il faut aller vers une vraie simplification… On a tendance à avoir, comme vous dites, un système incompréhensible déjà chez nous, alors de l’étranger n’en parlons pas !
Comment l’exécutif réagit-il à vos propositions ?
Notre réflexion est vraiment centrée sur l’identification des points de blocage. Nos propositions qui mettent les « pieds dans le plat », comme dire, par exemple, que les contrats pédagogiques à 30 ECTS en licence sont un frein à la réussite des étudiants, sont souvent assez appréciées.
Est-ce que vous êtes optimiste sur la mise en place de ces propositions ?
Je suis optimiste de nature. Mais je pense que nous n’avons pas besoin d’une énième grande réforme. Il y a des problèmes à court terme qui peuvent être réglés par des ajustements sur les mécanismes d’admission à l’université. Je pense que la ministre est suffisamment habile pour que cela soit fait dans la concertation
Les moyens : en faut plus ou qu’ils soient mieux répartis ?
Les deux ! Il est clair qu’il en faut plus. Au niveau des comparaisons internationales, la dépense moyenne par étudiant à l’université est extrêmement faible. Si nous voulons arriver à un accompagnement personnalité des étudiants, il faut plus de moyens. Mais il ne suffit pas de dire cela. Il faut aussi assumer notre vision : un suivi individuel des étudiants dans un rythme d’études qui soit personnalisé en fonction des ambitions et des besoins des étudiants.
D’accord. Autre question plus personnelle. D’après vos rencontres avec des politiques de tous bords, pensez-vous qu’ils ont compris le rôle et les enjeux que joue l’enseignement supérieur en matière de soft power ?
Pas toujours. Je me souviens d’une discussion avec certains politiques – que je ne vais pas nommer – que nous avions interpellés sur l’attractivité internationale. Leur réponse a été simple : « l’attractivité internationale, ce n’est pas un problème. La France est excellente en terme d’attractivité des étudiants » et la question était close Certes, nous avons un nombre important d’étudiants internationaux, mais rarement les meilleurs. Ceux-là ne visent pas la France. Il y a donc encore une prise de conscience à avoir sur la question du rayonnement international.