Le blog de Jean-François FIORINA

« Il faut démytifier la puissance chinoise »

Puissance chinoise, Valérie NiquetValérie Niquet, maître de recherche, spécialiste de l’Asie à la Fondation pour la recherche stratégique vient de publier, chez Tallandier, « La puissance chinoise en 100 questions. Un géant fragile ? ». Cet ouvrage très complet ausculte sans concession le géant asiatique qui fait l’objet d’une fascination quelquefois aveugle. Entre puissance et limites d’un modèle souvent paradoxal. Entretien.

Jean-François FIORINA : qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à la Chine ?

Valérie NIQUET : la Chine, c’est une très vieille histoire. Je viens d’un lycée à Montgeron qui a été l’un des premiers en France à proposer l’étude du chinois en troisième langue vivante. C’est donc par hasard que j’ai découvert cette langue à 14 ans, et puis tout s’est enchaîné : mon intérêt pour la culture chinoise, pour la langue elle-même, et pour toutes les questions de relations internationales et géopolitiques m’ont amené à mêler les deux intérêts : la Chine et les enjeux stratégiques en Asie.

L’un de mes premiers travaux publiés fut mon mémoire de maîtrise de langue et civilisation chinoise. J’ai traduit « L’Art de la guerre » de Sun Zi depuis le texte d’origine en langue classique. Ce qui n’avait pas été fait depuis le 18ème siècle. Voilà comment j’ai commencé puis continué à m’intéresser à la Chine.

Dans l’évolution de la Chine, qu’est-ce qui continue à vous surprendre ?

Ce qui m’a le plus frappée, c’est sa capacité d’évolution et le très grand pragmatisme dont ont fait preuve les dirigeants chinois. Imaginez un Deng Xiaoping qui a vécu la révolution culturelle maoïste, puis lance à la fin des années 70 des réformes absolument radicales.

C’est un peu comme si — aujourd’hui — la Corée du Nord brusquement basculait dans une société beaucoup plus ouverte ! Cette capacité d’adaptation des autorités chinoises — pour sauver le régime bien entendu —, mais avec un très grand pragmatisme et un très grand esprit d’ouverture, reste très surprenante pour les gens de ma génération.

En revanche, aujourd’hui, après quarante ans de réforme depuis 1979, malheureusement, au lieu de voir une Chine qui évolue progressivement vers quelque chose de beaucoup plus normalisé, qui permettrait au régime chinois de s’adapter aux défis du monde contemporain, elle est encore très dominée par l’idéologie.

Au lieu d’une ouverture et d’une démocratisation — ce n’est peut-être pas le mot qui convient — mais en tout cas une adaptation du système politique aux enjeux auxquels la Chine fait face dans un monde globalisé, on observe au contraire un retour en arrière, une volonté de repli sur soi et l’idéologie. Ce qui est assez fascinant, et qui rappelle les blocages qui ont miné la Chine à la fin de l’époque impériale. Il y avait aussi à la fois une volonté de réforme, et puis au moment du passage à l’acte, si ces réformes risquaient d’entraîner un vrai bouleversement, y compris politique, elles provoquaient une réaction de repli, de rejet, qui fait que le développement s’arrêtait.

C’est donc cela qui me frappe le plus aujourd’hui, cette incapacité récurrente à véritablement changer le système pour justement lancer la Chine dans un vrai développement qui lui permettrait d’occuper la première place sur la scène mondiale.

Et pourtant Xi Jinping s’est posé en défenseur de la mondialisation l’an dernier à Davos.

Oui, enfin ça, c’est le discours. La réalité, c’est que lorsqu’on interroge les chambres de commerce européennes ou américaines sur la manière dont se pratiquent encore aujourd’hui les affaires en Chine, leurs avis sont beaucoup plus sévères.

Et ce que l’on voit, en effet, c’est un renforcement, beaucoup plus marqué qu’il y a quelques années, du poids des grandes entreprises d’Etat et surtout du contrôle du parti communiste au sein des entreprises privées ou publiques, chinoises ou étrangères.

La globalisation, la Chine en a évidemment besoin, parce qu’elle continue de dépendre en partie des exportations et de l’ouverture des marchés extérieurs, et puis surtout en terme d’image, celle d’une Chine superpuissante, tournée vers l’extérieur avec de grands projets comme ceux des nouvelles routes de la soie, etc.

En réalité, c’est à sens unique. Si la Chine a besoin d’un monde globalisé dont elle a été l’un des premiers bénéficiaires par le développement des échanges et des moyens de communication, elle n’accepte toujours pas l’ouverture aux capitaux ou aux investissement étrangers dans certains secteurs et surtout aux importations de produits étrangers. C’est ce qu’avait dit Deng Xiaoping dès la fin des années 1970 au début des réformes : « La Chine n’a pas l’ambition de devenir une grande puissance importatrice. » Donc, les choses étaient claires, la Chine a besoin de l’extérieur pour se développer, mais elle ne souhaite pas s’ouvrir, au-delà de ce qui est nécessaire, notamment pour les transferts de technologie qui servent ses intérêts, aux marchés extérieurs.

Il n’y a pas, non plus, d’opposition aux Etats-Unis ou en Europe capable de la contredire, de la faire changer d’avis ?

C’est une question de rapports de forces commerciaux et d’intérêts. Il est certain qu’aux Etats-Unis de grandes entreprises qui font fabriquer en Chine, y compris dans le secteur de l’électronique, du matériel ensuite réexporté, trouvent un intérêt à la manière dont elle fonctionne. Que ce soient en termes de système politique, de droits sociaux limités, de l’inexistence de syndicats indépendants du pouvoir ou des coûts de main d’œuvre qui restent très raisonnables. Même chose dans le secteur de la grande distribution, aux Etats-Unis comme Walmart ou en Europe qui aujourd’hui, ne pourrait pas fonctionner dans son modèle actuel sans cette manne des importations chinoises à bon marché et organisée de manière très efficace.

La grande force de la Chine par rapport à l’Inde, c’est en effet la parfaite maitrise de sa chaîne de production. Cela fait d’elle une superpuissance pour l’exportation parce que très efficace. Il faut le reconnaître.

Pour nous, business schools, quelle importance lui accorder et comment doit-on l’ « enseigner » à nos étudiants ?

La Chine est évidemment importante. C’est la deuxième puissance économique mondiale et la première puissance commerciale. Quand on travaille dans le monde des affaires, un jour ou l’autre, vous êtes forcément confrontés à elle, directement ou non. Il faut véritablement enseigner la Chine et la regarder, mais avec un œil qui essaye au maximum d’éviter l’hyperbole et la fascination aveugle qui fonde le système de propagande de Pékin.

Il faut s’abstenir de renforcer cette image de superpuissance absolument incontournable qui est ce que le régime chinois lui-même veut imposer à l’extérieur. Ce discours sert également sa légitimité interne. Notre regard se doit d’être un peu plus critique. Y compris pour apprendre à défendre d’abord nos propres intérêts.

Il faut éviter de respecter à tout prix, dans les affaires, ce discours très souvent entendu qu’il faut respecter les habitudes ou les coutumes chinoises, les manières de faire pour pénétrer leur marché. En réalité, pour réussir en Chine, il faut d’abord un produit qui intéresse les Chinois, et dans ce cas, il n’y a plus à « respecter les coutumes » ou leurs pratiques des affaires qui sont en réalité de la simple négociation commerciale. Il faut s’intéresser au produit proposé ou aux opportunités plutôt que de tenter désespérément de s’adapter à leur mode de fonctionnement. Il est souvent présenté comme très spécifique mais ne l’est pas tant que cela. Il s’agit tout simplement d’une pratique des affaires assez rude où les intérêts de chacun doivent être défendus avec force. Il faut donc peut-être une démystification de la puissance chinoise telle qu’elle voudrait être perçue à l’extérieur, y compris dans le monde des affaires.

Il faut également montrer aux étudiants des business schools que la monomanie chinoise n’est pas forcément la plus intéressante en Asie. C’est un immense continent extrêmement divers avec des opportunités très importantes, une montée en gamme de la Chine, c’est certain, mais l’Inde bouge, tout comme l’Asie du Sud-Est. Et je ne parle pas du Japon, cette société à la fois compliquée et extrêmement riche en termes de capacité de consommation et d’innovation. Ce pays est tourné vers l’extérieur. Il y a de vraies opportunités si on sait les saisir et s’y adapter.

Nous avons longtemps focalisé sur la Chine qui est un élément essentiel, et longtemps en apparence plus facile quand le régime voulait « séduire » pour attirer les entreprises étrangères, mais dont il faut cependant relativiser les opportunités – qui tendent à se réduire – au regard de la diversité de l’Asie.

Doit obliger nos étudiants à apprendre le mandarin ?

Non, je ne pense pas. Ce type de langue à caractères — et le chinois plus que d’autres puisqu’il n’y a pas de système de signes complémentaires contrairement au japonais par exemple — représente un investissement en temps phénoménal pour maîtriser les entretiens ou s’exprimer soi-même en mandarin au niveau indispensable. Ce temps pourrait être alloué à d’autres tâches plus essentielles.

Vaguement parler ou apprendre un peu de chinois ne sert strictement à rien. En revanche pour ceux qui seraient postés à long terme en Chine, faire l’effort de travailler la langue et tenter de rentrer dans la société chinoise, me paraît beaucoup plus utile. Pour les autres, apprendre le mandarin est une perte de temps.

Par contre, je conseille de lire des livres en langues étrangères sur la culture, la civilisation, l’histoire, l’économie, tout ce qui permet de mieux comprendre la Chine et l’Asie aujourd’hui. Donc vraiment travailler sur le sujet de la Chine mais sans passer par cet effort souvent peu utile qu’est l’apprentissage du mandarin, sauf bien-sûr si vous avez une vraie passion pour cette langue. Ce sera beaucoup plus utile que d’essayer d’obtenir un niveau forcément trop faible après quelques mois d’études. En revanche, la langue n’est pas tout, et s’appuyer exclusivement sur des personnes dont la langue maternelle est le chinois ne garantit pas une véritable compréhension du système. Il peut même y avoir des loyautés qui vont d’abord à la Chine avant d’aller à l’entreprise étrangère, avec toutes les dérives que cela comporte dans les affaires.

Quel est l’état de l’enseignement supérieur chinois. Est-ce également élément de soft-power pour faire passer les bons discours ?

C’est dans l’enseignement universitaire qui existe depuis très longtemps que le soft-power chinois se fait le plus sentir. Ce n’est pas nouveau, simplement il y a beaucoup plus d’étudiants.

Là où les Chinois ont exercé une vraie influence, c‘est au niveau des lycées en France. La Chine a beaucoup travaillé auprès des rectorats et ministères pour augmenter le nombre de postes de Capes et d’agrégation des professeurs de chinois.

Il y a désormais une offre et une mode. On a l’impression qu’il faut faire du chinois parce que c’est la langue de l’avenir, alors que cela pose vraiment question. Je pense que pour les étudiants, parler un anglais impeccable, c’est vraiment la chose essentielle.

La Chine a également utilisé son soft-power via le réseau mondial des Instituts Confucius. Ils se sont ouverts un peu partout, plus de 500 dans le monde, financés par Pékin. L’autorité qui les contrôle est le Bureau des études de la culture vers l’extérieur qui dépend du Comité central du parti communiste chinois. Cette multiplication d’Instituts Confucius est destinée à tenter de donner un accès à la culture chinoise, et surtout à la culture chinoise telle qu’elle est maîtrisée aujourd’hui par la Chine communiste. Le contenu est contrôlé pour ce qui est du discours politique et de certaines interventions.

L’une de mes inquiétudes est de voir l’arrivée les business schools chinoises. Des investisseurs ont d’ailleurs acheté un établissement en France et un organisme de formation continue. En terme de nombre d’établissements détenant des accréditations internationales, la Chine se place au deuxième rang mondial. Est-ce un fantasme de ma part ou une réalité ?

Il m’est difficile de répondre à cette question parce que je n’ai pas suivi en détail ce dossier.

Ce qui est certain, c’est que la Chine a un déficit de management absolument considérable qui est lié aussi à la nature du système politique. Le régime voudrait à la fois augmenter l’efficacité du pays en matière de business pour accéder encore mieux aux marchés extérieurs mais sans toucher à un système qui fondamentalement n’est pas très favorable aux affaires. D’où l’idée sans doute d’ouvrir des business schools pour les étrangers qui seraient convaincus de l’intérêt de la Chine et qui seraient des concurrentes de ce qui existe déjà en France ou ailleurs, et peut-être la volonté de former en partenariat avec des écoles étrangères, des Chinois qui auraient une meilleure compétence de gestion et de business pour renforcer la puissance économique de la Chine.

Le gros problème de la Chine, c’est qu’elle voudrait à la fois améliorer ses pratiques pour des questions d’efficacité et de puissance, mais sans perdre le contrôle.

Tout ce qui est du registre du droit, comme le respect de la propriété intellectuelle, par exemple, dépend du Parti communiste. Tant qu’il n’y aura pas de système légal totalement indépendant, qui serait au-dessus du parti communiste, nous aurons énormément de mal à lutter contre la corruption, contre des pratiques qui en réalité dépendent du bon vouloir d’autorités au-dessus de tout, y compris du système judiciaire et légal.

Sans parler du manque d’informations. Tout ce qui est accès à l’extérieur, Internet, réseaux sociaux, se referme. Nous sommes devant une puissance qui veut se tourner vers l’extérieur, championne auto-proclamée de la globalisation, et qui contrôle de manière de plus en plus efficace l’accès à l’information extérieure. Pour les Chinois eux-mêmes, c’est un handicap, y compris en matière d’innovation, pour les centres de recherche qui ont de plus en plus de mal à communiquer et à collecter de l’information, d’une manière libre et sans contrainte.

Et la jeunesse, qu’en pense-t-elle, le système va pouvoir tenir ?

Il est difficile de savoir ce qu’elle pense, comme n’importe qui d’autre en Chine. Plus de la moitié de la population habite dans les campagnes, et on observe quand même de vraies ruptures entre le monde urbain et le monde rural. Par ailleurs, la Chine est une des sociétés les plus inégalitaires au monde. La frange de la population qui est relativement tournée vers l’extérieur n’a qu’une ambition quand elle en a les moyens, c’est d’envoyer ses enfants étudier à l’étranger. Il n’y a aucune confiance dans le système éducatif chinois contrairement à tout ce que racontent les classements PISA qui sont fondés sur cinq villes uniquement. Cela n’a aucun sens pour l’ensemble de la Chine ou au contraire le système d’enseignement est un des problèmes majeurs.

Là aussi, en terme de projection d’image de puissance, cela fonctionne puisque tout le monde à l’impression que la Chine est un pays où l’éducation est la plus efficace même si encore une fois, à l’échelle de la Chine ce n’est pas le cas.

Donc la jeunesse cherche à partir. Elle rêve de partir à l’étranger pour travailler comme immigrant que ce soit en Europe, en Afrique ou ailleurs, ou quand elle en a les moyens, de partir à l’étranger pour faire des études avec un retour qui reste extrêmement aléatoire. L’idéal est de disposer d’un titre de séjour ou d’un passeport étranger pour faire des allers retours et tenter de profiter à la fois des opportunités qui existent en Chine avec la garantie de pouvoir repartir à l’étranger.

La jeunesse est également très préoccupée par l’éducation des enfants, la pollution, la prise en charge sociale des accidents de la vie qui est encore très imitée en Chine. On ne peut pas dire que, en dehors d’une frange limitée, la jeunesse chinoise aujourd’hui est enthousiaste sur le régime tel qu’il existe. Il suffit de voir les sites purement chinois qui sont toujours obligés de censurer des critiques à l’égard du régime. La seule différence avec l’ex-URSS, c’est que la Chine a compris que l’ouverture extérieure était une soupape de sécurité, en laissant une partie de la population quitter le pays.

Une dernière question, votre prochain projet de livre ?

Ce sera un livre sur le Japon avec un angle différent : « le Japon est-il fini ? ». Est-ce la fin de la puissance japonaise comme on l’entend souvent ?

Les relations universitaires avec le Japon sont beaucoup plus compliquées qu’avec la Chine car il y a très peu d’échanges.

Le Japon est beaucoup plus complexe. Il a moins besoin de l’extérieur et est plus traditionnellement replié sur lui-même. Mais en termes d’innovation et de créativité, c’est un pays qui reste d’un dynamisme assez remarquable, avec aussi des bémols. Ce sera donc le sujet de mon prochain livre.

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