Gilles Babinet, multi-entrepreneur est le « digital champion » de la France auprès de la Commission Européenne. Il appelle à une profonde refondation du système éducatif avec des mesures très ciblées comme l’apprentissage du codage informatique à l’école et surtout une nouvelle gouvernance de l’université basée sur une forte autonomie des établissements, bien au-delà de celle actée par la loi Pécresse en 2007. Il a publié plusieurs ouvrages sur la question digitale. Il est l’auteur ou co-auteur de plusieurs rapports publiés par l’Institut Montaigne en 2013, Pour un « New Deal » numérique ou en 2017, « Enseignement supérieur et numérique, connectez-vous ! » Interview.
Jean-François Fiorina : comment avez-vous développé cet attrait pour le numérique ?
Gilles Babinet : j’étais passionné par l’électronique et l’informatique. J’ai fait du code étant enfant et plein d’autres activités ayant un lien avec cet environnement. Puis, après avoir commencé à créer des entreprises, j’ai rapidement convergé vers cet univers.
Comment décrire cet univers du numérique ? Est-il plutôt une source d’optimisme ou d’inquiétude ?
Les deux, la révolution est en cours. Il y a une accélération des puissances de calcul qui sont exponentielles depuis bientôt 50 ans. Le coût du traitement et de transport de la data devient marginal, voilà pourquoi nous pouvons parler de révolution numérique. Rien qu’avec l’exemple des smartphones, le numérique bouleverse les sociétés humaines.
Vous qui côtoyez nos élites, ont-elles conscience des tous ces enjeux ?
En France, nous pouvons dire qu’il y a une meilleure compréhension de ces sujets. Il y a une nouvelle donne, et sans vouloir afficher un marquage politique fort, j’ai pu constater que certaines personnes au gouvernent sont très à l’écoute. Il faut maintenant que l’on crée une approche spécifique autour de quelques thèmes : aujourd’hui, nous parlons beaucoup de l’intelligence artificielle avec la mission Villani. Il y a l’idée d’augmenter la productivité de la fonction publique, un thème très délicat, etc.
Vous voyagez beaucoup, y a-t-il des pays plus en avance dans cette réflexion, cette intégration du numérique dans toutes les couches de la société ?
Des pays comme l’Estonie ou le Danemark ont pris une avance incroyable ! C’est souvent des pays qui ont un capital humain de grande qualité et se sont largement appuyés sur cette force pour la développer. L’Estonie avec la qualité de son E-administration, leur moteur ayant été la crainte de se voir envahis par les Soviétiques. Ils ont « cloudisé » leur administration pour pouvoir continuer à faire fonctionner l’Etat au cas où la situation dégénérerait. Le Danemark a eu très tôt des infrastructures numériques de bonne qualité, 100% du pays a accès à la fibre.
Deux autres pays à retenir, la Suède et le Royaume-Uni, avec des caractéristiques très différentes. Le premier est un pays étonnant. Il dispose aujourd’hui de 7 ou 8 licornes -entreprises qui valent plus d’un milliard de dollars- alors qu’ils sont 10 fois moins nombreux que nous. Ils ont été capables de structurer les 4 piliers de l’émergence de l’écosystème technologique :
- la qualité du système éducatif,
- l’accès au capital,
- la taille des écosystèmes
- l’appui politique.
Et puis, le Royaume-Uni est un pays qui affirme depuis 2000 qu’il sera un leader de la Société de la connaissance, et en effet, ils ont beaucoup appuyé sur l’éducation et l’inclusion numérique. Ils ont des résultats qui sont intéressants : en termes de PIB, 12% de celui-ci serait dû au numérique. Un taux deux fois plus élevé que le nôtre.
Les 3 premiers sont des petits pays, alors n’est-ce pas plus facile pour eux ?
Je ne vois pas bien pourquoi le fait d’être un petit pays rendrait les choses plus simples. Les politiques numériques passent par le cloud où elles sont diffusées alors que vous le fassiez pour une ou dix entités, c’est sensiblement la même chose. La question porte sur le nombre de personnes dont le métier va changer et qui doivent se transformer. Si je prends le cas de l’Estonie qui est un très petit pays, et que je veux transformer les facteurs de la poste, il faut mettre en place des cursus pédagogiques, faire des workshops avec ces personnes. La dynamique est la même.
Vous avez cité avec la Suède, les 4 piliers de l’écosystème numérique dont la qualité du système éducatif. Que doit-on faire pour inculquer cet état d’esprit numérique à nos étudiants et à nos enfants ?
Je suis un grand partisan du code ! Des travaux démontrent que le code arrive à développer des dynamiques proches de celles que l’on retrouve dans d’autres matières, avec encore plus d’efficacité. Les enfants en ayant fait à l’école progressent bien plus vite dans d’autres disciplines que ceux n’en ayant jamais fait. Il permet d’aborder le système de la pensée complexe. Le code, c’est une interface avec la vraie vie des usagers. Vous avez également une formalisation conceptuelle très poussée : vous mettez des bulles dans des bulles dans des bulles. Le code a plusieurs vertus, d’abord il nous permet de comprendre le monde dans lequel nous vivons, de comprendre comment nous pouvons faire des raisonnements complexes, se poser des questions sur le réel ou comment imaginer du social digital impact. Potentiellement, c’est un outil que l’on peut utiliser dans la vie de tous les jours et de demain, il y en aura absolument partout. Quand je vois des acteurs qui s’insurgent en disant que c’est stupide d’apprendre le code à l’école, je pense qu’ils méconnaissent le potentiel de développement qu’il induit et qu’ils pensent à tort qu’il s’agit de développer des « hard skills » pour un usage professionnel futur.
Je suis d’accord mais est-ce que l’Éducation nationale est prête à sauter le pas ?
J’en parlais récemment avec Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation Nationale, il y a quelques jours. Il est très à l’écoute sur ces points. Dans l’Éducation Nationale, la méthode est plus importante que l’objectif. Si une méthode est acceptée par la technostructure, elle sera dupliquée. Dans ce cadre, il n’y a pas de référentiel abouti, il faut donc encore de l’expérimentation pour dénicher les meilleures pratiques avant de les dupliquer.
Concernant le supérieur, quels sont pour vous les conseils, injonctions, souhaits que vous pourriez émettre ? Et que pourrions-nous prendre en compte dans nos programmes et formations ?
La première réponse que nous énonçons avec force dans notre rapport, c’est l’autonomisation. La vaste majorité du système est universitaire et ses modèles de gouvernance sont trop lourds. Ils ne permettent pas de dégager suffisamment de capacités d’investissement, d’investissement dans l’humain. Il nous empêche de faire émerger de nouveaux modèles. Tant que nous n’aurons pas une autonomisation de gouvernance qui nous permette de penser autrement, nous aurons beaucoup de mal à changer le modèle.
Notre système a l’impression d’avoir fait le grand saut en 2007 avec la loi Pécresse mais ce saut fut incomplet. C’est une illusion de croire qu’il est suffisant. Lorsque j’observe ce qu’il se passe dans le monde, je suis surpris de voir combien nombre d’universités bougent rapidement et intégrent la dynamique de la révolution digitale. Il est possible aujourd’hui d’avoir des systèmes qui peuvent être beaucoup plus efficaces en terme de pédagogie mais il fait accepter de déstructurer le monde d’aujourd’hui. C’est un changement qui n’est pas optionnel.
En 2000, lors d’une conférence en Finlande, un expert affirmait qu’avec « tout ce qui est en train d’arriver sur le plan numérique, les bons profs deviendront très très bons et les moins bons, très mauvais. »
Je ne crois pas que cela fonctionne comme cela. Vous pouvez être un très bon professeur disposant d’une connaissance verticale qui ne peut entrer dans ces nouveaux modèles pédagogiques et à l’inverse, des professeurs moins bons dans leurs disciplines et qui sont passionnés par la pédagogie. Quand j’observe ce qui se passe à travers le monde, les nouveaux processus pédagogiques ne sont pas limités MOOCs mais il s’agit de construire un mix de cours magistraux, de LMS (Learning Management System) et d’ateliers où le coaching occupe une place importante. La posture du professeur change beaucoup et les meilleurs professeurs ne seront pas nécessairement ceux qui l’étaient dans l’ancien système.
Comment voyez-vous l’émergence de nouveaux modèles ? Où sont les réussites ?
Dans les startups je citerais Openclassrooms qui est un modèle intéressant. Ils sont partis d’un cursus vertical (le code) et s’étendent à présent dans de nombreux univers via des partenariats avec tous types d’acteurs Pour les établissements, je citerais des expériences intéressantes à la Catho de Lille, chez vous à GEM et à l’ESSEC également.
D’autres Edtechs ont-elles des modèles intéressants ?
Si j’étais le directeur d’une école, j’aurais constamment un workshop qui observe ces Edtechs pour faire émerger mon propre système, mélange de ces offres sur le marché. Rares sont ceux qui comprennent cette dynamique. Trop souvent la direction des écoles et université délègue cela à un « monsieur numérique » sans grands moyens ni capacité d’influer sur les contenus pédagogiques.
A l’heure actuelle, notre grande question est la suivante : quel doit être notre business model ? Agrégateurs de services ou marques 360° ayant internalisés ces services ?
Les deux, mon capitaine ! Agréger des solutions technologiques pour créer de la valeur ajoutée et avoir une expertise sur les contenus. Je créerais des parcours à partir d’une solution qui m’est propre sur 3 niveaux :
- des MOOCs pour la communication,
- un MOOC assisté type MOOC mentoré cf openclassRooms
- et un niveau présentiel – Mooc + LMS- avec du workshop à haute fréquence !
Pour l’instant c’est de la science fiction pour l’université en France ! À l’étranger, il y en a beaucoup d’exemples : l’EPFL, McGill, le MIT et dans une moindre mesure, Caltech, Cambridge. Des acteurs du sud comme L’Université Mohamed VI au Maroc n’ont pas grand-chose à envier aux plus grands acteurs en matière de compréhension de ces nouveaux modèles.
L’intelligence artificielle et la réalité virtuelle seront-elles pour vous les prochaines étapes créatrices dans le domaine de l’éducation ?
L’analytics learning, c’est assez fascinant mais pas encore au point. Il peut être assez intéressant d’imaginer des parcours différenciés pour lever les blocages cognitifs rencontrés. C’est un débat passionnant qui nécessite de créer des plateformes dédiées par corpus de compétences.
Nous avons créé notre Edtech Factory qui est notre système de veille et de sélection des innovations Edtechs. Nous allons fonctionner sur le format d’internat ou de résidence pour leur permettre de tester auprès de plusieurs publics en France et à l’étranger. Nous visons une stabilité et une expertise pédagogique : apprendre à faire des pitchs et à se vendre et, de notre côté, nous enrichir de nouvelles idées. Ces changements n’impactent pas seulement la pédagogie. Nous devons également transmettre à nos étudiants cette culture du numérique et changer les modes de fonctionnement de nos établissements. Tout cela aboutira à des changements de notre business model.
Pour moi, les écoles de type intermédiaire, comme la vôtre, ont une très belle carte à jouer vis-à-vis de ceux – les gros acteurs notamment- qui ne maîtrise pas ces sujets et qui vont structurellement avoir des difficultés à le faire. L’offre universitaire reste très homogène et ne propose pas ce genre de formule. Pour ces établissements le projet devrait être d’offrir quelque chose qui soit en rupture et qui soit une vraie opportunité de repenser le modèle par le numérique. Il y a des choses extraordinaires à faire.
Merci pour cet intéressant entretien. Je retiens deux dimensions importantes, la dimension géopolitique et la dimension stratégique. La première s’exprime dans des stratégies nationales affirmées qu’elles soient en réaction à un danger (Estonie face à la Russie) ou dans une volonté de soft power et de développement économique (Suède, Royaume-Uni). La seconde stratégique par la caution des Etats à modifier l’ADN des systèmes éducatifs et plus particulièrement de ceux de l’enseignement supérieur. L’expérimentation tient lieu de modèle et se développe dans des établissements suffisamment libres de leur tutelle pour s’exprimer et chercher de nouveaux modèles y compris économiques.
De nouveaux entrants sont en train de bousculer le paysage. Je cite souvent openclassrooms mais d’autres arrivent. Pour nous, établissements, le défi est d’arriver à tester, expérimenter, travailler en équipes, décloisonner pour créer notre propre valeur. Je vois l’arriver du code à l’école pas seulement comme l’apprentissage d’une nouvelle technique mais comme un nouveau langage pour comprendre les grands enjeux de notre monde, apprendre à partager et à créer du collectif, une manière aussi de limiter la fracture numérique.
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