Au-delà du basculement de l’enseignement supérieur vers l’Asie qui s’exprime, en autres, par l’envolée de leurs établissements — en particulier chinois —dans les classements, les changements géopolitiques impactent la vision et le management des institutions d’enseignements supérieurs de notre sphère d’influence. Pour Bernard Belloc (ancien président de Toulouse 1), « l’enseignement supérieur en France subit l’internationalisation plus qu’elle n’en tire parti », l’Etat ne jouant pas un rôle clair et moteur. Comment réagir ? À quelle échelle ? Et si l’Europe prenait (enfin) les choses en main ?
Tempête géopolitique sur l’enseignement supérieur : faits et impacts avérés
Les événements s’accélèrent depuis quelques années sur la scène géopolitique, certains sont directement liés à notre secteur ou l’impactant directement. Revue du monde :
- Etats-Unis : Donald Trump souhaite la baisse du nombre d’étudiants étrangers accueillis aux Etats-Unis en particulier dans les filières business et le manque de personnel fédéral pour l’attribution des visas et des bourses d’études rend le climat incertain dans le secteur de l’éducation supérieure. Même si les grandes marques ne sont pas touchées, les signaux sont convergents. À nous, Européens d’en tirer les enseignements et de tenter d’attirer ce flux vers nous. Tandis qu’Harvard pousse ses étudiants à partir en Afrique.
- Brexit : du point de vue de GEM, au Royaume-Uni, la moitié de nos activités se trouvent positivement impactées puisqu’il devient moins cher d’étudier à Londres ; l’autre moitié négativement, du fait d’une politique de visas plus restrictive. Nous devons nous préparer à voir les institutions anglaises s’installer sur le sol continental. Et de nouvelles fermes de partenariats seront peut-être possibles…
- Arabie saoudite, Iran, Turquie : pour le premier comment prosélytisme et ouverture internationale peuvent-ils cohabiter ? Quelle attitude adopter ? Iran : les conflits ouverts avec l’Arabie saoudite pour le leadership régional et avec l’Occident sur le nucléaire remettent-ils en cause l’intérêt que nous portons à ce pays ? Pouvons-nous ignorer une civilisation millénaire dotée d’une vraie tradition universitaire — contrairement à l’Arabie saoudite. Pouvons-nous ignorer ces jeunes débordants d’énergie et, pour partie, bien positionnés sur le digital en attente d’un signal d’ouverture ? Côté Turquie : les purges massives et à répétition dans le service public et les universités posent la question de la crédibilité de leur système d’enseignement supérieur et de la qualité des enseignements. Là aussi, devons-nous poursuivre nos partenariats ? Devons-nous cibler de manière directe les étudiants qui veulent quitter le pays pour mieux les accueillir ? On note, par ailleurs, que l’influence de la langue française décroît dans la Turquie d’Erdogan, en témoigne la baisse des effectifs de l’université Galatasaray à Istanbul.
- Chine vs USA vs GB vs Australie vs Hong-Kong. Les relations compliquées des universités américaines avec la Chine sur la question des visas ou des activités d’influence des Instituts Confucius sur les campus tourneront à l’avantage de qui ? Les Etats-Unis n’ont-ils pas plus à perdre face à une Chine qui propose une nouvelle offre éducative crédible au moins en matière de business schools ? Et que penser de la reprise en main idéologique globale du parti communiste dans les universités et les entreprises chinoises ? Ou de ces nouvelles « cellules » de surveillance des étudiants chinois à l’étranger ? Certaines écoles anglaises refusent maintenant de s’installer en Chine au vu de ces comportements.
En Australie des voix s’élèvent contre les flux croissants d’étudiants chinois dans le supérieur. Ils constituent 30% de l’effectif moyen dans les universités du pays et jusqu’au double dans certaines ! Ce qui génère des tensions diplomatiques de plus en plus fortes entre les deux pays.
- Russie : l’escalade avec les USA et la Grande-Bretagne n’a t-elle pas un effet paradoxalement positif sur sa volonté d’attirer des étudiants ? Etudiants de sa sphère d’influence ou tout simplement satisfaits d’affaiblir le monde anglo-saxon.
- Hongrie : les mésaventures au cœur de l’Europe de Central European University financée par l’américain George Soros avec le premier ministre hongrois, Viktor Orban illustrent le point central de la question de la formation des élites et de l’esprit public à travers le contrôle de l’enseignement supérieur. L’European University Union a tout récemment condamné les pressions des médias hongrois sur des universitaires.
Dans ce nouvelle géopolitique de l’enseignement supérieur, les puissances moyennes ou régionales telles que l’Iran, la Turquie, la Russie voire Israël pourraient profiter de ces tensions pour gagner en attractivité.
Quelle attitude adopter en France et en Europe ?
Pourquoi ne pas créer un vrai projet d’université européenne, vecteur d’une culture commune de l’enseignement supérieur et de la formation ? J’appuie l’idée d’Emmanuel Macron de tous mes vœux : créer un cursus Europe non thématique, transversal et pluridisciplinaire.
Cette création doit être une création ex-nihilo, aller bien plus loin que de simples partenariats pour devenir une Grande Ecole de l’Europe mixant fortement les populations. Qui soit à la fois composée d’unités de business schools, d’écoles de droit, de sciences po, d’universités d’histoire… L’objectif serait de former les futurs managers de l’Europe, des diplômés capables d’européaniser les entreprises et les organisations au sens large.
Nulle logique de repli sur soi
L’idée est la création d’une culture et de référentiels communs. Ma grande difficulté à l’heure actuelle est de trouver des enseignants capables de parler de manière transversale de l’Europe ou — en termes de business — de points très ardus et précis comme la réglementation et ses impacts. Cette approche va bien au-delà des partenariats qui permettent aux étudiants d’acquérir une expérience, une sensibilité et de découvrir de nouvelles langues et cultures. À mon sens, il manque un savoir commun européen basé sur des cas d’entreprises européennes. Le programme Erasmus est une très bonne première étape, il fonctionne bien. Mais c’est un système bilatéral et non à 26 facettes.
Une approche politiquement forte non administrative
S’il faut penser l’Europe de l’enseignement supérieur, c’est au politique de poser un acte fort. D’abord penser Europe puis l’appliquer à une logique nationale. Je suis pour la création d’institutions spécifiques plutôt qu’un fonctionnement en réseau dont l’approche sera forcément plus segmentée. Cela suppose de proposer un diplôme reconnu — aux niveaux bachelor, master et formation continue — par tous les pays de l’Union européenne. Avec une Europe qui finance cette volonté politique. La discussion est engagée sur le label « université européenne » qui selon le ministère de la l’Enseignement et de la Recherche (MESRI) doit être accordé par les États (D. Despréaux, MESRI) et non par la seule Commission européenne lors d’un récent colloque à Paris début avril. Les écoles d’ingénieurs et universités européennes selon Manfred Horvat, coordinateur de la Conférence des recteurs et des présidents des universités de technologie européennes, a également déclaré que « Face à la Chine, nous devons joindre nos forces ».
Pour quels enseignements ?
Comprendre l’Europe dans ses grands traits, comprendre les différents pays et leurs systèmes de fonctionnement. Développer une géopolitique très opérationnelle, et surtout ne pas entrer dans une logique de préparation aux concours des institutions européennes. Nous sommes prêts à collaborer pour cette création commune avec les universités. Cet objectif, pour nous, est primordial. Il me parait essentiel de partager des éléments de culture.
Vers quels mondes ?
La géopolitique, aujourd’hui, influe sur tous les secteurs y compris celui de l’enseignement supérieur ce qui révèle ses enjeux et son importance : vision du monde, dynamique et recherche de marchés, recherche et détection de talents. Mais également sur des évènements que nous allons vivre ou que nous vivons qui impliquent un questionnement auquel un directeur d’école n’est pas forcément préparé…
En témoigne ce colloque qui vient de se dérouler à l’université d’Utrecht (Pays-Bas), « Les nouvelles routes de la soie : quelles implications pour le supérieur et la recherche en Europe ? ». Cette vision proposée par la Chine et portée depuis 2013 par le président Xi Jinping — « one belt, one road » — ne se limitera pas à la construction d’infrastructures colossales sur terre et sur mer tel un pont jeté vers l’Europe. Sur ces voies passeront des hommes et des femmes, des savoirs, des idées et des cultures. Et le paysage mondial en sera peut-être bouleversé tout comme celui de l’enseignement supérieur. Nous vivrons alors des bouleversements gigantesques à coté desquels le numérique n’est rien !
J’ai d’ailleurs été interpellé par la remarque d’Emmanuel Lincot, professeur à l’Institut catholique de Paris, spécialiste d’histoire politique et culturelle contemporaine de la Chine. Dans un récent entretien à AEF, l’universitaire estime « qu’il faut absolument créer des campus universitaires franco chinois en Afrique ou au Maghreb : dans une perspective de gagnant-gagnant diplomatique, avec une formation française et francophone et des financements chinois. Les Chinois en ont besoin ! » La nature et l’intensité de notre influence, de notre soft power pourraient ainsi muter de manière totalement inédite.
Merci, excellent article. Comme les principaux pays leaders de l’attractivité étudiante, c’est au niveau européen qu’une stratégie devrait se construire, avec son lot de labels financés, de solutions pour les freemovers, de croissance de ses edtechs.
L’Afrique est une des clés, nous voyons de plus en plus de demandes Afrique vers Chine.
c’est mieux dans ce sens , on va vers l’internationalisation et vers la mutation des cerveaux sans préjugé l’homme du monde avec une vision plus large sans frontière.
on est dans le nouveau monde l’apport positif pour la survie de l’humanité.
Je partage votre analyse passionnante sur le soft power intellectuel académique, qui anticipe une bascule d’un softpower esentiellement américain au XX ième siècle vers d’autres influences. Les universités qui attireront les meilleurs étudiants et enseignants chercheurs permettront aussi aux pays où elles sont situées de disposer des meilleurs brevets, innovations et découvertes, comme cela est le cas aujourd’hui pour les USA et dans une moindre mesure l’Europe et en devenir pour la Chine. Ainsi il me semble que le sujet va au delà de l’influence et qu’il est stratégique pour la pérennité de l’innovation européenne et française. Il ne me semble pas suffisant de « labelliser » des parcours européens : ne faudrait il pas plutot à un plan « Marshall » académique européen?