Benjamin Vedrenne-Cloquet est un pionnier des Edtechs. Il est à la fois président et fondateur d’une entreprise d’investissement spécialisée dans l’éducation et l’information, EdtechX Holdings, et créateur d’EdtechX Europe, des conférences transversales où tous les acteurs de l’écosystème de la Edtech se rencontrent. Objectif : développer le secteur Edtech à l’échelle mondiale en y favorisant l’investissement. Point de vue pertinent et quelque peu iconoclaste sur le secteur des Edtechs et ses problématiques associées !
Jean-François Fiorina : quel est votre parcours professionnel ?
Benjamin Vedrenne-Cloquet : je suis président et fondateur de EdtechX Holdings qui est une entreprise d’investissement spécialisée dans le secteur de l’éducation, de l’information et de l’Edtech, cotée au NASDAQ depuis octobre 2018.
Je suis également fondateur d’un réseau de conférences EdtechX Europe qui connecte les écosystèmes Edtech et les investisseurs du secteur en Europe et en Asie. Je suis aussi par ailleurs partenaire d’une entreprise, IBIS capital, qui conseille des acteurs stratégiques et des fonds d’investissements qui souhaitent investir dans l’éducation.
Je suis arrivé dans l’éducation par les médias. J’étais auparavant patron de la stratégie de développement du groupe de média américain Time Warner à l’international. Je me suis rendu compte qu’il y avait un parallèle en termes de transition digitale entre l’industrie des médias et celle de l’éducation. Il y a 7 ans j’ai donc co-créé cette plateforme pour connecter les idées et l’énergie entrepreneuriale de l’éducation avec des investisseurs. Aujourd’hui, notre plateforme est bien positionnée pour croître sur cette longue marée montante qui est l’éducation et sa transition digitale.
Jean-François Fiorina : votre plateforme en quelques chiffres ?
Benjamin Vedrenne-Cloquet : Notre plateforme rassemble une vingtaine de personnes. Elle gère à peu près 500 millions de dollars pour la partie investissement tout compris et sur la partie de conférences en Europe et en Asie, c’est un réseau d’une vingtaine de milliers de personnes dont 2000 CEO, à peu près 4000 investisseurs. On travaille sur une dizaine de transactions par an, en Europe en Asie et aux Etats-Unis.
Vous préférez être considéré comme un financeur de l’éducation ou comme un édu-entrepreneur?
Plutôt comme un financier-entrepreneur qui a vu que le secteur de l’éducation et en particulier celui de l’Ed-tech était sous-capitalisé par rapport à sa taille : le secteur de l’éducation et de l’information mondial représente à peu près six trillions de dollars donc c’est trois fois, par exemple, la taille des médias. L’Edtech ne représente que 2,5% du total (200 milliards de dollars) et est complètement sous-investi. J’ai vu qu’il y avait une opportunité de rapprocher le monde de la finance et celui de l’Edtech. Nous l’avons fait à travers des conférences, des activités de conseil et à travers la plateforme d’acquisition qu’on a lancée sur le Nasdaq, Edtech X Holdings. Celle-ci fait le lien entre le monde de l’éducation, ses opportunités de transformation digitale et les marchés des capitaux américains. Donc finalement un financier de l’éducation technologique, c’est probablement une bonne description mais comme j’ai aussi créé cette plateforme il y a une grosse part d’entreprenariat dans mon parcours.
Comment expliquer cette sous-capitalisation ?
Ce n’est pas par manque de rentabilité, il y a de très belles profitabilités dans beaucoup d’entreprises d’éducation. Dans la Edtech, je vous donne une comparaison : les capitaux investis représentent 8 milliards de dollars investis l’année dernière, autant que ce qui a été investi dans l’industrie du gaming, pourtant le secteur de l’éducation fait soixante fois la taille de celle du gaming. Je pense que les temps de développement des acteurs de l’éducation technologique sont des temps longs qui nécessitent un capital patient, qui est parfois peu compatible avec les fonds d’investissement qui ont souvent des cycles à 3,5,7 ans. C’était aussi la logique de notre démarche : créer un véhicule de capital permanent, puisque quand vous êtes listé au NASDAQ, vous n’avez pas du tout de problématique de sortie, la sortie est déjà faite. L’objectif est de créer un lien entre des opportunités de l’éducation de moyen à long terme et un accès permanent aux marchés des capitaux américains, qui sont plus patients et enthousiastes avec l’innovation technologique.
Cela s’explique-t-il aussi parce que les systèmes éducatifs sont différents dans chaque pays et c’est donc peut-être compliqué de générer des économies d’échelle ?
La technologie le permet. Des marques se développent mondialement grâce à la technologie. Aux Etats-Unis, en Chine, il y a beaucoup de capital qui est investi, et notamment en Chine, c’est 30 à 40% d’investissement dans l’Edtech au niveau mondial. Effectivement en Europe, on s’est rendu compte que le système était sous-capitalisé parce que sur la grosse partie du marché concerne le primaire/secondaire, et les approches sont très nationales avec une difficulté pour créer des groupes régionaux voire mondiaux. C’est un peu le drame de l’Europe d’ailleurs, surtout dans le primaire et le secondaire, beaucoup moins au niveau universitaire et encore moins au niveau du corporate training, de la formation.
Quelles sont les places fortes des Edtech ?
Clairement la Chine, c’est de loin le pays qui est à mon sens le plus dynamique. Beijing et Shangai sont les deux villes qui représentent les écosystèmes les plus fournis et les plus dynamiques en termes d’investissement et de start-up Edtech (3000 et 1000 respectivement). Ensuite, évidemment New York et la Bay Area (1000 et 800 start ups edtech) puis l’Europe avec Londres (500 starts ups). Clairement les deux grands marchés sont les Etats-Unis et la Chine. D’ailleurs, quand vous regardez le nombre de unicorn (entreprise valorisée plus d’un milliard de dollars dans ce secteur), elles sont toutes soit américaines soit chinoises et beaucoup sont chinoises. En 2018, l’écosystème chinois edtech a été très actif avec plus de 500 levées de fonds, représentant plus 5M de dollars en 2018 et 14 cotations en Bourse. Le marché Européen représente moins de 10% des transactions. La levée de fonds européenne la plus marquante est celle d’Open Classroom avec seulement 60 M et la seule entreprise européenne cotée en 2018, c’est nous.
Est-ce qu’il y a des différences de stratégies ?
Il y a deux gros marchés. Avoir des entreprises de Edtechs américaines, c’est quand même moins rare. Mais en Chine, la vraie raison, c’est la croyance dans l’éducation comme vecteur de progrès. Les populations asiatiques et notamment chinoise dépensent beaucoup plus en termes d’éducation. Ils ont moins de plateformes de distribution que nous et cela permet d’accélérer la pénétration de ces nouveaux produits. Ce qui n’est pas le cas dans le reste du monde. Le fait d’avoir un duopole Internet et Mobile comme Baidu et Tencent est une clé du succès de l’Edtech chinoise. Cela permet de concentrer les audiences et la distribution de produits Edtech sur un nombre limité de plateforme.
Et la Chine est ouverte à des investisseurs étrangers ?
Oui, très ouverte à des partenariats et notamment sur toutes les marques premium de l’éducation. Il y a par exemple l’école anglaise Eton qui forme les élites anglaises qui a créé, en Chine, Eton X. Dans beaucoup d’entreprises chinoises de Edtech qui ont été cotées on voit des investisseurs internationaux. TAL est un des plus beaux exemples de réussite d’éducation dans le monde. C’est aujourd’hui une star de Wall Street qui représente à la fois le dynamisme de la démographie chinoise mais aussi la transition digitale dans l’éducation. Il y a de vraies opportunités d’investissement en Chine et vice-versa : les Chinois sont des gros investisseurs en Europe et dans le monde, ils rachètent des écoles et investissent dans la technologie.
Tout ceci est assez similaire à ce qu’il se passe avec les investissements vis-à-vis de l’intelligence artificielle. Si on considère les Edtechs comme la matière première de l’économie du savoir comme pouvait l’être l’électricité avec les industries, on se rend compte que l’Asie et, en particulier, la Chine sont des pays plus dynamiques et font des paris plus importants et audacieux que ce qui se fait dans l’Union Européenne. C’est dommage parce que ce sera probablement la clé de l’avantage compétitif des nations d’ici 5 à 10 ans.
Et nous, Français dans cette compétition internationale ?
Nous avons quand même un réseau d’écoles et de lycées français qui a une bonne réputation dans le monde. Quand on sait la valeur que peuvent avoir certains groupes d’écoles internationales, on se rend de la valeur créée par ce réseau d’établissements français. Idem pour le CNED, qui a été un réseau de distance learning avant l’heure. Mais à part quelques cas comme OpenClassRooms qui s’en sort très bien, il n’y a pas encore trop de pépites mais cela dit le marché français est intéressant. Il y a des fonds Edtechs comme Educapital et BrightEye qui se sont créés, le marché bouge. Il y a la filière Edtech France qui se structure, quelques groupes comme Galiléo qui investissent beaucoup dans l’éducation, donc beaucoup d’initiatives. Je suis assez confiant, c’est un bel écosystème.
Est-ce que l’Education nationale est un frein ou un accélérateur ?
C’est une vraie question à laquelle j’ai une vision ambivalente en comparant au marché anglais. Quand vous êtes entrepreneur Edtech, il y a deux scénarios cauchemars :
- Le premier, c’est d’avoir un système très décentralisé (c’est le cas en Angleterre). Pour vendre vos produits edtech, il faut aller voir les écoles une a une, faire du porte-à-porte. Le temps de distribution, le coût du marketing sont très élevés. C’est donc très long, on ne tombe pas forcément sur les personnes les plus à mêmes de prendre les bonnes décisions, qui sont pressées, qui ont d’autres choses à faire parce qu’il n’y a pas de personnes chargées de la Edtech dans les écoles.
- L’autre cauchemar, c’est au contraire un système très centralisé parce que les temps d’adoption sont beaucoup plus longs. Par contre, une fois que vous avez un contrat avec une région ou avec l’Education Nationale, la distribution devient beaucoup plus rapide. Un système centralisé, s’il est ouvert à l’innovation est donc plutôt un avantage. Je ne suis pas spécialiste des initiatives de l’Education Nationale en termes de Edtech mais la structure de marché est plutôt la bonne pour les développer dans les écoles. Il faut qu’elle ait de bons interlocuteurs pour accueillir ces initiatives commerciales des start-up.
Qu’est-ce que vous attendriez de nous, Business School par rapport à votre activité ?
D’abord de venir faire part de votre expérience d’innovation, d’essai de solutions, cela permet un consumer feedback et de comprendre ce qui vous ferait choisir une solution Edtech. Ensuite, c’est peut-être aussi comme le font les universités américaines ou chinoises, participer à des investissements dans l’Edtech même si je sais que vous n’avez pas la même structure de capital que ces dernières.
Et puis de participer avec un esprit ouvert. Je vais prendre l’exemple de YouTube : quand YouTube est arrivé en 2005 sur le marché, les professionnels de la télé et des médias ont tous dit que cela ne fonctionnerait pas : contenu court, jugé médiocre… Aujourd’hui YouTube a plus de revenus publicitaires que n’importe quelle chaîne de télévision ! Je pense que du point de vue de l’industrie et des insiders, il y a toujours ce doute sur ces plateformes, la résistance au changement est forte toute comme dans l’éducation. C’est un autre parallèle. Au début, Education en ligne signifiait « éducation au rabais » et les acteurs de l’industrie ont manqué d’analyse : ils avaient raison sur la mauvaise qualité des premiers contenus mais cela a permis la démocratisation de l’éducation en ligne dans plusieurs pays émergents mais aussi chez des populations qui n’étaient pas forcément des consommateurs directs. Cinq ans plus tard, les contenus de qualité ont progressé, il y a des mécanismes, des certificats. L’écosystème évolue et dans ces cas-là, il vaut mieux être un early adopter, comprendre, s’engager dans l’écosystème et l’innovation plutôt que de refuser le changement. C’est ce que j’attends des écoles de commerce. Je me demande comment ces acteurs peuvent grossir et développer des domaines de compétences très clairs et justement utiliser le digital pour augmenter leur influence.
Un mot sur l’édition 2019 de l’Edtech Europe ? Des nouveautés cette année ?
“ Bigger, greater, better ” comme on dit ! Nous essayons de connecter les écosystèmes, de faire en sorte que des gens qui ne se parlent pas naturellement le fassent : quand vous allez dans nos conférences, vous rencontrerez des professeurs, des investisseurs, des innovateurs, des fondations, des propriétaires d’écoles et d’universités, des ministres de l’éducation. Nous ne vendons pas de solutions mais échangeons sur les grandes tendances, les grandes idées et montrer le top de l’innovation dans le secteur, le tout dans une dimension complètement internationale.
Toute l’année, nous repérerons les leaders de l’industrie et les nouveaux talents. Cette année, deux thèmes nous sont chers — l’année dernière on avait fait un gros focus sur la Chine — l’écosystème en Afrique (Afrique du Sud, Kenya, Nigeria) pour identifier les innovateurs. Nous aurons plusieurs showcases d’innovation africaine et de réussites. Nous sommes heureux de pouvoir l’amener en Europe.
Autre thème central : « learning is the new tech ». Nous pensons que l’éducation, la connaissance seront complètement transversales et un nouveau vecteur d’innovation dans les entreprises. Elles remplaceront la technologie. Comme si la technologie était un mot de l’ancien monde et que le savoir et le Edtech allaient devenir le nouveau mécanisme de croissance et de différenciation dans les organisations. C’est un peu le thème central à notre conférence.
N’y a t-il pas trop d’événements dans ce domaine ?
Il y a de plus en plus de salons pour exposants. Notre conférence EdtechX est dédiee aux décideurs, investisseurs et innovateurs. Le nôtre n’est pas dans une logique commerciale avec des stands et des gens qui vendent des choses. C’est vrai qu’il commence à y en avoir beaucoup. En plus de notre conférence, j’ai créé la London Edtech Week qui permet à d’autres acteurs de ce monde-là de créer leurs propres événements durant cette semaine. On va voir des gens comme Apple, Lego, Google, DropBox, Amazon par exemple pour qu’ils organisent leurs évènements autour d’EdtechX Europe la même semaine ( 17-24 Juin) et utilisent notre plateforme evénementielle. La London Edtech Week permet d’être sûr que vous allez avoir une conférence de qualité mais aussi d’avoir accès à l’ensemble des acteurs des écosystèmes Education et Future of Work. . C’est quelque chose de collaboratif et pas de commercial. On veut juste être agrégateur des initiatives.
Jean- François Fiorina : Quelle est la dernière question que vous aimeriez me poser ?
Benjamin Vedrenne-Cloquet : Qu’est-ce que vous aimeriez que la Edtech fasse pour vous ?
Et bien qu’elle me permette de me développer dans différents domaines : le premier, c’est l’optimisation de l’apprentissage et notamment avec une évolution qui va être importante et qui remet en cause des populations telle que les professeurs, parce que notre métier dans les années à sera d’organiser l’expérience étudiante. Cette expérience, consiste en une partie cours côtoyant nombre d’autres activités.
Ce que j’attends de l’Edtech, c’est à la fois de gérer l’individu dans des groupes, nous avons d’importantes promotions et nous devons faire en sorte que cette expérience soit inoubliable. N’oublions pas que nos étudiants payent des frais de scolarité. Il faut donc que cette expérience soit absolument géniale, vivante et optimisée.
Ma deuxième demande est qu’elle m’aide à créer de nouvelles activités parce que je suis de plus en plus persuadé que notre avenir se situe dans la gestion de différents business modèles tout en participant à différents écosystèmes et différentes alliances. Vous avez évoqué une entreprise que je cite très souvent, que je considère comme étant un de nos concurrents, OpenClassRooms. Je fais souvent le benchmark avec les compagnies aériennes ou les restaurants étoilés : il y a un besoin de diversifier ses activités pour minimiser les risques et se développer. Nous devons atteindre une taille critique. Nous ne pourrons pas y parvenir de manière traditionnelle parce qu’il nous faudra des salles de classes, de professeurs, et nos frais fixes vont croître. Nous aurons besoin de nouvelles activités et ces nouvelles activités vont arriver par la high tech, système est à la fois fascinant et terrifiant.
Ces technologies sont à la fois des accélérateurs et des opportunités mais sont également des concurrentes qui viennent nous challenger sur chacun des maillons de notre chaîne de valeur. La concurrence des établissements est frontale — marque contre marque — alors que maintenant d’autres structures viennent m’attaquer sur la certification, l’accompagnement ou autre. Donc nous devons intégrer tous ces éléments.
Le troisième point au niveau des technologies éducatives qui vont nous aider à nous transformer en entreprises de médias. Nous sommes à l’heure actuelle des écoles mais il y aura des évolutions vers des entreprises de formation et de service. Je pense qu’au vu de l’immense quantité de contenus que nous créons par les rapports de stages, par les exposés des étudiants, par la recherche des profs, par toutes nos publications sur les réseaux sociaux, nous allons devenir des entreprises de médias et nous vendrons du contenu.
Dernier volet : la gestion des écoles étant devenue de plus en plus complexe et technique, je veux trouver des sociétés qui m’aident à gérer de manière encore plus efficace l’école, dans de la production de data, dans de la communication, dans de la production de statistiques également. Nous sommes ultra analysés, audités, nous répondons à je ne sais combien de reportings, de classements et autres, donc j’attends des solutions qui me permettent d’avoir un pilotage très fin de mon institution : expérience étudiante, nouvelles activités dont la production et la vente de contenus et puis le dernier aspect, optimiser la gestion de mon établissement.