Développer la vie de laboratoire en entreprise

Je viens de réaliser une mission auprès d’une équipe projet au sein d’un grand groupe industriel français. Après avoir travaillé pendant plus d’un an sur le développement et le prototypage d’un nouveau produit, les ingénieurs et concepteurs se sont rendus compte que techniquement ils ne parviendraient jamais à se conformer à l’ensemble des contraintes de leur cahier des charges. D’une manière générale, même si le résultat final n’est pas à la hauteur des attentes, c’est tout le processus de réflexion qu’il convient de valoriser : Combien de nouveaux contacts avec des fournisseurs, des clients potentiels, etc. ont été noués ? Dans quelle mesure l’équipe a-t-elle durant la phase projet réussi à enrichir son écosystème ? Même quand la production d’un produit est stoppée, on ne repart jamais de zéro… Pourtant les entreprises ont un mal fou à mettre en valeur les connaissances qu’elles produisent, ce que les anglo-saxons désignent sous l’acronyme KER pour knowledge excess reuse, i.e. la réutilisation d’excès de connaissances.

Ce sont les bases même de l’esprit scientifique qui sont à l’œuvre ici. Bruno Latour dans La vie de laboratoire le raconte bien, la connaissance scientifique avance à coup d’hypothèses qui sont validées ou non par l’expérimentation. Il n’y a jamais en soi de fautes ou d’erreurs, mais simplement des intuitions infirmées ou confirmées par des tests qui peuvent, à partir de là, accéder au statut de lois générales. Or un tel raisonnement est très difficile à tenir en entreprise. Ne serait-ce parce que l’expertise d’un manager se mesure avant tout à la force de ses convictions, alors même que, comme l’affirme Bachelard, les préjugés et les certitudes sont des obstacles à la production de la connaissance.

C’est tout le paradoxe : alors que le management se présente comme une science, il semble extrêmement difficile d’introduire les bienfaits d’une démarche scientifique pour transformer les pratiques managériales. Rien n’est fait, par exemple, pour documenter toute la phase projet alors qu’il est pourtant fondamental de garder une trace de l’ensemble du processus pour espérer apprendre de ses erreurs. Dans beaucoup d’univers de travail, les collaborateurs se réfèrent à des ERP (Enterprise Resource Planning) standardisés sans jamais s’interroger sur la pertinence de tels outils.

Qui dans l’entreprise pose la question de savoir si les indicateurs de gestion utilisés sont les bons ? Qui se demande si les derniers problèmes rencontrés par l’organisation ont été détectés par les tableaux de bord ? Où sont les espaces physiques et virtuels de rencontre qui permettent aux débats de réellement émerger ? Toutes ces questions méritent aujourd’hui d’être prises à bras le corps. C’est pourquoi nous vous proposons de poursuivre la réflexion à travers une série à venir autour de la construction des organisations apprenantes.

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Les vrais enjeux de la professionnalisation

Comment se professionnaliser sans perdre son âme ? Comment parvenir à formaliser un programme de formation tout en gardant la spontanéité des savoir-faire construits par le contact direct avec le terrain ? Dans quelle mesure préserver la précieuse transmission au sein des équipes terrain tout en essayant de la cadrer ? Tel est le dilemme auquel sont souvent confrontées des organisations en pleine croissance. En règle générale, plus le fonctionnement se complexifie, plus les procédures de formation s’institutionnalisent. Or, le risque est alors grand de perdre la richesse des échanges informels qui fonde pourtant les bases d’une culture partagée au sein des équipes.

Au nom d’un objectif de professionnalisation présenté comme impérieux, des bureaucrates en viennent alors à saper toute innovation émanant du terrain. Dans une vision strictement top down, les objectifs de formation se déclinent alors dans la transmission de compétences pré-formatées dont le manque est révélé suite à un rapide entretien avec la jeune recrue. La formation n’est plus déléguée aux acteurs du terrain eux-mêmes mais à des experts de l’intervention qui ont tendance à reproduire toujours les mêmes recettes. Une telle standardisation des process s’oppose au système artisanal de cooptation et aux formes plus traditionnelles de compagnonnage.

La professionnalisation est alors vécue par les acteurs de terrain comme l’assujettissement de leur action à un ensemble de normes qui leur imposent un certain nombre de comportements prédéfinis. Comme l’ont bien souligné Di Maggio et Powell l’organisation perd alors toute son originalité, la conformation à un ensemble de normes mondiales fort contraignantes l’enfermant dans une « cage de fer ». Résultat, la professionnalisation se traduit surtout par un nivellement par le bas où il semble préférable d’être médiocre ensemble que de risquer d’être génial tout seul.

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Petit lexique des idées reçues sur le management

Aujourd’hui comme hier, nous avons tendance à appliquer toujours les mêmes bonnes vieilles recettes. Comme si s’y opposer pouvait nous mettre potentiellement en danger, faute d’avoir un modèle alternatif à proposer. Or il est bien possible de tuer l’entreprise avec les meilleures idées du monde… Et si on osait prendre le temps de penser autrement ?

1/ « Il faut parier sur une économie d’échelle »

On entend souvent dire que plus une entreprise grandit, mieux elle peut répartir ses coûts… et donc croître en retour de façon automatique. Certes, a priori, le raisonnement peut se tenir… mais il peut aussi conduire tout droit à la faillite ! Tout simplement parce que l’accroissement d’activité induit des coûts et des charges qui ne sont pas nécessairement absorbés par l’augmentation attendue du chiffre d’affaires.

2/ « Le contrôleur de gestion doit être un manager opérationnel »

Certes, si le contrôleur de gestion est un homme de terrain il a le net avantage de très bien connaître les enjeux de l’entreprise. Mais en partant de ce présupposé, on a tendance à recruter en priorité des non-professionnels pour occuper cette fonction. Or le contrôle de gestion est un vrai métier, avec ses codes spécifiques, son langage, ses logiques. Imposer un homme de terrain à la fonction de contrôle est donc en soi une absurdité… qui peut conduire à la catastrophe !

3/« Il faut reconstituer le cochon à partir de la saucisse » 

Derrière ce dicton, il y a la croyance qu’il est possible de reproduire, par extrapolation, l’ensemble de l’image de la société à partir de l’analyse d’un simple tableau de bord. Or un tel outil ne produit qu’un modèle simplificateur du système extrêmement complexe qu’est une organisation. Si une représentation simplificatrice de la réalité peut être rassurante, elle n’est pas suffisante pour rendre compte des vraies problématiques auxquelles est confrontée l’entreprise.

4/ « Soyons pragmatiques ! »

Ce mot d’ordre qui encourage à l’action coûte que coûte engage souvent à prendre des décisions alors que les problèmes ne sont même pas posés. A l’inverse, dès que la pensée devient un peu complexe, elle est facilement qualifiée « d’usine à gaz ». Résultat, tout le monde applique la politique de l’autruche et se contente d’agir quitte (surtout) à reproduire les erreurs des voisins !

5/ « On va challenger les assomptions ! »

Encore une fois, l’intention est bonne, mais le programme qu’elle sous-tend est en réalité très ambitieux si on le prend au sérieux. Remettre en cause les allant-de-soi suppose, en effet, que l’ensemble de l’équipe s’engage dans un véritable travail réflexif. Or, au sein des organisations, les espaces qui permettent vraiment d’échanger en toute liberté autour de ses pratiques sont quasi-inexistants. Résultat, on se contente du slogan sans transformer en profondeur l’organisation.

Et vous, quels seraient vos dictons à abattre ?

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Quittons les amphis !

Pour pouvoir espérer mettre réellement le travail au travail, il faut que le lieu dans lequel se déroule la formation soit le plus proche possible des situations d’interactions quotidiennes. Pour des managers, par exemple, le lieu idéal reste la salle de réunion pour pouvoir comprendre le sens des différentes prises de position et faire émerger les véritables problématiques. Pour reprendre les termes de mon collègue Nicolas Go, un programme de formation pour être performant doit reproduire par mimétisme les pratiques de référence. Il faut sortir de la simple scholastique et des beaux power points diffusés dans un amphi qui ont comme effets pervers de saboter toute pensée critique par l’éblouissement même de leur forme. Dans cette configuration, les apprenants sont cantonnés à la position de simple consommateur, certes confortable, mais qui se révèle très pauvre en apprentissages.

Ce qui ne signifie pas, évidemment, que la sortie de l’amphi se solde par la mort du prof, bien au contraire ! C’est à lui que revient, in fine, de faire la synthèse de ce qui a émergé de la situation-crise simulée. La théorie vient alors expliciter les cas pratiques et les situations concrètes, et non s’y substituer de façon surplombante. Le cours doit être conçu comme un moment privilégié d’accélération des prises de conscience. C’est en tous cas le rôle assigné à ce que je désigne avec mon équipe sous le terme de concepts seuil, conçus comme des reformulations théoriques qui aident les acteurs à penser autrement. Un de ces concepts seuils opératoires consiste par exemple à présenter l’organisation comme devant nécessairement être « ambidextre » pour signifier qu’elle doit tenir dans le même temps ce qui relève de l’organisation (pour assurer son quotidien) et de l’innovation (pour imaginer son futur).

Pour développer la capacité des individus à transformer le réel, il importe donc de partir de leurs considérations pratiques. C’est l’essence même d’une approche casuistique qui, en ce qu’elle part de « vrais cas », répond à une nécessité intérieure des acteurs, et non à une simple demande émanant de la direction. Et ce n’est qu’à cette condition qu’il est possible de rendre les apprenants pleinement auteurs de leur formation.

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À quand la mort du cahier des charges de formation ?

Tout programme de formation se présente aujourd’hui comme une traduction d’un cahier des charges établi par une direction des ressources humaines, une direction de la formation ou une université d’entreprise. Or cet écrit est très souvent construit de manière top down à partir d’une anticipation des besoins supposés des futurs participants au programme. Dans ces conditions, le cahier des charges se résume à un listing de critères soit disant objectivables et de contraintes techniques. Avec cette approche standardisée de la formation, on est dans le syndrome du marteau cher à Kathleen M. Eisenhardt, à savoir que chaque problème devient un clou sur lequel on tape en espérant le régler. Quant aux réelles problématiques, elles ne sont jamais vraiment abordées.

Pire, le programme de formation quand il ne prend pas suffisamment en compte le contexte de sa mise en œuvre peut entraîner un réel sentiment de frustration. À titre d’exemple, on peut évoquer ce programme centré sur les pratiques managériales qui a été vendu à des responsables pédagogiques d’une école à la recherche d’outils pour animer une équipe d’intervenants extérieurs. Or à défaut d’avoir été pensée au plus proche des besoins des collaborateurs, la formation s’est révélée complètement dés-ajustée à leur réalité quotidienne. Et pourtant, tous attendaient beaucoup de cette formation.

Il est ainsi légitime de se demander à quel moment les participants expriment aujourd’hui réellement un désir de formation singulier? De même qu’il n’est plus à prouver les effets bénéfiques du « renversement » dans la production de connaissances, via par exemple le dispositif de la classe inversée, il serait bénéfique de renverser enfin la manière dont on établit le diagnostic de la demande de formation. Dans cette perspective, les outils technologiques peuvent faciliter la mise en œuvre d’une procédure de co-construction de la formation avec les participants en leur offrant la possibilité d’exprimer leurs attentes concrètes. Le processus pourrait alors être vraiment bottom-up et s’affranchir de tout cahier des charges préétabli.

Un tel retournement de perspective supposerait certainement aussi de réorganiser le marché foisonnant des prestataires. Aujourd’hui, le plus souvent, ce n’est pas le même prestataire qui établit le diagnostic et qui dispense une formation. Tout le système est basé sur de la mass-customisation, c’est-à-dire qu’on essaye de vendre du sur-mesure à partir de modèles standard. Or s’il revenait au même acteur de procéder au diagnostic clinique de la situation et de prendre ensuite en charge la formation, on pourrait espérer être au plus près des besoins des participants. On gagnerait ainsi tout à la fois en pertinence et en coûts de transaction. Tel pourrait être mon plaidoyer en ce début d’année pour que cesse (enfin !) le gâchis des formations mal ajustées.

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Vers une parole libre en entreprise?

Comme je l’ai déjà évoqué, notre petite équipe de recherche s’est spécialisée dans la création de cartes heuristiques qui modélisent les enquêtes qu’elle mène in situ en entreprise. Il s’agit ainsi, par exemple, de produire une carte donnant forme aux avis des salariés sur le plan de formation déployé en interne dans leur groupe ou sur la manière dont ils décryptent le processus de décision, etc. D’une manière générale, l’originalité de la démarche tient dans le fait que nos outils d’analyse s’adaptent au plus proche des contextes spécifiques étudiés. Dans cette perspective, la valeur ajoutée de ces approches réside moins dans l’outil que le processus qui permet l’autorisation d’une parole authentique.

Concrètement, il est ainsi possible de faire apparaître des nuages de mots, ou mieux encore des réseaux sémantiques qui reflètent, tel un miroir déformant, la pensée dominante au sein de l’organisation. Or, les managers ont souvent un premier réflexe déceptif quand ils découvrent nos cartes et nos réseaux et assurent n’y découvrir que ce qu’ils avaient déjà pressenti. Mais derrière la déception, se cache, me semble-t-il un constat beaucoup plus radical et qui s’explique en partie par le fait que la parole n’est pas libre en entreprise. Ou pour le dire autrement, quand on demande à des individus de s’exprimer librement… ils se retrouvent finalement tous à dire la même chose, pris dans l’imaginaire social, et peu capables de s’en rendre compte. Sauf à être, comme avec nos cartes, confrontés au miroir réflexif de leurs représentations.

Ce phénomène s’explique à la fois par une forme évidente d’auto-censure (reflet de la peur d’une sanction prise par la hiérarchie), mais il renvoie surtout à l’incorporation d’un ensemble de normes et de discours dominants. On se situe alors au-delà de l’action coercitive du chef : il n’est même plus possible de penser autrement. On parle beaucoup d’intelligence collective, mais on est surtout confronté à des formes d’apathie collective.

Le salut pourrait venir, comme souvent, des marges. Nos approchent permettent de se concentrer non pas sur les mots les plus répétés, mais sur ceux prononcés un tout petit peu par tout le monde. Il s’agit ainsi de repérer les mots qui s’écartent du réseau central et qui constituent autant de signaux faibles à prendre au sérieux en ce qu’ils expriment l’envie de faire et de penser autrement. Gary Hamel dans La fin du management. Inventer les règles de demain assurait que l’organisation devait avant tout être fédératrice de passion. Aider les entreprises à sortir de la pensée mainstream me semble en la matière constituer un bon aiguillon du désir !

 Jaccard

[Cliquez pour obtenir le PDF]

Légende : Exemple de carte. Celle-ci repose sur la mobilisation de l’indice mathématique, dit indice de Jaccard. Elle est intéressante car elle souligne les liens logiques qui s’établissent entre des clusters sémantiques, c’est-à-dire des ensembles de mots différents. Elle a été réalisée en septembre 2015 par Florian Mascio à partir des mots qui bruissent dans les billets que j’ai publiés dans ces colonnes semaine après semaine.

 

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Écrire pour mieux se dire

Il est un fait indéniable que les ateliers d’écriture se développent dans les entreprises. Des romans sont même sortis de ce type d’expérience. Je pense, par exemple, à cet objet hybride qu’est Daewoo de François Bon. S’il est devenu si important aujourd’hui de prendre le temps d’écrire en entreprise, c’est que ce type d’activité permet de suspendre l’urgence de l’action. Mais l’exercice ne va pas de soi et mérite d’être accompagné.

Il n’est en effet pas si aisé de passer de la position d’agent à celle d’auteur. Or l’écriture, par le processus d’itération qu’elle suppose, permet d’expérimenter très concrètement une forme d’autonomie. Le passage par l’écriture constitue en effet un redoutable juge de paix. Il n’y a qu’à entendre les discussions qui émergent dans les ateliers d’écriture que nous organisons en entreprise. Ces débats sont souvent inédits, au sens propre de « qui n’ont jamais été énoncés ». Il est enfin possible de sortir du cadre formel dans lequel se disent habituellement les choses.

Le début du récit tient souvent dans la narration d’une anecdote. Mais à force de demandes de précisions et de détails émanant du reste de l’assemblée (une vingtaine de personnes en général), la situation devient plus complexe. C’est là aussi où le chercheur a pleinement un rôle à jouer en favorisant la problématisation. Il s’agit progressivement de passer de l’ordre du « comment » à celui du « pourquoi ».

Or je fais le pari, avec d’autres, que ce type d’exercice a des effets au-delà du strict cadre de l’atelier. Il pose en effet comme essentiel le détour par l’écrit pour prendre le temps de mieux (s’)analyser.

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À quoi servent les questionnaires en entreprise ?

À rien ou presque. Et pourtant, les salariés n’ont jamais été autant sondés. Avec le double objectif annoncé d’améliorer les conditions de travail en interne, et surtout de pouvoir participer à ce benchmarking mondial qui entend aujourd’hui définir les meilleures façons de faire. Et voilà que nous sommes abreuvés de classements de type Global Employee Survey, The best place to work, etc. Mais ces sondages nous en apprennent finalement que très peu sur la vie réelle des entreprises. D’abord, parce qu’ils sont construits sur des catégories standard, génériques ; et, ensuite, parce qu’ils se sont routinisés. Les répondants eux-mêmes s’y soumettent de façon automatique.

Le problème réside donc à la fois dans le fond et dans la forme. Ainsi, aujourd’hui quand une entreprise s’ingénie à améliorer sa démarche qualité, son premier réflexe est de mettre en place des audits sans vérifier la pertinence ni de la méthode, et encore moins du diagnostic. La prise en compte de la démarche qualité est alors simplement mesurée en nombre d’audits effectués dans l’année ! Et ce type de démarche ne date pas d’hier. Chez l’un de mes précédents employeurs, lorsque que je devais veiller à l’amélioration de la qualité de mes fournisseurs, ma mission se résumait souvent à « aller sur site ». La visite avait alors force de preuve que « quelque chose avait été fait », sans que jamais les méthodes de travail ne soient analysées en profondeur.

Or, c’est bien là tout l’enjeu : trouver des outils qui permettent tout à la fois d’aborder un large spectre de problèmes tout en analysant finement chaque situation. Pour y parvenir, il me semble utile de revenir à une approche ethnographique associant à la fois des temps d’observation et des situations de face-à-face. Il s’agit ainsi de mener des entretiens exploratoires auprès d’un échantillon d’acteurs représentatifs des problématiques de l’entreprise pour construire des catégories d’expérience qui soient pertinentes pour mener une analyse à plus grande échelle. Le recours à une telle méthode permet de sortir du produit standard et surtout d’élaborer une grille d’analyse qui prenne en compte les spécificités du contexte.

La modélisation des réponses recueillies constitue ensuite une base solide pour ouvrir une nouvelle phase de discussion. Un tel protocole d’enquête est là encore calqué sur le modèle de la recherche scientifique qui, par définition, est constitué d’aller-retour entre le terrain et la théorie. L’un nourrissant l’autre, et réciproquement. Bien au-delà des outils technologiques, il s’agit donc de plaider pour la mise en œuvre d’une forme de technologie sociale nourrie de la réflexivité que sous-tend toute posture de recherche.

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Quand le mot problème… pose problème

Aujourd’hui, il semble désormais devenu impossible de prononcer même le mot « problème » en entreprise. Quand, en tant que chercheurs ou consultants, nous intervenons dans une organisation, nous sommes ainsi contraints d’emprunter des détours linguistiques, et de parler plutôt de « symptômes », voire de « difficultés ». D’une manière générale, il est plus aisé de présenter d’abord des solutions, pour parler en creux de ce qui ne va pas.

Résultat, quand le problème est enfin évoqué, c’est souvent quand c’est trop tard, quand plus rien ne peut être fait pour le résoudre, lors de séances post-mortem, pointant au pire les responsabilités de chacun, au mieux évoquant les leviers de changement à activer la prochaine fois. Ce type de raisonnement est complètement opposé à celui qui définit la recherche. Pour le chercheur, en effet, il n’y a jamais d’erreur en soi : quand l’expérience ne marche pas, il s’agit avant tout de revoir les hypothèses et de partager avec la communauté, le work in progress de ses résultats. La formulation d’une problématique en recherche permet ainsi toujours théoriquement de développer d’autres compétences.

Pourquoi ne pas imaginer, de la même manière, qu’il soit possible en entreprise de partager autre chose que des expériences positives ? Comment, en d’autres termes, institutionnaliser une sphère d’échanges de problèmes ? Je pense que les outils technologiques pourraient, en la matière, nous être fort utiles. En effet, il semblerait tout à fait envisageable – à condition, bien sûr, qu’il soit porté par une volonté – de mettre en œuvre un système informatique permettant facilement à chaque opérationnel de décrire finement son problème. Il serait alors possible de publier ces éléments de façon anonyme pour que personne ne soit nommément mis à défaut et ainsi créer des communautés de pratiques en sortant de l’erreur attributive (qui contribue tant à entretenir l’omerta au sein de l’entreprise !).

Ce type d’outil pourrait aussi encourager des formes d’entraide formelle et informelle. On pourrait même penser à souligner l’implication de tel collègue dans la résolution d’un problème par un système de récompense (sous forme, par exemple, de « like »). De telles situations de solidarité sont en effet encore trop rarement encouragées en entreprise, alors qu’il serait pourtant si utile de repérer et de gratifier ces talents. Car ce sont bien eux les managers pédagogues dont il s’agit de détecter les capabilités en marge des organigrammes formalisés.

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Manifeste pour une technologie du dissensus

Pourquoi est-ce si difficile aujourd’hui, en entreprise, de sortir de « routine island » ? De s’extraire de cette zone de confort, qui sans être de tout confort, loin de là, reste néanmoins une position rassurante ? Et ce n’est pas faute d’envoyer les managers opérationnels en formation. Nous sommes même actuellement dans un tel régime de « formobésité », que plus personne ne sait vraiment pourquoi il suit telle ou telle formation et quel bénéfice il peut en tirer.

Or, pour être efficace, un programme de formation doit partir d’un diagnostic individuel. J’aime bien dire qu’il faut avant tout s’intéresser à ces « petits cailloux dans la chaussure », ceux qui n’empêchent pas forcément d’avancer mais qui, à force, deviennent handicapants. Et, en cela, les outils technologiques peuvent nous aider à individualiser tout à la fois l’offre et la demande. J’aime bien le mot de mon ami et collègue François Taddei qui parle de « maïeutech » pour désigner la manière dont le recours à la médiation d’un outil technologique peut aider à faire émerger la parole.

Dans les années 1960, James March, grand théoricien et spécialiste de l’étude des systèmes organisés, s’alarmait de l’introduction de la technologie dans les entreprises estimant que le recours systématique à des solutions standardisées risquait de tuer cette part de folie dans la décision humaine qui est pourtant vitale pour innover, créer, se renouveler. Il appelait alors de ses vœux l’émergence d’une « technologie de la folie ». La remarque a le mérite de nous inviter à une salutaire vigilance.

En redisant d’abord, bien sûr, que ces outils ne sont que … des outils ! Et qu’ils ne sont donc efficaces qu’en complément d’un accompagnement humain. C’est vrai, par exemple, des cartes heuristiques avec lesquelles nous travaillons en entreprise. Leur objectif est de représenter graphiquement les données recueillies au sein d’une organisation sous forme de mots, de questions, d’avis (voir un exemple ici). Ces cartes font émerger des problèmes qui n’auraient pas forcément été perçus autrement (comme par exemple, de voir que, dans tel contexte, le mot « contrat » n’est pas relié avec celui de « risque », contrairement à ce que tout le monde aurait pensé). Non seulement, ces cartes rendent donc visibles et intelligibles des constats, mais surtout elles projettent des dissonances cognitives, jouent le rôle d’élément abrasif au sein d’une organisation où tout semble trop souvent aller-de-soi.

Mais, bien sûr, le moment le plus fondamental reste toujours le moment du débriefing, de l’explicitation. Les cartes ont alors la vertu de jouer un effet de médiation symbolique : c’est la carte – et les constats qu’elle révèle – qu’on juge, et pas les chercheurs, ni les opérationnels qui fixent les diagnostics. Gageons que le bon usage d’une telle technologie du dissensus puisse un jour nous aider (enfin) à sortir de routine island !

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