L’une des originalités de la démarche défendue au sein du CIRPP est de transposer des modèles pédagogiques innovants, notamment celui de la pédagogie coopérative issue de la pensée de Célestin Freinet, dans l’enseignement supérieur. Une vraie réflexion s’est ainsi développée en étroite collaboration avec Nicolas Go pour transposer cette démarche notamment dans les formations de management. Les principes qui sont au fondement de la pédagogie coopérative complexe sont très proches des situations de management qui ont cours dans l’entreprise. Mais défendre une telle posture dans l’institution scolaire suppose de créer une double rupture avec le paradigme éducatif traditionnel (*).
Il s’agit d’abord de bien faire la différence entre coopération et collaboration, car s’il est possible de collaborer avec ses ennemis, les deux parties y trouvant un intérêt, il est impossible de coopérer. Coopérer avec autrui suppose en effet la mise à plat du système de valeurs défendu par chacune des deux parties, le mot « valeur » étant entendu en son sens étymologique de « ce que ça vaut ». Dans le cadre de la classe, l’enseignant et les élèves doivent ainsi questionner ce que « vaut » le travail réalisé ensemble vis-à-vis des enjeux de notre société. Dans mes cours de management dispensés l’ESCP Europe, j’essaye par exemple de réfléchir avec mes étudiants sur le sens que peut avoir un module de 30 heures sur le contrôle de gestion. Je les aide à comprendre dans quelle mesure cette discipline, qu’ils abordent rarement avec le même enthousiasme que moi, permet de mieux comprendre le monde. Une fois cela acquis, on peut commencer à coopérer et l’ambiance dans la classe devient tout autre. Deux types de démarche doivent se mettre en place et se compléter, celle qui consiste à créer une discussion au sein d’une communauté de recherche reposant sur le partage d’un « vivre ensemble » et celle qui consiste à créer les conditions d’une conversation permanente avec soi-même dans une visée émancipatrice (les Grecs parlaient de « Prosoché », le souci de soi).
La deuxième rupture que suppose la pédagogie complexe coopérative avec le paradigme traditionnel est encore plus radicale. Il s’agit en effet de repenser en profondeur la relation maître/élève et de renoncer à la posture peu efficiente du « maître explicateur » au profit de celle du « maître émancipateur ». L’élève devient alors « coauteur » de son processus d’apprentissage. À l’image de ce qui se passe au sein de l’entreprise où le savoir n’est pas la propriété exclusive d’un individu mais bien le résultat d’une co-construction en fonction des compétences de chacun, le maître doit accepter, au sein de sa classe, de déléguer auprès des élèves une partie de la responsabilité de l’étude et de l’apprentissage.
La défense d’une telle approche passe par la mise en place très concrète de dispositifs coopératifs au sein de la classe. On peut citer, par exemple, le fait d’instituer à chaque début de cours un moment à part (nommé « entretien ») pris en charge par un étudiant. Celui-ci doit présenter à ses camarades et à l’enseignant, un sujet ayant une valeur culturelle et affective forte. C’est un espace qui doit permettre l’émergence d’une parole singulière, personnelle. Il est en effet important que le manager apprenne à exprimer quelque chose de l’ordre du sensible. Ensuite, chacun doit aller à son rythme et pour se faire, établir un plan de travail personnel qu’il s’engage à respecter pour organiser son travail.
Le cours se construit alors progressivement au gré des interrogations de chaque élève. Cela suppose de passer d’une approche purement disciplinaire, à une démarche soucieuse de créer des liens entre les disciplines (interdisciplinarité), voire de regarder au-delà d’elles (transdisciplinarité). Le sujet, et donc le cours, peut alors circuler entre les disciplines et les enseignants : « Hier, on a travaillé sur tel sujet en cours de management… mais ça pose tel problème de finances, pouvez-vous nous éclairer ? ». Une telle révolution dans les pratiques créé de l’incertitude et nous avons coutume de dire qu’il faut alors accepter en tant qu’enseignant de mettre sa vie en chantier. Et ce qui est difficile à accepter pour une équipe enseignante l’est tout autant, voire plus, pour une institution. Mais ce n’est qu’au prix d’une mise en danger audacieuse qu’on avance. Les entreprises, elles, l’ont bien compris. A nos écoles de management, aujourd’hui, d’oser le changement !
(*) Tous ces thèmes sont développés dans ce livre Oser la pédagogie coopérative complexe, éd. Chronique sociale,
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