Je constate que de plus en plus de collègues militent pour ce qu’on pourrait appeler une « pédagogie hors-les-murs » ou une « pédagogie du détour ». Confrontés aux questions de plus en plus pressantes et très pertinentes des étudiants de cette fameuse génération Y (« why ») qui questionnent d’abord le « pourquoi » des choses avant le « comment », des enseignants estiment, à raison, que sortir de l’école permet de donner du sens et de la valeur aux apprentissages. L’enjeu est alors de réussir à problématiser les connaissances et de confronter les savoirs hérités et institutionnalisés au réel pour ne pas en rester à un niveau trop superficiel.
J’aime bien faire résonner cette étymologie un peu fantasmée du mot « ex-péri-menter » comme l’articulation de trois mots « ex » pour « sortir » ; « péri » pour danger ; « menter » pour mental. « Expérimenter », c’est alors bien cette mise en danger qui permet d’apprendre. Pour reprendre les mots de mes collègues Christian Schmidt et Marie-José Avenier, il s’agit de « générer des savoirs de l’action et les transformer en savoirs pour l’action », de modéliser des savoirs à partir de l’expérience afin de pouvoir les remobiliser pour mieux comprendre et appréhender une situation. Dans un monde marqué par tant d’incertitudes, il s’agit d’être capable de faire perpétuellement l’aller retour entre l’analyse et l’expérience. Nous sommes ici en train de développer des méta-compétences cruciales pour permettre à nos jeunes de réinventer le monde de demain. Le rôle du professeur tient alors précisément à apprendre à l’élève à mobiliser les savoirs hérités pour comprendre une situation vivante. L’un ne doit jamais aller sans l’autre, même si réaliser ce tissage n’a rien d’évident.
Pourtant, bien souvent, l’acte pédagogique semble s’arrêter au seul fait de sortir de la classe. Même si nous apprécions que le « détour » ait sa valeur propre, celle d’un temps de vide, de ralentissement dans des maquettes pédagogiques souvent trop chargées, si l’on veut créer des connaissances à partir d’un détour il faut se mettre au travail : le « détour » ne vaut que s’il est analysé en retour. L’expérientiel, seul, ne suffit pas. Toutes les étapes doivent être questionnées : du choix de la destination à l’analyse de la situation. Quelle expérience dois-je vivre pour acquérir des savoirs importants pour moi ? Qu’est-ce que je peux tirer de l’expérience présente pour m’aider à anticiper les expériences futures ? C’est trop souvent le pédagogue qui définit pour sa classe le détour, souvent en lien avec ses propres centres d’intérêts. Développer la capacité chez nos étudiants à anticiper le type d’expérience qu’ils pourraient vivre pour permettre en eux l’émergence de telle ou telle compétence serait formidable.
Deux exemples me semblent constituer une illustration réussie de ce nécessaire aller-retour entre l’expérience et son analyse réflexive. Il faut citer d’abord, la refonte du programme de MBA à Harvard, en réponse certes tardive à la critique jetée en 1996 par Henry Mintzberg publiée en français sous le titre Des managers, des vrais ! Pas des MBA : Un regard critique sur le management et son enseignement. C’est le professeur Daniel Garvin qui a proposé avec ses collègues de la HBS d’ajouter dans le programme du MBA un dispositif décliné sous l’intitulé FIELD, pour Field Immersion Experiences for Leadership Development. L’un des points d’orgue de la formation est l’immersion des étudiants dans des projets d’entrepreneuriat social partout dans le monde pendant quelques semaines durant lesquelles ils doivent mener à bien un projet entrepreneurial.
Autre exemple, l’expérience menée dans le cadre de la Chaire HEC-Polytechnique-Renault-Nissan en Management interculturel par Eve Chiapello et Eric Godelier. Pendant trois mois, les étudiants venant d’horizons culturels différents recevaient des cours d’ethnographie et d’anthropologie, avant de partir directement en Inde expérimenter la mise en place d’un outil de gestion spécifique dans un environnement interculturel. Ce type de démarche permet de questionner les impensés théoriques et pratiques posés par l’interculturalité.
Nombre d’autres expériences de ce type existent ailleurs dans nos établissements… A chaque fois, elles reposent sur la forte implication conjointe des profs, des élèves, des partenaires et de l’institution. Preuve que la sortie de la classe n’est pas qu’une simple ouverture sur le monde… mais bien par une autre façon de l’appréhender. Ce qui nécessite aussi pour « déplier » les acquis de l’expérience de prendre son temps.